Le projet israélien de construction d’un État s’effiloche de l’intérieur

Au moment où Israël célèbre son 75e anniversaire, le projet de construction de l’État élaboré en 1948 en expulsant 750 000 Palestiniens de leur patrie montre ses premiers signes d’effilochage.

 

Le projet israélien de construction d’un État s’effiloche de l’intérieur :  Un canon à eau de la police cible les manifestants sur l'autoroute Ayalon, à Tel Aviv. Des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans la rue après que le Premier ministre Benjamin Netanyahu a limogé le ministre de la Défense Yoav Gallant, après qu'il ait appelé à suspendre la réforme judiciaire prévue par le gouvernement, 26 mars 2023

Un canon à eau de la police cible les manifestants sur l’autoroute Ayalon, à Tel Aviv. Des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans la rue après que le Premier ministre Benjamin Netanyahu a limogé le ministre de la Défense Yoav Gallant, après qu’il ait appelé à suspendre la réforme judiciaire prévue par le gouvernement, 26 mars 2023 (Photo : Oren Ziv)

Jonathan Cook, 17 mai 2023

 

Légende photo : Tel-Aviv, 1er avril 2023. Une manifestante brandit une pancarte hostile au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou lors d’une marche contre le projet de réforme judiciaire du gouvernement. (Photo : AFP)

La surprise, c’est que les déboires d’Israël ne viennent pas, comme l’avaient craint des générations entières de ses dirigeants, de forces extérieures – ni d’une attaque combinée des États arabes ni de pressions de la part de la communauté internationale – mais de ses propres contradictions internes.

Les dirigeants israéliens ont créé les problèmes mêmes et il est on ne peut plus évident qu’ils n’ont pas actuellement les outils nécessaires pour les résoudre. C’est sous ce jour qu’il conviendrait de comprendre les bombardements de Gaza commandés tout récemment par le Premier ministre Benjamin Netanyahou et qui ont tué des douzaines de Palestiniens. C’est un signe de plus de la crise interne d’Israël.

Une fois encore, les Palestiniens sont utilisés dans une tentative effrénée de consolider une unité « juive » de plus en plus friable.

Le problème à long terme d’Israël est souligné par l’impasse actuelle et amère à propos du plan de Netanyahou en vue d’une prétendue refonte judiciaire. La population juive israélienne est divisée par le milieu, et aucun camp n’est disposé à reculer.

Justement, chacun perçoit la confrontation en termes d’affrontement de somme zéro.

Et, derrière tout cela, un système politique en paralysie quasiment constante, dans lequel aucun camp de la division n’est en mesure de remporter une majorité stable au parlement. Israël est désormais embourbé dans une guerre civile permanente de bas niveau.

Pour comprendre comment Israël en est arrivé là où jusqu’où cela pourrait le mener ensuite, il faut creuser dans l’histoire de l’origine du pays.

 

Une histoire avec une morale

Le discours officiel dit qu’Israël a été créé à partir d’une nécessité : celle de servir de havre de protection pour les juifs qui fuyaient des siècles de persécution et les horreurs des camps nazis de la mort, en Europe.

L’épuration ethnique des Palestiniens qui en a résulté et l’oblitération de centaines de leurs villes et villages – ce que les Palestiniens appellent leur Nakba, ou « catastrophe » – ont toutefois été transformés en mythes ou présentés simplement comme des actes désespérés d’autodéfense de la part d’un peuple très longtemps victimisé.

Cet acte colossal de dépossession, aidé et favorisé par les puissances occidentales, a été réinventé pour leurs publics mêmes sous forme d’une simple histoire accompagnée d’une morale, une histoire de rédemption.

La création d’Israël n’a pas seulement été une occasion pour le peuple juif d’obtenir son autodétermination via la création d’un État de façon à n’être plus jamais persécuté désormais. Les juifs allaient également construire un État à partir de zéro et cet État allait proposer au monde un modèle plus vertueux de la façon dont il convient de vivre.

Ceci a été exploité de façon précise, voire de façon subliminale, en une conception dérivée du christianisme occidental qui ressemblait à la Terre sainte en vue du salut.

Les juifs allaient restaurer leur lieu « en tant que lumière à l’adresse des nations » en « rachetant » la terre qu’ils avaient volée aux Palestiniens et en proposant une voie via laquelle les Occidentaux allaient pouvoir se racheter eux aussi.

