Trois récits de détention en Israël
Khalil Skeik, étudiant de dernière année en médecine. Ahmad al-Ghazali, travailleur de la construction. Muhammad Obeid, journaliste. Parmi des milliers d’autres Palestiniens, ils se sont retrouvés en détention en Israël.
Tareq Zaqout, 19 décembre 2024
Le 21 mars, Khalil Skeik, 24 ans, et un certain nombre de médecins étaient convoqués par les militaires israéliens à des fins d’interrogatoire.
L’armée israélienne était en train d’assiéger l’hôpital al-Shifa de Gaza depuis quatre jours, à ce moment.
Khalil Skeik était étudiant de dernière année en médecine. Dès le début de l’attaque israélienne contre Gaza, en octobre 2023, il avait décidé de se porter volontaire à al-Shifa. Il avait vu à quel point le personnel sur place était débordé par le nombre impressionnant de blessés et de mutilés et il avait voulu faire tout son possible pour aider.
À plusieurs reprises, l’armée israélienne avait déjà ciblé al-Shifa, le plus important hôpital de Gaza, avant que l’opération ne se mue, en mars 2024, en un siège de deux semaines.
En novembre 2023, les Israéliens avaient même convaincu les EU de présenter le complexe hospitalier comme le siège du commandement central du Hamas, une allégation que l’armée israélienne tentait d’étayer à l’aide d’un document infographique répugnant montrant par le détail une espèce de repaire de bandits du plus pur style James Bond occupant plusieurs niveaux dans les sous-sols de l’hôpital.
Jamais on n’a découvert ce centre de commandement, mais Israël avait inauguré un modèle selon lequel il allait pouvoir cibler chaque hôpital de Gaza l’un après l’autre. Il s’en est suivi la destruction quasi totale de plus de la moitié des 36 hôpitaux de Gaza, n’en laissant aujourd’hui que 17 debout, très endommagés et à peine fonctionnels.
En mars, les tourments personnels de Khalil Skeik allaient commencer.
Des milliers de Palestiniens de Gaza ont été arrêtés, au cours des 14 mois écoulés, si nombreux et avec si peu de transparence que ni leur nombre réel ni même la destination de beaucoup d’entre eux ne sont connus.
Les trois hommes présentés dans cet article ont tous eu la malchance de faire partie des personnes arrêtées, mais ils ont toutefois eu la chance de survivre à leur expérience pour venir raconter leur histoire.
Khalil Skeik en faisait partie. Et son récit résume bien la nature arbitraire des actions de l’armée israélienne.
Le mauvais endroit
Quand il a eu lieu finalement, l’interrogatoire a été « rude », a expliqué Khalil Skeik à The Electronic Intifada. Mais, apparemment, il n’a rien fourni d’utile aux militaires. Ils ont laissé Khalil Skeik s’en aller mais lui ont dit de quitter le périmètre de l’hôpital.
Toutefois, dès qu’il a tenté de le faire, il s’est fait tirer dessus, prétend-il, par un char israélien.
« Dès que j’ai quitté l’hôpital, j’ai été touché par une balle provenant d’un char, ce qui m’a forcé de faire demi-tour pour me faire soigner »,
dit-il, après avoir perdu un pouce dans l’incident.
Le surlendemain, le 23 mars, les militaires avaient ordonné l’évacuation de tous les patients en mesure de marcher. Khalil Skeik en faisait partie mais, du fait que son nom ne figurait pas sur la liste des patients que les Israéliens avaient obtenue au préalable, il avait été arrêté.
Menotté et les yeux couverts d’un bandeau, il avait été emmené vers un centre de détention israélien dans le désert du Néguev, où on l’avait battu avec une extrême violence, dit-il, dès son arrivée.
« Je suis tombé face contre terre et je pouvais sentir une odeur de sang. Puis un soldat m’a marché sur le visage. »
Déjà blessé, la santé de Khalil Skeik s’est détériorée, en détention, au point qu’il avait besoin qu’on opère sa mâchoire brisée ; on l’a donc transféré au Centre médical Soroka.
« J’ai été forcé de signer pour une opération alors que j’étais tout seul, sans le moindre membre de ma famille à mes côtés »,
dit-il.
Après l’opération, il a été renvoyé directement au centre de détention sans rien en guise de traitement postopératoire.
« Je ne pouvais pas manger à cause de mes blessures »,
dit-il.
Et les conditions étaient exécrables. Régulièrement, on lui passait les menottes et on lui bandait les yeux pendant des heures, dit Khalil Skeik. En raison de ses blessures, il pouvait à peine manger les rations alimentaires dérisoires qu’on donnait aux prisonniers, une nourriture si pauvre qu’il la qualifiait de « dégradante ».
