Pourquoi l’appel de Peter Beinart à une solution à un Etat rate sa cible

Alors que les articles de Beinart ont envoyé des ondes de choc dans toute la communauté sioniste « libérale », ils ne reconnaissent pas que c’est le sionisme même qui constitue le véritable problème.

Lana Tatour, 15 juillet 2020

 

3 avril 2014. Des enfants palestiniens rassemblés au pied de la barrière israélienne de séparation, dans le village d’Abu Dis, à Jérusalem-Est. (Photo : Saeed Qaq/APA Images)

3 avril 2014. Des enfants palestiniens rassemblés au pied de la barrière israélienne de séparation, dans le village d’Abu Dis, à Jérusalem-Est. (Photo : Saeed Qaq/APA Images)


Voici quelques jours, Peter Beinart publiait quelques articles dans le New York Times et Jewish Currents, appelant à un seul Etat binational s’appuyant sur l’égalité entre Juifs et Palestiniens.   

L’application d’une solution à un seul Etat par Beinart – un sioniste « libéral » naguère partisan d’une solution à deux Etats – a envoyé des ondes de choc dans les cercles « libéraux » et au-delà. Mais, alors qu’il s’agit d’une intervention bienvenue, le problème principal dans l’argumentation de Beinart, c’est qu’il se concentre sur l’occupation en cours depuis 1967 et sur l’effondrement du processus d’Oslo.

Le diagnostic de Beinart n’identifie pas quel est le véritable problème : non pas 1967, mais plutôt 1948 et le sionisme même en tant que projet racial et colonial d’implantation.

La « permission de prendre la parole »

Comme l’ont fait remarquer de nombreuses personnes, Beinart dit simplement ce que les Palestiniens disent depuis des décennies. Des intellectuels, activistes et universitaires palestiniens comme Edward Saïd, Joseph Massad, Diana Buttu, Noura Erakat, Lila Farsakh, Yousef Munayyer et Ali Abunimah, pour en citer quelques-uns, plaident depuis longtemps en faveur d’un seul Etat démocratique dans lequel les Palestiniens et les Juifs pourront vivre en égalité.

Pourtant, leurs appels n’ont pas obtenu l’attention que reçoit Beinart aujourd’hui, ce qui montre que les Palestiniens sont toujours occupés à lutter pour ce que Saïd appelait la « permission de prendre la parole ». L’effaçage des voix palestiniennes dans la conversation révèle le racisme qui rend les voix palestiniennes moins intelligibles que celles des Juifs blancs dans les circuits « libéraux » du pouvoir. 

Comme le faisait remarquer le professeur Saree Makdisi sur Twitter :

« Depuis des années, les Palestiniens disent ce qu’a dit récemment @PeterBeinart ; après avoir surmonté des montagnes d’obstacles pour faire publier nos articles dans les journaux importants, aucun d’entre nous n’a bénéficié de l’attention instantanée dont a bénéficié Beinart, non pas parce que nous sommes moins communicatifs, mais en raison de ce que nous sommes. »  

L’appel de Beinart reflète aussi une amnésie historique. L’appel à un Etat était un objectif politique explicite du mouvement national palestinien. Dans son célèbre discours des Nations unies, en 1974, l’ancien dirigent palestinien Yasser Arafat déclarait :

« Nous luttons de sorte que juifs, chrétiens et musulmans puissent vivre en égalité, en bénéficiant des mêmes droits et en assumant les mêmes devoirs, librement de toute discrimination raciale ou religieuse. »

Ce ne sont pas les Palestiniens qui ont introduit la logique de la ségrégation raciale entre Juifs et Palestiniens en Palestine que Beinart demande d’aborder ; c’est le sionisme.

