Majd Kayyal : Sur la notion d’apartheid de B’Tselem

L’organisation israélienne des droits de l’homme, B’Tselem, a récemment publié une déclaration dans laquelle elle affirme que « les territoires sous contrôle israélien sont organisés selon un seul principe : faire progresser et cimenter la suprématie des Juifs sur les Palestiniens », et qualifie ce principe « d’apartheid ».

Elle revient cependant sur sa déclaration en disant que le régime « n’est pas né d’un seul jour ou d’un seul discours . C’est un processus qui s’est progressivement institutionnalisé et explicite au fil du temps ».

Qu’est-ce que cela signifie, qu’est-ce que cela révèle et quelles sont ses implications ?

Pour réfuter l’affirmation de B’Tselem, il suffirait de quelques lignes, ou peut-être d’un mot de cinq lettres : la Nakba

Pour réfuter l’affirmation de B’Tselem, il suffirait de quelques lignes, ou peut-être d’un mot de cinq lettres : la Nakba. Photo : Une commémoration de la Nakba à l’université de Tel-Aviv (Zochrot, 2012)

Majd Kayyal, le 30 janvier 2021

B’Tselem, une organisation israélienne qui observe les violations des droits de l’homme, perpétrées par l’occupation israélienne en Cisjordanie et à Gaza, a récemment publié une déclaration dans laquelle elle annonce l’adoption d’un nouveau cadre théorique juridique.

Ce dernier reclasse la situation politique « entre le Jourdain et la mer Méditerranée », par lequel l’organisation abandonne son précédent discours affirmant qu’« Israël est un État démocratique bien qu’il administre un système d’occupation dans les territoires occupés en 1967 ». Elle réalise donc maintenant que « les territoires sous contrôle israélien sont organisés selon un seul principe : faire progresser et cimenter la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre – les Palestiniens » et le qualifie d’ “apartheid “.

La déclaration publiée par B’Tselem a alimenté un débat animé, en cours depuis quelques années, sur la définition du régime israélien. Le débat a eu lieu dans la sphère des « droits de l’homme », c’est-à-dire entre les organisations palestiniennes, internationales et israéliennes de défense des droits de l’homme, les organes des Nations unies tels que le CDH (Conseil des droits de l’homme de l’ONU), l’Union Européenne, ainsi que les fonds européens et américains, et divers universitaires effectuant des recherches dans des domaines liés à la question palestinienne.

Suite à sa déclaration, la controverse s’est focalisée sur des questions comme

Pourquoi avoir attendu jusqu’à aujourd’hui ?
Pourquoi B’Tselem s’est-il opposé à l’adoption d’un tel référentiel pendant tant d’années ? Pourquoi refuser de s’associer aux alliances pour les droits de l’homme afin de renforcer leur position à cet égard ?
Alors, comment se fait-il que B’Tselem reçoive l’attention du monde entier alors que les organisations palestiniennes, avec cette même position, restent ignorées ?
Pourquoi ne pas faire référence au fait qu’Israël est un État de « colonisation de peuplement » ?
Et en quoi l’analyse de B’Tselem diffère-t-elle fondamentalement de celle des organisations palestiniennes, bien que toutes deux l’appellent « apartheid » ?

Bien qu’importantes, ces discussions se déroulent dans le domaine des « droits de l’homme », qui semble être un monde à part. Il est rare qu’on jette un coup d’œil à l’extérieur pour voir les fondements sur lesquels le débat a été fondé à l’origine. On observe rarement l’infrastructure de facto qui régit les relations interorganisationnelles, qui crée une hiérarchie de légitimité entre elles, et qui génère des asymétries de pouvoir et d’influence dans la formulation du discours international sur les droits de l’homme. Naturellement, de telles asymétries sont rarement professionnelles ou objectives.