Ce modèle fut incarné par le kibboutz – des centaines de communautés agricoles affamées de terre et exclusivement juives bâties sur les ruines des villages palestiniens. Là, une forme strictement égalitaire de vie allait permettre aux juifs de prospérer en travaillant la terre afin de la « judaïser », en la dépouillant de toute souillure arabe persistante. Des milliers et des milliers d’Occidentaux se précipitèrent vers Israël comme volontaires dans les kibboutzim afin de participer à ce projet transformatif.

Mais l’histoire officielle n’a jamais été davantage qu’une astuce de relations publiques. Il n’y avait rien d’égalitaire ou de rédempteur dans les kibboutzim, pas même pour les juifs qui vivaient dans le nouvel État d’Israël.

Ce fut en fait une façon avisée pour les dirigeants d’Israël de déguiser le vol massif de terres palestiniennes et d’enraciner une nouvelle division religieuse et ethnique de classes entre les juifs.

 

La hiérarchie des privilèges

Les fondateurs d’Israël provenaient en très grande majorité de l’Europe centrale et de l’Est. David Ben-Gourion, le tout premier Premier ministre d’Israël, était un immigré venu de Pologne. En Israël, ces Juifs européens étaient appelés les ashkénazes. Ils fondèrent le système des kibboutzim et gardèrent ces communautés fortifiées – qui allaient plus tard servir de modèles aux colonies dans les territoires occupés – largement inaccessibles à tous ceux qui n’étaient pas du même monde.

Les kibboutzim étaient littéralement des communautés fermées, dans lesquelles des comités de contrôle décidaient de qui pouvait y vivre pendant que des gardes armés se tenaient à l’entre afin de tenir tous les autres dehors. Cela voulait surtout dire les Palestiniens, naturellement, mais aussi les juifs des pays du Moyen-Orient qui avaient été recrutés – à contrecœur – par l’élite ashkénaze, durant les années 1950, pour la nouvelle guerre démographique de l’État juif contre les Palestiniens.

Ces « Juifs arabes » étaient identifiés en Israël sous le terme de « mizrahim », un terme qui les dépouillait utilement de leurs identités originales – en tant qu’Irakiens, Marocains ou Yéménites, par exemple – et les fondaient tous ensemble dans une seule et même caste les différenciant des ashkénazes. Aujourd’hui, les mizrahim constituent environ la moitié de la population juive d’Israël.

Les kibboutzim étaient non seulement des endroits où la vie était agréable, avec leurs larges espaces au profit des habitations et des jardins, mais ils étaient des foyers de formation d’une nouvelle élite ashkénaze disciplinée et ascétique : les rangs supérieurs de l’armée, une large part de l’administration gouvernementale, la classe des affaires et le monde de la justice.

Cette élite, qui avait le plus à perdre dans la lutte des Palestiniens contre le vol de leur patrie, utilisait le système scolaire pour intensifier le « nationalisme juif », antipalestinien et anti-arabe qu’était le sionisme.

Et, par crainte que les Juifs des États arabes ne développent leur affinité avec les Palestiniens et ne s’allient avec ceux-ci, l’establishment a cultivé chez les mizrahim une forme de sionisme qui requérait de haïr leurs propres contextes culturels, linguistiques et nationaux.

Les ashkénazes dominaient tous les niveaux de la société israélienne, alors que les mizrahim étaient souvent traités avec mépris et racisme, et davantage cantonnés dans des emplois subalternes.

Les ashkénazes comptaient bien acheter les mizrahim en les opposant directement – tout en leur accordant une place supérieure – aux Palestiniens sur le plan des ressources. Néanmoins, bien que certains mizrahim aient finalement pu accéder aux classes moyennes, cette hiérarchie du pouvoir a alimenté un important ressentiment au sein de la deuxième et la troisième générations de mizrahim.

Elle a aussi solidifié une division politique, entre le parti travailliste, qui avait fondé Israël et était perçu comme un parti ashkénaze des privilégiés, et son principal rival, le Likoud, considéré comme la voix des mizrahim opprimés.

 

L’exploitation des griefs

Netanyahou, qui a été Premier ministre Likoud à diverses reprises depuis 1996, a très bien compris cette division, même si lui-même est ashkénaze. Au fil des années, il a fini par apprécier au plus haut point l’instrumentalisation à son propre avantage de ces ressentiments historiques des mizrahim.

Les manipulations politiques de Netanyahou et son exploitation des griefs des mizrahim sont à placer en ligne avec le succès du milliardaire Donald Trump dans l’exploitation des ressentiments de la classe ouvrière blanche via la campagne de « Restauration de la grandeur de l’Amérique ».

