Pourquoi il ne suffit pas de dire qu’Israël est un État d’apartheid

B’Tselem, une très importante association des droits de l’homme en Israël, a publié récemment un rapport concluant qu’Israël était un État d’apartheid, avec un régime de suprémacisme juif s’étendant du Jourdain à la Méditerranée. Mais on ne peut comprendre la Palestine en faisant uniquement référence à l’apartheid, puisque cela n’offre qu’une compréhension limitée et partielle de la situation. Israël est un État colonial d’implantation qui pratique à la fois l’apartheid et l’occupation permanente.

Des Palestiniens franchissent le mur de l'apartheidpour atteindre la mosquée al-Aqsa le 26 juillet 2013 (Photo : Oren Ziv Activestills

Des Palestiniens franchissent le mur de l’apartheid pour atteindre la mosquée al-Aqsa le 26 juillet 2013 (Photo : Oren Ziv Activestills)

Lana Tatour

Le rapport de B’Tselem qui met en exergue le caractère d’apartheid d’Israël est une mise au point bienvenue, mais cette conclusion ne peut être séparée du colonialisme d’implantation de l’État ni de l’oppression qu’il exerce.

B’Tselem, une très importante association des droits de l’homme en Israël, a publié récemment un rapport concluant qu’Israël était un État d’apartheid, avec un régime de suprémacisme juif s’étendant du Jourdain à la Méditerranée.

Le rapport estime qu’Israël répond à la définition de l’apartheid selon le droit international, qui définit ce même apartheid comme

« des actes inhumains commis dans le but d’établir et de préserver la domination raciale d’un groupe de personnes sur tout autre groupe racial de personnes et de les opprimer systématiquement ».

La rapport a bénéficié d’une très large attention des médias internationaux et a été décrit comme un grand tournant. Mais ce n’a été un grand tournant que pour B’Tselem, qui utilisait le mot « apartheid » pour la première fois dans ses trente années d’existence et à l’adresse d’une communauté internationale qui est bien trop entichée de ce que disent les voix israéliennes. Pour les Palestiniens, rien de tout cela n’est nouveau.

Dominer les Palestiniens

B’Tselem n’est pas la première organisation des droits de l’homme à traiter Israël d’État d’apartheid. En 2009, des intellectuels palestiniens et sud-africains ont publié un rapport très détaillé qui déterminait qu’Israël était coupable du crime d’apartheid. Deux organisations palestiniennes des droits de l’homme, Adalah et Al-Haq, participaient à cette initiative.

Deux anciens rapporteurs spéciaux de l’ONU sur les droits de l’homme en Palestine dégageaient une conclusion similaire. En 2007, John Dugard détermina que

« des éléments de l’occupation constituent des formes de colonialisme et d’apartheid ».

Et, voici quelques années, Richard Falk a été le coauteur d’un rapport estimant qu’Israël a instauré

« un régime d’apartheid qui opprime et domine le peuple palestinien dans son ensemble ». Le secrétaire général de l’ONU a très vite pris ses distances vis-à-vis du rapport, ordonnant qu’on l’enlève du site internet des Nations unies.

Ce qui est typique du racisme occidental, c’est que l’on considère que les Israéliens sont plus fiables et dignes d’estime, et leurs contributions plus valables que celles des Palestiniens qui subissent quotidiennement l’apartheid, la colonisation et l’occupation.

N’empêche que le rapport de B’Tselem constitue une mise au point très bienvenue. Comme le fait remarquer la professeure d’université Rafeef Ziadah, elle tombe à point nommé

« face à une campagne orchestrée de réduction au silence, qui tente de clore le débat avant même qu’il ne soit lancé. En ce sens, il est important qu’une organisation israélienne des droits de l’homme ait déclaré ce que les Palestiniens, en fait, affirment depuis des années ».

Alors que l’utilisation du cadre de l’apartheid en relation avec Israël n’a rien de neuf, la chose gagne en pertinence une fois qu’il est question de la réalité à un État. Alors que le paradigme de l’occupation repose sur une fausse supposition de temporalité et qu’il prône une distinction entre les territoires de 1948 et ceux de 1967, le cadre de l’apartheid, lui, reconnaît qu’Israël est le pouvoir gouvernant effectif de toute une région située entre entre le fleuve de la mer, et sur laquelle il a instauré un régime racialiste.

Un crime contre l’humanité

Selon le droit international, l’apartheid est un crime contre l’humanité et les preuves établissent clairement qu’Israël est un État d’apartheid. Dans tout le territoire situé entre le fleuve et la mer, ses systèmes politiques et juridiques ont tous été conçus pour garantir une supprématie et une domination raciales des Juifs. Dans le cadre de la pandémie de Covid-19, Israël a refusé de vacciner les millions de Palestiniens qui vivent sous son contrôle, alors qu’il vaccine bel et bien les Israéliens, dont ses colons juifs en Cisjordanie occupée.