Les dessous de Genève

La structure de facto qui régit ce domaine est composée d’un certain nombre de forces différentes, à commencer par les fonds américains et européens (qui jouent un rôle décisif dans le renforcement et l’affaiblissement des organisations), et les ministères des affaires étrangères occidentaux, jusqu’à la pression israélienne massive, certainement, activée par plusieurs armes sionistes qui s’engagent dans des actions et des tactiques de pression, et ne manquent aucune occasion de lancer de fausses allégations de « pro-terrorisme » et d’« antisémitisme ».

La plupart des débats évitent de discuter de ces entités et de leur effet sur les organisations de défense des droits de l’homme, leur travail ou leurs relations. En choisissant de garder le silence sur ces structures, elles se transforment en une force « surnaturelle » qui fixe les règles du jeu en fonction des intérêts et des visions politiques oppressives des Européens et des Américains, saturés d’un sentiment de tutelle sur la région arabe, et conformes, dans une large mesure, aux politiques des gouvernements occidentaux et à leur bagage colonial.

Au moment où ces forces financières et politiques disparaissent, le domaine des droits de l’ONU apparaît sous son aspect pur et impartial, fondé sur les pratiques et les plates-formes d’un discours conventionnel, stérilisé sur le plan linguistique, formulé dans une diplomatie prudente, et peu disposé à ne suivre que les chemins ponctuels des conventions internationales (indépendamment des vérités flagrantes).

Mais surtout, les questions entremêlées finissent par se désintégrer ; ainsi, étudier l’occupation de Gaza cesse d’être directement lié à la Cisjordanie, tandis que relier les Palestiniens de 1948 aux Palestiniens de Cisjordanie devient un tabou. Il va sans dire que lorsqu’elles sont discutées, ces questions sont décontextualisées historiquement, toutes trouvant leur origine dans la Nakba et la création d’Israël.

En outre, le théâtre des droits de l’homme est conçu pour apparaître comme un espace neutre, exempt d’identités politiques. En tant que tel, il jouit d’une particularité importante, rarement discutée, malgré son caractère exceptionnel : c’est l’un des rares domaines où les organisations palestiniennes se permettent de collaborer et de se coordonner avec les organisations israéliennes sur une base régulière, et sans bouleverser leur statut patriotique parmi les Palestiniens. Cette exception, que les Palestiniens ne se permettraient jamais d’accorder à d’autres domaines (culturel, social ou autre), repose sur un postulat à plusieurs niveaux qui mérite d’être étudié.

Ce « terrain neutre » prescrit aux organisations de maintenir un haut niveau de professionnalisme basé sur les droits, nous amenant ainsi à penser qu’elles ne s’alignent sur rien d’autre que les valeurs universelles des droits de l’homme.

En fait, l’illusion remonte à leur définition d’« indépendantes » et de « non gouvernementales ». Ces organisations sont ainsi dépouillées de leurs repères nationaux, ethniques et de classe, ce qui fait que toutes les motivations et les objectifs politiques, tous les projets politiques, disparaissent derrière un discours fondé sur les droits. C’est précisément là qu’il existe une différence significative entre les organisations palestiniennes et israéliennes, sous laquelle se cachent plusieurs différences substantielles et étouffées.

Eux et nous… voyons la différence !

L’« indépendance » des organisations palestiniennes signifie leur déconnexion de tout projet de libération politique. En fait, la montée des « organisations non gouvernementales » en Palestine est corrélée (même si c’est de façon complexe ou indirecte) à l’effondrement du projet de libération nationale.

Si les organisations palestiniennes sont effectivement déconnectées des gouvernements de Ramallah et de Gaza, l’histoire ne s’arrête pas là. Elles sont surveillées et persécutées pour leurs liens éventuels avec les factions palestiniennes (en dehors du Fatah) qualifiées, en Occident, comme « terroristes ».

En tant que tels, elles pourraient être punis pour avoir employé d’anciens prisonniers politiques, ou pour avoir souscrit à une quelconque affiliation politique ou fait une déclaration (ou publié un post sur Facebook), même si elles émanent de leur plus jeune employé. La grande majorité des organisations ont même dû prendre leurs distances par rapport à l’appel au boycott d’Israël, et éviter d’y faire référence sous quelque forme que ce soit.