Le Likoud et ses alliés religieux de l’extrême droite ne se sont pas investis dans la réforme judiciaire uniquement afin de garder Netanyahou hors de prison dans le cadre de son procès pour corruption. Il leur est facile de noircir la haute magistrature en place du fait que ce groupe privilégié et non élu de personnes nommées, constitué en grande majorité d’ashkénazes, a en fin de compte le pouvoir de trancher dans des questions qui, en même temps, protègent les privilèges de ashkénazes et sont aujourd’hui perçus comme critiques envers l’identité mizrahie.

Récemment, un universitaire mizrahi a exprimé certains des griefs historiques de la communauté à l’encontre des tribunaux, y compris dans les questions de logement, avec le recours à des expulsions injustifiées de mizrahim dans le but de gentrifier des quartiers de centre-ville ; le mystère perpétuel à propos de la disparition de plusieurs milliers de bébés mizrahim dans les premières années de l’État, sans doute pour qu’ils puissent être secrètement adoptés par des couples ashkénazes sans enfants ; l’envoi forcé d’enfants mizrahim dans des pensionnats, une politique similaire à celle utilisée contre les aborigènes australiens et les Américains autochtones ; et les confiscations régulières de propriété par des tribunaux de recouvrement spéciaux qui ciblent les communautés mizrahim grevées de dettes.

Pour bien des mizrahim, la haute magistrature symbolise l’injustice de la division par classes, religions et ethnies des Juifs d’Israël et le dénigrement de ses membres constitue pour l’extrême droite la façon la plus facile de s’étendre et de mobiliser davantage encore ses principales circonscriptions électorales.

Les actuelles protestations dans les grandes villes d’Israël sont vraiment ce à quoi elles ressemblent : une bataille autour de qui dominera l’arène publique. Les mizrahim ne sont plus disposés à se laisser repousser à l’arrière-plan.

 

Des colons zélés

L’occupation par Israël des territoires palestiniens en 1967 et la vague de peuplement qu’elle a déclenchée a encore accru la complexité de ces processus sociaux et économiques en cours, intensifiant par la même occasion le fanatisme religieux et le nationalisme antipalestinien.

Le projet de peuplement fut initié par les dirigeants ashkénazes du parti travailliste, mais il ne tarda pas à être identifié comme un programme politique du Likoud.

Ceci, en partie du fait que l’élite laïque ashkénaze n’était guère motivée à diriger elle-même la vague de peuplement contre les Palestiniens en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza. Cette classe dirigeante était installée en toute sécurité dans le confort de son existence marquée par la réussite à l’intérieur même des frontières internationalement reconnues d’Israël.

Ainsi donc, la « piétaille » du peuplement – contrairement aux « pionniers » des kibboutzim – était souvent recrutée dans les communautés marginalisées : les mizrahim, les fondamentalistes religieux connus sous le terme de « haredim » (répartis en aile ashkénaze et aile mizrahie), et une vague ultérieure d’immigrants russophones en provenance de l’ancienne Union soviétique.

Un incitatif économique résidait dans le fait que des terres et des logements bon marché étaient disponibles, dans les colonies. Les maisons étaient spacieuses et de prix abordable parce qu’elles étaient construites sur des terres volées aux Palestiniens.

Les colonies pouvaient également s’étendre sans qu’il en coûte : il suffisait aux fonctionnaires israéliens d’imposer une ordonnance militaire en vue d’expulser des Palestiniens, ou de la déléguer aux colons mêmes, leur permettant ainsi de terroriser les Palestiniens dans le but de les faire déguerpir.

La chose était censée refléter l’expérience ashkénaze après la Nakba, quand des familles avaient acquis de vastes étendues de terres de Palestiniens qui avaient fait l’objet d’un nettoyage ethnique.

 

Une victoire miraculeuse

Il fut bien plus difficile, toutefois, d’endiguer les impulsions religieuses coïncidant avec la vague de peuplement dans les territoires occupés et les réticences qui en résultèrent à sceller des compromis territoriaux avec les Palestiniens.

La victoire d’Israël en 1967 contre ses voisins arabes et l’occupation qui suivit de la Cisjordanie et de Jérusalem – avec leurs nombreux sites étroitement associés à la Bible – ont été facilement interprétées, même par des personnes au contexte religieux le plus modeste, comme un miracle, une reconnaissance divine du droit du peuple juif à coloniser des terres palestiniennes supplémentaires – ou à « revendiquer un droit de naissance biblique ».

Les colonies furent souvent établies à proximité de sites à la signification biblique, comme une façon d’établir un écho avec le traditionnel sentiment religieux et de l’encourager. Cela allait accroître le zèle avec lequel les colons seraient disposés à s’unir au projet de l’État et de l’armée portant sur le nettoyage ethnique des Palestiniens.

Ce fanatisme fut accentué par un système d’éducation qui non seulement séparait les juifs d’une minorité palestinienne qui n’était pas la bienvenue en Israël, mais divisait également les juifs eux-mêmes.

Les enfants ashkénazes fréquentaient surtout des écoles laïques, bien que ce fussent des écoles qui les bourraient de ferveur nationaliste, antipalestinienne, alors que les enfants mizrahim se retrouvaient souvent dans des écoles religieuses de l’État qui leur inculquaient un fanatisme plus rabique encore que celui de leurs parents.

L’effet combiné fut que les fondamentalistes religieux des haredim, les mizrahim religieux conservateurs et la communauté laïque russe devinrent plus ouvertement antipalestiniens encore. Ce glissement dans les attitudes se répandit au-delà des territoires occupés, affectant les membres de ces communautés à l’intérieur d’Israël aussi.

Il en résulta que la droite israélienne moderne combine un sentiment religieux et ultranationaliste à un degré très inflammable. Et, vu les taux de naissance plus élevés parmi les mizrahim et les haredim, l’influence politique de ce bloc ultranationaliste est susceptible de continuer à croître.

 

Un nouveau bloc de pouvoir

En dépit de cette division qui ne cesse d’augmenter entre les Juifs d’Israël, les ashkénazes ne sont pas plus immunisés contre le racisme antipalestinien que ne le sont les mizrahim. Les protestations qui déchirent Israël en tous sens ne concernent pas le bien-être des Palestiniens. Elles portent sur la question de savoir qui va devoir dicter la vision de ce qu’est Israël et quel rôle la religion va jouer dans cette vision.

Le parti de coalition du Sionisme religieux qui a remis Netanyahou au pouvoir à la fin de l’an dernier – actuellement le 3e parti de la Knesset – personnifie le nouveau bloc de pouvoir émergent que les fondateurs ashkénazes d’Israël ont mis en route.

Sa puissance et ses muscles sont Itamar Ben-Gvir, dont les parents sont originaires d’Irak. Ben-Gvir, qui dirige l’aile la plus fanatique et la plus brutale du mouvement des colons, semble se préparer à une confrontation de face avec le haut commandement de l’armée israélienne et les services de renseignement à propos de la politique sécuritaire, particulièrement en ce qui concerne les colonies et la minorité palestinienne vulnérable qui vit en Israël.

Le poids idéologique du mouvement vient de Bezalel Smotrich, dont les grands-parents ont immigré d’Ukraine et dont le père était un rabbin orthodoxe. Netanyahou a confié à Smotrich le contrôle combiné des finances publiques et du gouvernement d’occupation qui dicte la politique administrative envers les colons et les Palestiniens.

Les deux hommes ont été associés historiquement à l’usage de la violence dans l’intention de favoriser l’avancée de leurs objectifs politiques.

Ben-Gvir, qui a été accusé d’incitation au racisme et de soutien à une organisation terroriste en 2007, a été filmé alors qu’il se livrait à des menaces violentes et qu’il participait à des attaques contre les Palestiniens.

Smotrich, de son coté, a été arrêté en 2005 au cours des démarches en vue de retirer les colons de Gaza dans le cadre de ce qu’on a appelé le ‘désengagement d’Israël’. Il était en possession de centaines de litres d’essence. Les services de sécurité israéliens avaient cru à l’époque qu’il prévoyait de faire sauter une artère majeure de Tel-Aviv.

Pendant des décennies, la direction ashkénaze a présumé que la droite religieuse, particulièrement celle des mizrahim et des haredim, allait accepter son statut inférieur dans la hiérarchie juive d’Israël aussi longtemps qu’elle serait nantie de certains privilèges refusés aux Palestiniens.

Mais la droite religieuse est aujourd’hui avide de plus que le simple droit d’opprimer les Palestiniens. Elle veut le droit de participer elle aussi au modelage et à la définition du caractère juif en Israël.

La ferveur religieuse que l’establishment ashkénaze espérait instrumentaliser contre les Palestiniens, particulièrement par le biais de l’entreprise de peuplement, s’est retournée contre lui pour le mordre. Un monstre a été créé et il devient de plus en plus impossible de le dompter – même quand on s’appelle Netanyahou.

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Publié le 17 mai 2023 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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