Concernant les organisations israéliennes des droits humains

 

 

Imprégnées du système colonial d’implantation, il s’avère que les organisations israéliennes des droits humains ne voient guère plus dans les Palestiniens qu’une source de données brutes, dans le même temps que le personnel juif établit l’agenda.

Manifestation à Bil'in en Cisjordanie occupée (Photo : Activestills)

Manifestation à Bil’in en Cisjordanie occupée (Photo : Activestills)

Comment les organisations israéliennes des droits humains empêchent les Palestiniens de cerner leur propre réalité

Haneen Maikey, Lana Tatour, 31 mars 2021

Ces dernières années, les gens de couleur qui travaillent dans les droits humains et dans le secteur international du développement ont demandé à des ONG et autres organisations d’examiner le racisme institutionnel et de se pencher sur la façon dont leurs structures, discours et programmes renforcent le colonialisme et le suprémacisme blanc.

L’an dernier, un millier de membres actuels et anciens du personnel de Médecins sans frontières (MSF) ont réclamé une enquête indépendante afin de démanteler « des décennies de pouvoir et de paternalisme ». Un an plus tôt, un rapport d’une commission indépendante avait déterminé qu’Oxfam International était minée par « le racisme, des attitudes colonialistes et des comportements intimidateurs ».

Mais il se fait que cette discussion émergente au niveau mondial n’a même pas effleuré les organisations israéliennes des droits humains, toujours encensées pour leur combat courageux contre l’occupation israélienne et pour leur soutien des droits palestiniens. Le récent rapport de B’Tselem, qui déclarait qu’Israël était un État d’apartheid, offre une occasion de parler de la politique raciale du travail israélien des droits humains.

Une hiérarchie raciale

Certaines organisations israéliennes des droits humains ne sont pas seulement imprégnées du système colonial d’implantation ni ne se contentent d’en tirer parti, elles incarnent et reproduisent également, dans leurs structures institutionnelles et leurs opérations, des relations de pouvoir colonialistes et raciales. Pour le dire plus crûment, le secteur israélien des droits humains connaît un problème de suprémacisme juif israélien ashkénaze.

En examinant de plus près les structures des effectifs de ces organisations, on découvre un tableau frappant de hiérarchie raciale entre les Juifs israéliens, les Palestiniens de 1948 (également appelés « citoyens » palestiniens d’Israël) et les Palestiniens de la Cisjordanie occupée et de Gaza (également appelés Palestiniens de 1967) – la même hiérarchie, en fait, que celle sur laquelle s’appuie le projet racial colonialiste d’implantation d’Israël.  

Les Palestiniens de Gaza et de la Cisjordanie occupée ont deux rôles de tout premier plan, dans les organisations israéliennes des droits humains. Ce sont les enquêteurs de terrain dont la tâche consiste à répertorier les violations des droits humains, à recueillir des données et à enregistrer des témoignages. Ils sont également les « clients » et les « bénéficiaires » qui font appel à ces organisations pour qu’elles les aident à garantir leurs droits à la santé, à l’éducation, au logement et au déplacement face aux autorités israéliennes.

Puis il y a les Palestiniens de 1948, qui occupent des positions requérant une bonne connaissance tant de l’arabe que de l’hébreu. Leur rôle est d’assurer la médiation entre les Palestiniens de 1967 et le personnel israélien. Ils sont les coordinateurs des données et de l’accueil, ils gèrent les travailleurs de terrain, traitent les informations et coordonnent les programmes nécessitant une communication directe avec les Palestiniens de 1967.

Enfin, les fonctions comme celles de directeur exécutif, porte-parole, coordinateur du soutien international, membre du personnel du développement des ressources et enquêteur rédigeant des rapports publics sur la politique – les visages publics de l’organisation – sont assumées par des Israéliens et des Américains juifs, c’est-à-dire presque exclusivement des ashkénazes.

La fragmentation coloniale

Ceci n’est nullement une critique du personnel palestinien et de son organisation au sein des associations israéliennes des droits humains. Les militants palestiniens négocient depuis longtemps les questions concernant les moyens d’existence et la résistance sous des conditions coloniales.

Vu la racialisation du marché de l’emploi en Israël, les organisations israéliennes des droits humains ont leur propre « plafond de verre ». Les Palestiniens se voient confier des rôles spécifiques, sans lesquels les organisations israéliennes juives des droits humains ne peuvent opérer – néanmoins, même s’ils constituent la colonne vertébrale de ces organisations, ils n’ont aucunement accès aux fonctions supérieures, majoritairement réservées aux Juifs ashkénazes.

La division entre l’emploi des Palestiniens de 1948 et celui des Palestiniens de 1967 joue également un rôle et approfondit la fragmentation coloniale des Palestiniens. Cela risque d’enclencher des dynamiques internes de pouvoir ainsi qu’une hiérarchisation entre les Palestiniens de 1948, qui servent de médiateurs, et ceux de 1967, qui cherchent de l’aide ou le partage de leurs témoignages. 

Le racisme profondément enraciné – et le racisme n’a nul besoin d’être conscient ou intentionnel – qui sous-tend cette culture de la dotation en personnel fait également ressortir des questions de production et de représentation du savoir. Dans ces organisations, les Palestiniens et leurs expériences de la violence coloniale d’implantation sont des instruments de la production israélienne du savoir. Ils en sont la source d’information et leurs expériences en sont la base de données brutes.

Ce sont les Israéliens qui décident de ce qu’il convient de faire de toutes ces informations, de la façon de les interpréter et de les cadrer, ainsi que de la façon de les communiquer au monde.

Les arbitres de l’agentivité palestinienne

Dans une interview de 2016, il était demandé au directeur exécutif de B’Tselem, Hagai El-Ad comment, dans son travail, il conférait aux Palestiniens de la voix et de l’agentivité (*). Sa réponse fut révélatrice : 

« C’est une question très importante à laquelle nous réfléchissons tout le temps. L’une des principales façons, c’est par le biais de notre projet vidéo, qui constitue un excellent exemple mondial de journalisme citoyen autonomisé. Les volontaires palestiniens – ils sont plus de 200 partout en Cisjordanie – sont équipés de caméras vidéo et ils ont la possibilité de filmer et de documenter la vie sous l’occupation. Naturellement, les prises de vue publiées plus tard sont les prises de vue originales telles qu’elles ont été réalisées par les Palestiniens. »

La question en soi révèle une partie du préjudice provoqué par ces organisations des droits humains en jouant le rôle de médiatrices de l’expérience palestinienne – ce sont elles qui confèrent voix et agentivité aux Palestiniens. En assumant l’autorité de modeler les perspectives internationales des Palestiniens, elles agissent comme arbitres de l’agentivité palestinienne.

Dans le même temps, la réponse d’El-Ad suggère que le plus que peuvent faire les autochtones consiste à rapporter leur réalité. Le secteur israélien des droits humains s’avère incapable de voir dans les Palestiniens des producteurs de savoir ou comme des gens capables d’encadrer leur réalité vécue. La capacitation dont parle El-Ad est un cas classique de capacitation libérale dénuée de pouvoir – et elle correspond bien à la tournure d’esprit du « sauveur blanc ».

Un aspect important de cette relation racialisée d’exploitation réside dans le travail émotionnel et psychologique dépensé par les Palestiniens dans la collecte des informations et des témoignages nécessaires à l’existence de ces organisations.

Alors que les Palestiniens sont chargés de répertorier, documenter et traiter l’horrible violence coloniale d’implantation à laquelle ils sont soumis, le personnel israélien reçoit des informations traitées et « dégrossies » qu’ils peuvent utiliser dans leurs rapports, le travail de soutien international et leurs campagnes publiques. 

Un cycle de violence

Alors que cette dynamique piège les Palestiniens dans un cycle de violence qui les laisse épuisés tant émotionnellement que politiquement et traumatisés (une fois encore), elle met l’occupant à l’abri de toute implication directe. Le personnel israélien reçoit des témoignages filtrés et médiatisés, ce qui ajoute une couche supplémentaire de déconnexion entre l’occupant et les conséquences de l’occupation et de la violence coloniale.

La structure raciste qui repousse les Palestiniens sur le siège arrière de ces organisations éclaire également la politique de représentation qui perçoit les Israéliens comme les représentants naturels et les personnes à même de situer la réalité vécue des Palestiniens. À cela vient s’ajouter un sentiment de supériorité morale. Dans une interview réalisée par le New Yorker, El-Ad expliquait pourquoi B’Tselem avait décidé de qualifier Israël d’État d’apartheid :

« Nous voulons modifier le discours concernant ce qui se passe entre le fleuve et la mer. Ce discours a été détaché de la réalité et c’est ce qui nuit grandement à la possibilité de changement. »

Ce que B’Tselem et El-Ad ignorent, c’est que leur propre discours a lui aussi été détaché de la réalité. S’ils avaient prêté l’oreille aux Palestiniens, ils auraient su que, depuis des décennies, les Palestiniens disent qu’ils vivent une réalité d’apartheid, de ségrégation raciale et de domination raciale. Cet effacement résulte d’une approche condescendante qui prétend que le colon sait mieux que l’autochtone de quoi il retourne.

Pourtant, sur la scène internationale racialisée, les militants, avocats et organisations des droits humains palestiniens – comme Al-Haq, Al Mezan, Adalah ou Addameerne disposent pas de la même attention internationale que B’Tselem ou que l’avocat israélien Michael Sfard, de Yesh Din, avec leurs dizaines d’interviews et l’énorme couverture dont ils bénéficient dans les grands médias internationaux, ou avec leur approche aisée des preneurs de décisions. 

Centrer les Palestiniens

Les organisations des droits humains, militants et avocats israéliens « n’utilisent pas simplement leur privilège » pour « aider les Palestiniens » – une allégation souvent avancée par les blancs quand ils veulent se profiler de façon centrale. Ils parlent d’apartheid, mais ils ne s’emploient pas à éliminer la politique qui les privilégie. En lieu et place, ils capitalisent sur cette politique et en tirent parti du fait qu’elle confère plus de valeur et de légitimité aux voix israéliennes – et ils le font tout en exploitant le savoir et le travail des Palestiniens.

Cette dynamique raciale influence également les types de savoir et de discours qui sont produits. Les organisations israéliennes des droits humains assument internationalement la voix censée faire autorité autour des questions palestiniennes. B’Tselem est aujourd’hui l’organisation de référence sur l’apartheid israélien, comme Gisha l’est sur Gaza, Yesh Din sur les colonies israéliennes en Cisjordanie, Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits humains) sur la santé et HaMoked sur les questions de statut.

Il en résulte une lecture de type colonial de l’expérience palestinienne. Vu l’insistance des Israéliens à vouloir définir la question palestinienne, le cadre qu’ils proposent et le savoir qu’ils fournissent tendent à déprécier grandement les Palestiniens et à contrecarrer l’agenda radicalement anticolonial qui se concentre avant tout sur la libération.

Par exemple, alors que la politique radicale palestinienne voit en Israël un État colonial d’implantation s’appuyant sur l’apartheid et affirme que le sionisme est synonyme de racisme, B’Tselem met en avant une conception de l’apartheid israélien qui ignore le colonialisme d’implantation et qui nie les fondements raciaux du mouvement sioniste.

Les Palestiniens savent parfaitement comment situer leur propre réalité ; ils le font depuis des décennies. Notre préoccupation concerne moins la façon de rendre moins racistes les organisations et militants israéliens ou moins accommodants les Palestiniens. Nous sommes davantage préoccupés par la manière dont nous, en tant que militants, organisations des droits humains et groupes de solidarité palestiniens, devrions répondre à cette dynamique raciale.

Nos réalités vécues et notre savoir ne devraient pas être de vulgaires notes au bas des rapports des organisations coloniales d’implantation israéliennes et blanches. Une façon d’aller de l’avant consiste à recentrer le savoir palestinien ainsi que l’agenda anticolonial de libération.  


Publié le 31 mars 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

(*)   Agentivité = faculté d’action, capacité à agir, à opérer des changements (NdT).

Haneen Maikey

Haneen Maikey

Haneen Maikey. Haneen est une organisatrice de la communauté homosexuelle féministe, elle est également cofondatrice et ancienne directrice de l’organisation de masse nationale palestinienne LGBTQ, “alQaws for Sexual and Gender Diversity in Palestinian Society” (alQaws pour la diversité sexuelle et de genre dans la société palestinienne).

Lana Tatour. Lana Tatour est professeure assistante et chargée de cours en développement mondial à l’Ecole des Sciences sociales de l’Université des Nouvelles-Galles-du-Sud (Sydney, Australie). 

 

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