En d’autres termes, ces organisations de défense des droits de l’homme n’appartiennent pas à un terrain politique palestinien qui a sa propre vision et ses propres plans indépendants ; elles n’appartiennent pas à un mouvement politique et n’agissent pas comme un bras juridique dans le cadre d’une stratégie nationale. Les droits de l’homme, dans les organisations palestiniennes, valeur suprême en soi, se jouent alors que ces dernières attendent un « Godot » politique pour relancer la lutte palestinienne et pour la remettre sur la voie de l’émancipation, ou une tournure des événements qui amènerait le monde à vouloir poursuivre Israël en justice.

C’est loin de ce que vivent les organisations israéliennes de défense des droits de l’homme. Bien qu’elles soient effectivement non gouvernementales – voire anti-gouvernementales -, Israël, son idéologie sioniste et ses courants sociopolitiques restent beaucoup plus importants que le gouvernement.

Ces organisations font partie d’une base sociopolitique centrale, plutôt fondamentale, dans l’entreprise sioniste. Elles appartiennent à une classe ethnique européenne ashkénaze qui pense avoir été la pionnière de l’entreprise coloniale et de la création de l’État d’Israël en 1948.

Cette hégémonie ashkénaze – ou le « Premier Israël » comme on l’appelle – a pris la majorité absolue des ressources pillées, une liste qui est couronnée par les terres et les biens palestiniens. Recourant au parti de Ben Gourion, le Mapaï, sous lequel s’est ralliée la majorité de cette classe, et qui a dominé les gouvernements israéliens pendant les trente premières années suivant la Nakba, cette classe sociale a pris des positions administratives, et a contrôlé les médias, le système juridique, l’université et la politique.

Outre le nettoyage ethnique des Palestiniens et le vol de leurs biens, cette classe a maltraité les immigrants juifs originaires des pays arabes, les transformant en une main-d’œuvre exploitée qui a souffert d’horribles conditions sociales.

Cette classe forme toujours un courant politique qui se targue d’avoir créé un État juif, et est convaincue d’être si proche de perdre cet Israël progressiste, éclairé et démocratique qui brandit ses valeurs européennes.

Elle croit même que les conséquences de l’occupation de 1967, surtout après la prise de pouvoir par le Likoud en 1977, ruinent Israël en le contraignant à étendre ses colonies en Cisjordanie et à Gaza, que ses pratiques nuisent aux principes démocratiques éclairés qui définissent Israël et, surtout, que la perpétuation de cette occupation finirait par faire que les Arabes soient démographiquement plus nombreux que les Juifs entre le fleuve et la mer, perdant ainsi la majorité juive et, avec elle, le projet d’État juif.

Pas encore dans l’histoire

Ces associations sociopolitiques se poursuivent aujourd’hui. Les organisations israéliennes de défense des droits de l’homme ont des liens dans l’arène politique, participent à la vie parlementaire, disposent de leurs propres médias représentatifs qu’elles considèrent comme leur propre base, ont une forte présence dans les cercles universitaires et, jusqu’à il y a quelques années, jouissaient d’une certaine influence à la Cour suprême.

Ils bénéficient du soutien d’institutions de la société civile, comme le New Israel Fund, fondé par des Juifs libéraux des États-Unis en 1979 (deux ans après que le Likoud a remplacé le Mapaï comme parti au pouvoir), dans le but de verser des dons à des organisations qui représentaient leur spectre politique spécifique.

Jusqu’à aujourd’hui, le fonds joue toujours un rôle clé dans le financement des organisations et l’orientation de leur discours politique. Il s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large, dans lequel les Juifs américains sionistes – dont la plupart sont affiliés au libéralisme – soutiennent ces organisations par le biais de groupes de pression influents (comme J Street) et avec des sommes d’argent considérables.

Pour réfuter l’affirmation de B’Tselem, il suffirait de quelques lignes, ou peut-être d’un mot de cinq lettres : la Nakba… mais un mot que l’on ne trouve nulle part dans les dictionnaires des organisations israéliennes des droits de l’homme, qui appartiennent à une base sociale qui a créé la Nakba et en a profité.
 
B’Tselem, comme de nombreuses autres organisations israéliennes de défense des droits de l’homme, fait partie de ce courant qui considère la défense des droits de l’homme palestiniens non seulement comme une valeur noble en soi, mais aussi comme un moyen de renforcer la position d’Israël, de préserver sa sécurité et son existence en tant qu’État juif « démocratique ».

En d’autres termes, pour eux, garantir les droits des Palestiniens de 1967 et accorder des droits civils aux Palestiniens de 1948 est le moyen le plus sûr de maintenir la colonisation de peuplement et de la soutenir. De nombreuses associations de défense des droits de l’homme ont également exprimé des points de vue similaires. Parmi ces points de vue, par exemple, on trouve l’opposition à un renforcement du siège de Gaza parce que

« l’armée et les services de renseignement israéliens avaient recommandé d’améliorer les conditions économiques de Gaza pour éviter une escalade ».

Une autre est de prendre en compte la recommandation du Shabak (l’Agence de sécurité israélienne)  de s’opposer à la délégitimisation d’un parti palestinien de 1948 – pour éviter sa radicalisation. Un autre exemple est l’opposition aux exécutions extrajudiciaires, commises par l’armée d’occupation, parce qu’elles sont en contradiction avec « l’éthique militaire ».

De nombreuses autres versions existent, qui découlent de la même conviction que la poursuite de l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza se traduirait par une déformation d’Israël et en détruisant son entreprise démocratique éclairée dans la région.

La nouvelle position de B’Tselem doit donc être comprise dans ce contexte idéologique. Sa position ne change pas sa compréhension de l’essence raciste coloniale d’Israël ; elle intensifie plutôt une bataille interne israélienne contre le gouvernement de Netanyahu, après avoir constaté que la situation intérieure en Israël était dans une impasse complète, selon eux, alors qu’un changement de régime ou une transformation de la prise de décision politique semblent condamnés.

Une réforme audacieuse

Dans sa déclaration dans laquelle elle a adopté un cadre « d’apartheid », B’Tselem a mis en évidence un en-tête dans lequel elle a revu sa définition d’Israël en tant qu’État d’apartheid. Leur révision a cependant échappé à la plupart des reportages et des discussions. L’organisation décrit le régime qu’elle appelle un apartheid comme tel : il

« n’est pas né d’un jour ou d’un seul discours. C’est un processus qui s’est progressivement institutionnalisé et rendu plus explicite […] au fil du temps ».

À notre connaissance limitée, le colonialisme sioniste en Palestine a été fondé sur un principe raciste – la « création d’un État juif ». Son entité a été fondée sur des massacres, des déplacements et la destruction de centaines de villages et de villes en 1948. Une configuration juridique complexe a été établie, qui justifiera, de dizaines de façons, le vol des terres et des biens palestiniens, à commencer par la loi sur la propriété des absents (1950) et le reste des lois sur l’expropriation des terres promulguées dans la première décennie suivant la création de l’État…

Tout cela prouve que l’oppression, l’apartheid racial en Israël n’est pas né « au fil du temps » et n’a pas « grandi progressivement ».

C’est ce que prouve aussi la loi martiale, qui a été appliquée avec la Nakba en 1947 et de manière effective jusqu’au milieu des années 1970. Elle a d’abord été appliquée aux Palestiniens de 1948, où les résidents de la Galilée, de la zone du Triangle et du Naqab étaient emprisonnés dans des zones séparées dont ils ne pouvaient sortir qu’avec des permis de voyage délivrés par les militaires ; puis, en 1967, un régime militaire s’est imposé sur Jérusalem, la Cisjordanie et Gaza, toujours en vigueur à ce jour. Ajoutez à cela la suppression brutale de toute action politique et les politiques de naturalisation qui profitent exclusivement aux Juifs (la loi juive du « retour » et la loi sur la citoyenneté), toutes deux indispensables à la fondation d’Israël.