Mais on ne peut comprendre la Palestine en faisant uniquement référence à l’apartheid, puisque cela n’offre qu’une compréhension limitée et partielle de la situation. Israël est un État colonial d’implantation qui pratique à la fois l’apartheid et l’occupation permanente.

La discussion qui émerge dans les cercles libéraux à propos de l’apartheid et de la Palestine ne reconnaît pas le colonialisme d’implantation comme structure générale de l’État israélien. Nous avons vu une telle dynamique dans le récent appel de Peter Beinart en faveur d’un (seul) État binational, dans lequel l’apartheid est reconnu, mais pas le colonialisme d’implantation sioniste/israélien.

La domination raciale est traitée comme une caractéristique indépendante de l’État israélien, déconnectée de l’entreprise coloniale d’implantation en Palestine. Même quand l’apartheid est reconnu, il n’y a toujours aucune reconnaissance de ce que le sionisme constitue une idéologie et un mouvement raciaux.

Le rapport de B’Tselem est un parfait exemple de cette nouvelle approche que l’on retrouve à l’avant-plan des critiques progressistes libérales à l’encontre d’Israël. Le rapport ne mentionne pas une seule fois la colonisation ou le colonialisme d’implantation. Paradoxalement, l’un des membres de la direction de B’Tselem y est allé du commentaire suivant :

« Tout changement de quelque genre que ce soit commencera par une lecture appropriée de la réalité que l’on cherche à modifier, histoire de percevoir cette réalité les yeux ouverts et de l’appeler par son nom. »

Apparemment, pour B’Tselem, le colonialisme d’implantation ne fait pas partie de cette réalité.

Une compréhension limitée

L’utilisation de l’apartheid comme cadre isolé est en phase avec les tentatives de plus en plus nombreuses en vue de limiter la compréhension de la question de la Palestine à des catégories juridiques rigides. Le droit international est important et il devrait être exploité à notre avantage. Mais il serait dangereux de laisser le droit international guider tout seul notre compréhension de la réalité en Palestine ou de la nature de nos revendications politiques. La question de la Palestine est une question politique, et pas simplement une question juridique.

Il est vrai que le colonialisme d’implantation n’est pas illégal, selon le droit international – mais ce n’est pas une raison pour appuyer notre compréhension de la Palestine sur le seul droit international. En nous limitant au droit international, nous risquons de ne parler que de domination raciale et d’ignorer la domination coloniale. Nous devons parler des deux et nous devons reconnaître que la domination raciale et l’apartheid israélien font partie de la domination coloniale d’implantation, dont ils sont indissociables.

Cela ne veut dire en aucun cas que nous devrions abandonner le cadre de l’apartheid, mais plutôt que nous devrions être prudents, avec les lectures libérales de l’apartheid israélien. Les Palestiniens ont utilisé l’analogie avec l’apartheid bien longtemps avant que cet apartheid ne devienne un crime contre l’humanité. La comparaison entre la Palestine et l’Afrique du Sud de l’apartheid a un long passé radical bien antérieur à la découverte « récente » de l’apartheid par certains Israéliens. Les Palestiniens ont perçu l’Afrique du Sud, de la même façon que la Palestine, comme un État colonial d’implantation et racial et ils ont toujours considéré qu’eux-mêmes faisaient partie d’un mouvement mondial plus large, à la fois anticolonial, anti-impérialiste et antiraciste.

Cela fait des décennies que les Palestiniens proposent des analyses politiques et intellectuelles sur la question de la Palestine. Mais, même quand les Palestiniens utilisent l’apartheid comme cadre d’analyse, ils ne le font pas au détriment du cadre colonial d’implantation ; au contraire, ils le font en le complétant.

Démanteler le colonialisme d’implantation

Les organisations, universitaires et activistes israéliens ne sont pas – ni ne devraient être – les arbitres de ce qu’Israël est et n’est pas, ou de ce que la solution devrait être. Le gommage du colonialisme d’implantation dans les conservations autour de l’apartheid israélien risque de déplacer la décolonisation au profit de projets égalitaires libéraux. Cela configure la Palestine comme une question libérale, plutôt que coloniale.

La décolonisation n’est pas une métaphore ni un slogan passe-partout que l’on sème un peu partout facilement. Alors qu’il est difficile de la définir, la décolonisation n’est certainement pas un synonyme des projets égalitaires libéraux, même si on la fait de plus en plus passer pour cela. Au contraire de l’égalité libérale, la décolonisation requiert le démantèlement du colonialisme d’implantation, de ses institutions et de sa logique. Notre liberté en dépend.


Publié le 18 janvier 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal

Lana Tatour est professeure assistante en développement global à l’École des Sciences sociales de l’Université de la Nouvelle-Galles-du Sud, à Sydney, en Australie.

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