Il avait été libéré le 2 mai, après 40 jours de détention. Il avait perdu son pouce droit et souffrait de fractures à la mâchoire.
Mais, bien qu’il soit libre, dit-il, il ne ressent ni soulagement ni joie.
« Je marche dans les rues alors que les bruits des avions et des bombardements retentissent autour de moi. La guerre ne fait que s’intensifier et mes amis sont toujours emprisonnés. »
Le pays des rêves
Ahmad al-Ghazali, 34 ans, était censé retourner à Gaza le jeudi précédant le 7 octobre.
Travailleur de la construction dans les limites de 1948, Ahmad al-Ghazali explique à The Electronic Intifada qu’il avait dû reporter son retour du fait qu’un ami, Ahmad Nasr, avait obtenu un rare permis de travail israélien et qu’il avait promis de lui donner un peu de formation élémentaire.
Le matin du 7 octobre, Ahmad Nasr s’était réveillé en apprenant les infos sur ce qu’il se passait. Dehors, les gens couraient pour trouver un abri. Les deux ouvriers avaient décidé de rester hors de vue le plus longtemps possible.
Mais leur présence avait été découverte. Le 10 octobre, Ahmad al-Ghazali parlait au téléphone avec sa mère à Gaza, tentant de la rassurer à propos de sa sécurité.
« ‘Maman, tout va bien ici’, lui avais-je dit. ‘Ne t’inquiète pas. Je dois juste rester ici quelque temps’ ».
Il avait été interrompu par des coups sourds sur la porte de l’appartement et des voix en colère qui criaient à l’extérieur.
Il avait téléphoné immédiatement à son employeur israélien, Yair, qui était arrivé pour sauver les deux hommes d’une foule agitée qui leur lançait des insultes et des menaces.
Yair les avait emmenés chez lui où ils avaient passé une nuit dans une caravane installée dans le jardin, malgré les virulentes objections des voisins.
Le lendemain, Yair avait conduit les deux hommes au check-point militaire de Tarqumiya donnant accès au sud de la Cisjordanie.
Ahmad avait des proches au village de Dura, près de Hébron, et les deux hommes avaient dépensé le peu d’argent qu’ils avaient pour s’y rendre. Le lendemain, un homme avait reconnu l’accent gazaoui d’Ahmad al-Ghazali et lui avait suggéré de chercher de l’aide auprès d’une association locale soutenant les travailleurs de Gaza en Cisjordanie.
Ahmad Al-Ghazali et quatre autres hommes avaient été emmenés, via un petit appartement à Hébron, vers une station touristique appelée Dream Land (le pays des rêves) à Nuba, un village des environs de Hébron.
Arrestation et retour
À Dream Land, ils étaient désormais 13 travailleurs de Gaza, explique Ahmad al-Ghazali à The Electronic Intifada. Du fait que l’armée israélienne rassemblait les Palestiniens de Gaza avec des CI de Cisjordanie, ils avaient tenté de garder profil bas.
Ça n’avait marché qu’un temps. Le 10 novembre, l’armée israélienne avait envahi Nuba et Dream Land et avait arrêté tout le monde. Ahmad a-Ghazali s’était caché sous une table mais avait été finalement découvert et châtié pour avoir tenté d’échapper à la capture.
« Ils m’ont battu si sévèrement, quand ils m’ont trouvé, que j’ai pensé que je ne survivrais pas à ces coups. »
Les travailleurs avaient été emmenés à la prison militaire d’Ofer, près de Ramallah, où les soldats leur avaient confisqué leurs affaires personnelles avant de les placer dans une section en plein air de la cour de la prison. Après des heures d’attente, les soldats avaient lancé les noms de sept détenus, dont al-Ghazali, afin de les interroger.
Ce devait être la première de quatre journées d’interrogatoires intenses et profondément coercitifs.
On avait demandé à Ahmad Al-Ghazali qu’il situe sa maison dans la ville de Gaza sur une carte. On lui avait également demandé si des membres du Hamas vivaient dans cette zone. Et si des gens de la zone nourrissaient des « sympathies » pour le Hamas.
« Je ne connais personne », avait dit al-Ghazali à ses interrogateurs. « Je ne suis qu’un travailleur qui essaie de gagner sa vie pour sa famille. »
On l’avait soumis à diverses formes de pression psychologique. À un moment, dit-il,
« ils m’avaient fait asseoir pendant des heures sur des pierres froides dans une cour en plein air alors que je ne portais que des vêtements légers. Ils voulaient me briser. »
À un autre moment, on lui avait dit qu’il était un prisonnier de guerre et que les soldats avaient reçu des ordres en vue de l’exécuter.