Rendre le sionisme « libéral » à nouveau

Dans son plaidoyer pour qu’Israël-Palestine soit également un « foyer juif » (quoi que cela puisse vouloir dire), Beinart semble également oublier que, historiquement, la Palestine était également un foyer pour sa population juive autochtone, comme elle l’était pour ses populations musulmane et chrétienne et ses autres minorités ethniques. Le mouvement national palestinien a toujours fait la distinction entre les Juifs natifs de Palestine et les colons juifs. C’est le sionisme qui a effacé cette distinction.

Les articles de Beinart poursuivent la discussion autour de la solution à un Etat et de l’échec de la solution à deux Etats. Mais nous devons nous poser la question : Sur quelles bases Beinart prône-t-il la solution à un Etat ? 

Ses articles indiquent qu’il reste un sioniste convaincu. Son soutien de la solution à un seul Etat ne résulte pas de son abandon du sionisme, mais est plutôt dû à une ambition de rendre le sionisme à nouveau « libéral », afin d’en faire quelque chose avec quoi les véritables sionistes « libéraux », comme lui, pourront vivre. 

Voici ce qu’il écrit :

« Il est temps que les sionistes ‘libéraux’ abandonnent le but de la ségrégation entre Juifs et Palestiniens et qu’ils adoptent le but de l’égalité entre Juifs et Palestiniens. Cela ne requiert pas l’abandon du sionisme. Cela requiert que l’on ravive sa compréhension, laquelle a été largement oubliée. »

Dans son appel à une solution à un Etat, Beinart essaie d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Il tente d’adopter une position progressiste en faveur de l’égalité, tout en effaçant la Nakba et en soutenant la légitimité du sionisme. Beinart reste loyal à la position sioniste « libérale » classique, qui considère la colonisation de la Palestine en 1948 et la Nakba comme légitimes, tout en cataloguant 1967 comme une menace contre le projet d’un Etat juif moral en Palestine.

Fondamentalement, pour Beinart, c’est l’incapacité des accords d’Oslo à résulter en deux Etats qui rend la solution à un Etat nécessaire – et non la correction d’une injustice historique.

S’en prendre à la cause fondamentale

Puisque la colonisation est considérée comme superflue, dans son analyse, c’est la quête en faveur de l’égalité des droits entre Juifs et Palestiniens, plutôt que la décolonisation, qui guide son soutien à la solution à un Etat.

Beinart écrit :

« De nombreux mouvements politiques du siècle dernier qui parlaient le langage de l’indépendance nationale – du Front de libération national algérien au Vietcong – ont perdu de leur éclat, comme modèles. Mais la revendication en faveur de l’égalité (…) conserve un énorme pouvoir moral. »

Beinart est manifestement plus à l’aise avec le langage de l’égalité « libérale » qu’il ne l’est avec le vocabulaire anticolonial. Sa présentation de la solution à un Etat comme une question d’égalité n’est pas simplement une affaire de pragmatisme ou une tentative de s’adresser à un large public international en Occident. C’est un refus idéologique profond de reconnaître dans le sionisme une idéologie raciale et colonialiste d’implantation.

L’égalité est importante. Il y a une raison si même les revendications les plus élémentaires d’égalité sont perçues comme une menace par l’Etat israélien. Mais l’inégalité n’existe jamais dans le vide : En Palestine, elle est le produit de la logique raciale et coloniale sioniste, qui rend les Juifs supérieurs aux Palestiniens.

L’égalité en tant que cadre « libéral » ne peut nous permettre d’avancer que si nous ne nous en prenons pas à la cause fondamentale de l’inégalité : le sionisme.

Comme les Palestiniens le disent depuis toujours, un Etat unique démocratique et inclusif constitue une marche en avant. Mais la solution à un Etat ne peut reposer uniquement sur des revendications d’égalité, comme le suggère Beinart. La route vers l’égalité passe par un processus profond de décolonisation et de dé-racialisation.  


Publié le 15 juillet 2020 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal

Lana Tatour

Lana Tatour

Lana Tatour est post-doctorante Ibrahim Abu-Lughod au Centre pour les Etudes sur la Palestine à l’université Columbia.

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