Il s’agit de sionisme, pas d’identité juive

On pourrait souvent déceler dans les discussions de B’Tselem une politique identitaire qui s’occupe d’une minorité ethnique pour obtenir des ressources basées sur les droits ou des ressources universitaires, et qui consiste à affirmer que la « judaïcité blanche » des organisations rend leurs voix plus fortes et plus efficaces.

Une telle discussion oublie commodément que les organisations juives du monde entier, et même dans les territoires occupés, travaillent depuis des années sans recevoir cette même validation internationale. Il s’agit notamment, mais pas exclusivement, de Jewish Voices for Peace et de Zochrot, deux organisations qui mènent une guerre publique et courageuse contre le sionisme tout en documentant le nettoyage ethnique qui a eu lieu en 1948 et après.

Les facteurs qui confèrent à B’Tselem ses privilèges dans ce domaine déséquilibré des droits de l’homme, ce n’est ni la judaïcité de son équipe ni le fait qu’elle se définisse comme israélienne – mais plutôt qu’elle soit attachée aux principes sionistes coloniaux et qu’elle appartienne à l’un de ses courants.

Un tel courant, bien que désormais marginalisé en Israël, reçoit toujours un grand soutien des sionistes américains, où se concentre un vaste réseau de fonds, d’institutions et de groupes de pression pro-israéliens, très influents au sein du Parti démocrate (qui représente les Juifs américains, puisque plus de 75% d’entre eux soutiennent les démocrates). En outre, plus d’un tiers des Juifs américains appartiennent au judaïsme réformé (le tiers le plus fort, par rapport à la classe sociale), qui se heurte sans cesse au courant des colons religieux en Israël au sujet de l’identité séculaire de ce pays. En tant que tel, d’énormes fonds sont injectés par les États-Unis dans des organisations israéliennes « laïques » – et « de gauche » – pour les soutenir dans leur lutte pour une identité israélienne « éclairée ».

L’exemple le plus évident est peut-être celui des millions de dollars envoyés par les Juifs américains lors des élections parlementaires israéliennes pour renverser le gouvernement de Nétanyahou. Le lien des organisations israéliennes de défense des droits de l’homme avec ce courant explique pourquoi une organisation comme B’Tselem refuserait de s’engager dans la définition palestinienne du régime israélien, ou de considérer Israël comme « un colonialisme de peuplement qui pratique l’apartheid », comme le font les organisations palestiniennes. Cette dernière définition connote la ségrégation raciale non pas comme un régime  qui se fonde de prémisses racistes en soi, mais plutôt comme un outil utilisé pour perpétuer la présence coloniale et des colons.

Aussi résignées et indulgentes que soient les organisations palestiniennes, il est difficile d’imaginer qu’elles puissent jamais approuver de telles valeurs sionistes. Les mêmes relations de pouvoir colonial et l’hégémonie politique qui existent entre les Israéliens et les Palestiniens dans toute la Palestine se retrouvent donc dans le domaine des droits de l’homme.

Ils se cachent cependant derrière des décors impeccables : d’une part, nous avons des organisations israéliennes qui fonctionnent au sein de structures sociales et idéologiques cohérentes, qui promeuvent leurs propres intérêts à l’aide d’instruments relatifs aux droits de l’homme, tout en s’entrecroisant avec ce qui est considéré comme une politique acceptable en termes américains et européens, et, d’autre part, des organisations palestiniennes dépourvues de vision politique, marquées et déchirées par cette fragmentation politique même qu’elles combattent. Ainsi, la parole d’une organisation israélienne et son analyse politique et juridique bénéficieraient de beaucoup plus de légitimité et de popularité –  mais pas parce qu’elles défendent des vérités historiques ou une connaissance précise.

Pour que B’Tselem ne devienne pas notre échappatoire

Sur le marché boursier des « droits de l’homme », et dans l’ombre d’une attaque israélienne violente et continue sur ce domaine, où Israël lance des accusations d’antisémitisme et de pro-terrorisme à sa guise, les fonds américains et européens préfèrent investir dans les options les moins risquées : dans celles qui ne prétendent pas lutter contre le sionisme, qui disent défendre également les intérêts d’Israël et qui rejettent le BDS dans sa totalité (qui, soit dit en passant, a été violemment attaqué par le New Israel Fund – qui finance également B’Tselem, et d’autres organisations – dans sa tentative de délégitimer internationalement le mouvement de boycott).

Les organisations israéliennes de défense des droits de l’homme sont non seulement conscientes de ces privilèges, mais elles en profitent pour en arracher jusqu’à la dernière goutte. Elles le font de deux façons : d’abord, elles se distinguent des organisations palestiniennes, ce qui leur permet d’être financièrement lucratives et d’avoir une influence légitime. Deuxièmement, et surtout, elles imposent, comme elles le font souvent, des cadres juridiques et des discours fondés sur les droits des communautés palestiniennes opprimées, qui sont des cadres juridiques ayant de graves répercussions politiques qui déchirent et fragmentent à la fois le peuple palestinien et ses droits. Les organisations israéliennes vont de l’avant avec de tels projets, au mépris total des Palestiniens et en faisant preuve d’une condescendance répugnante à l’égard de ces voix des droits de l’homme étouffées, qui demandent l’abandon de ces cadres. L’exemple le plus récent et le plus flagrant est peut-être celui des acteurs israéliens des droits de l’homme qui ont tenté d’obtenir la reconnaissance internationale des bédouins du Naqab en tant que « peuple indigène », en fondant leur demande sur un récit folklorique et l’idée d’un « mode de vie » dépassé.

Et pourtant, les organisations israéliennes de défense des droits de l’homme sont ce qu’elles sont. Elles ne se sont jamais présentées sous un faux jour et n’ont jamais menti sur leurs valeurs. Il n’y a donc pas de place pour le choc ici. La colère des militants palestiniens des droits de l’homme, suite à la déclaration de B’Tselem, est cependant très compréhensible.

Ils travaillent dans un domaine qu’ils supposaient être juste, objectif et légal, mais ils sont confrontés à des injustices et à des discriminations là aussi. Pourtant, être choqué, d’un autre côté, supposerait une forme de confiance ébranlée, une confiance « aveugle  » mal placée dans les organisations israéliennes qui ont toujours été claires sur leurs affiliations et sur leurs points de vue, et dans une Organisation des Nations Unies qui n’a jamais réussi à obtenir une seule victoire tangible pour les Palestiniens.

C’est là notre propre problème ; c’est à nous qu’il manque un projet et une vision de libération nationale, dont la dimension fondée sur les droits, soit dit en passant, ne devrait constituer qu’un front, pas plus. Ce n’est que dans le cadre d’une vision émancipatrice globale qu’une action fondée sur les droits pourrait améliorer la réalité humaine des Palestiniens et faire respecter leurs droits. Ce n’est qu’alors que nous pourrons prendre conscience du fossé infranchissable qui nous sépare des organisations israéliennes.


Publié le 30 janvier 2021 sur Assafir Al-Arabi
Traduction : Collectif Palestine Vaincra

Majd Kayyal

Majd Kayyal

 

Majd Kayyal, jeune journaliste et écrivain vit à Haïfa, sa famille est réfugiée du village de Barwa. Militant, il a coorganisé plusieurs campagnes et projets politiques. Son premier roman, « The tragedy of Sayyed Matar » (2016)  a reçu le prix du jeune écrivain de la Fondation Qattan . En 2017 il a publié une étude politique: « How does the Zionist regim transform itself? The case of Netanyahu and the Israëli Media ». Il écrit pour le journal libanais Assafir Al Arabi, et d’autres organes de presse, ainsi que pour le blog  qu’il a ouvert en 2010. 

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