« L’un d’eux avait compté ‘3, 2, 1’ en pointant son fusil sur ma tête. J’avais fermé les yeux en pensant que c’était terminé. Puis ils avaient éclaté de rire en disant que c’était une blague. »
Après cinq jours de ce traitement, lui et quelques autres avaient été « jetés » dans un bus et emmenés au passage de Kerem Shalom vers Gaza où on leur avait dit, de là, de se rendre au passage de Rafah.
Ahmad al-Ghazali vit aujourd’hui avec un proche à Deir al-Balah. Il n’a pas pu retourner chez lui à Gaza, auprès de sa femme, Huda, et de leurs trois enfants, Lana, 8 ans, Muhammad, 6 ans, et Ahlam, 18 mois.
Un journaliste arrêté
À la mi-novembre 2023, quand l’habitation de Muhammad Obeid, dans le quartier de Sabra à Gaza, s’était retrouvée sous d’intenses bombardements, lui et plusieurs autres avaient décidé d’abandonner leurs maisons et de tenter de trouver un endroit plus sûr.
Muhammad Obeid – un journaliste de Press House – n’avait avec lui que les vêtements qu’il portait. Il avait agité un linge blanc pour signaler aux militaires qu’il ne constituait pas une menace. Un char était garé au coin de sa rue, qui hébergeait également le QG du Programme de développement de l’ONU à Gaza.
« Le coin grouillait de soldats qui observaient à 100 mètres de distance, installés au sommet d’une colline toute proche et armés de fusils de sniper et de caméras »,
explique Obeid à The Electronic Intifada.
Comme il marchait, il avait entendu une voix qui l’appelait.
« ‘Toi, l’homme en pantalons blancs, viens ici !’ Le soldat me pointait du doigt en disant : ‘Oui, toi.’ Je me suis approché et il m’a ordonné d’enlever tous mes vêtements en face d’eux, pendant qu’un sniper pointait son arme sur moi. »
On lui avait entravé les mains et les pieds et on lui avait bandé les yeux avant de le traîner sur 200 mètres environ et de le jeter sur du gravier rugueux. Les militaires l’avaient raillé en l’accusant d’être un membre des Brigades Qassam du Hamas et de tuer des soldats.
Il avait été emmené dans un local pour y être interrogé sur ses allées et venues le 7 octobre, et on lui jetait sans arrêt à la figure des questions similaires, dit-il.
« Où étais-tu, le 7 octobre ? »
« Tu sais où se trouvent les tunnels ? »
« Où sont cachées les roquettes ? »
Muhammad Obeid était chez lui. Il avait essayé de convaincre les soldats. Il avait essayé de le leur prouver, mais personne ne voulait l’écouter et les conditions avaient empiré. À un moment, dit-il à The Electronic Intifada, on l’avait forcé à rester debout six heures d’affilée.
« Ç’avait été la journée la plus froide de l’année, et je ne portais que des sous-vêtements. Ils m’avaient placé dans une zone en plein air exposée au vent et, quand la pluie s’était mise à tomber, cela n’avait fait qu’empirer les choses. »
La propagande
Un jour, les soldats l’ont traîné dehors et l’ont installé devant une caméra avec un drapeau israélien derrière lui. Mais, quand un interrogateur a vu qu’il avait du sang sur son visage – après une séance de coups –, il lui a ordonné de le nettoyer.
Un autre jour, déclare Obeid, « ils m’ont dit de rire devant la caméra, même si je pouvais à peine me tenir debout à cause de la douleur. »
Lors d’un interrogatoire, l’enquêteur avait examiné le téléphone d’Obeid, qui contenait des photos d’enfants de Gaza tués par des frappes aériennes.
Le militaire lui avait dit que les enfants avaient été des « boucliers humains ». Obeid affirme qu’il avait répondu avec colère : « Ce sont des enfants, des civils que vous avez tués sans raison ! »
Tout au long de sa détention, sa principale préoccupation avait été sa famille.
« Tout ce que je pouvais en penser, c’était de les retrouver sains et saufs. »
Le 23 décembre 2023, après 40 jours de détention, il avait été surpris d’entendre son nom parmi les gens destinés à être libérés.
« Je n’y avais pas cru jusqu’au moment où j’avais signé les papiers de libération »,
dit Obeid.
Et le dernier jour de détention avait été « différent », ajoute-t-il.
« Ils nous ont donné des vêtements propres, des pantoufles, du savon pour nous doucher. Quand nous sommes arrivés au passage de Kerem Shalom, des caméras nous entouraient et ils nous ont donné du chocolat et de l’eau juste en face des médias. »
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Tareq Zaqout est écrivain et professeur à Gaza.
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Publié le 19 décembre 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine