Le Phénix renaissant de ses cendres

Au cœur de Gaza, le monument  Phénix est toujours debout, une allusion à une ancienne légende cananéenne, dans laquelle l’oiseau mythique meurt dans les flammes avant de renaître ensuite de ses cendres.

C’est un message adressé au monde : Gaza se relèvera à nouveau, comme elle l’a toujours fait. Depuis des millénaires, la ville est un cimetière, pour les envahisseurs, et elle ne cessera d’être une épine dans le flanc des occupants.

 

Le Phénix renaissant de ces cendres. (Photo) : La route sinistre qui mène à l'hôpital Al-Ahli. Photo : Une balade matinale dans la ville de Gaza révèle un paysage étrange et surréel.

Une balade matinale dans la ville de Gaza révèle un paysage étrange et surréel. (Photo : Omar Ashtawy / APA images)

 

Yousri Alghoul, 3 avril 2025

Très tôt, un matin de novembre, encore enveloppé du reste d’obscurité qui précède le lever du soleil, j’avais quitté le camp de réfugiés Beach Camp, à Gaza, et je m’étais mis en route pour l’hôpital arabe Al-Ahli.

Mon père devait y subir un traitement post-opératoire après que son problème de pied diabétique avait empiré et qu’on lui avait amputé une jambe.

Son esprit était brisé et, avec trois de mes frères et sœurs, nous le veillions à tour de rôle. Un de mes frères s’était retrouvé dans le sud de Gaza, ne disposant que des bribes d’informations d’un coup de fil occasionnel en vue de s’enquérir de l’état de notre père et de notre réalité quasi insupportable dans le nord.

Je portais le poids de l’obscurité dans mon cœur et j’étais profondément anxieux de me mettre en route à une telle heure. La courte distance – sept kilomètres, peut-être – me séparant de l’hôpital me semblait interminable. Un drone israélien planait au-dessus de moi, suivant apparemment chacun de mes pas. Mon cœur battait à tout rompre dans la crainte d’une frappe soudaine de missile. Les rues étaient étrangement désertes.

Je m’étais arrêté à un coin, fixant des yeux le sol toujours souillé du sang des amis de mon fils Rauf qui jouaient aux billes en cet endroit quelques semaines à peine plus tôt, lorsqu’un opérateur de drone israélien avait lancé un missile sur eux.

Leurs cinq corps d’enfants avaient été complètement déchiquetés et leur jeu innocent avait pris fin dans une mort violente.

Rauf avait quitté la partie un peu plus tôt quand sa grand-mère l’avait appelé pour le lunch. Il avait eu de la chance, mais il pleure toujours ses amis, qui avaient été déplacés de divers endroits de Gaza vers le camp – unis dans la tragédie, liés à jamais dans le sang.

Un peu plus loin, je m’étais encore arrêté, cette fois pour me souvenir de cinq de mes amis.

Tels les doigts de la main, ils étaient inséparables. C’étaient des volontaires, qui s’étaient engagés à aider les blessés à la suite d’un raid israélien contre le camp de réfugiés Beach Camp, en juin dernier.

Ils étaient assis sous un arbre solitaire et riaient – jusqu’au moment où leur rire s’était fracassé comme des éclats de verre, leurs corps envoyés en l’air par un missile sans pitié. Je les avais vus mourir, ce jour-là, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Puisque les cimetières étaient remplis, on les avait enterrés côte à côte dans le parc du camp, alignés comme des fleurs de jasmin dans la même direction que la prière, la qibla.

 

Une ironie cruelle

La route n’était pas sûre.

Chaque maison de la rue Tariq Ibn Ziyad avait été détruite, ses abords disparaissant sous les décombres et la poussière.

Dans les allées étroites, il n’y avait pas d’écho des chansons de la chanteuse libanaise Faïrouz comme on en entendait toujours le matin. Seuls, mes pas hésitants perturbaient le silence.

Le drone au-dessus de moi ne cessait de me tenir à l’œil.

La lumière du jour s’était levée. Des personnes dont les maisons avaient été détruites s’agitaient dans les vitrines des boutiques où certains avaient bricolé des abris de fortune, cherchant la sécurité dans les vestiges squelettiques des immeubles détruits par les bombes.

Je me parlais vaguement à moi-même en passant près d’une maison devant laquelle un groupe de chevaux étaient attachés ; peut-être une famille de fermiers qui transportaient des marchandises dans des charrettes tirées par des chevaux. Ils s’étaient réfugiés dans une maison qui avait naguère appartenu à une riche famille, possédant peut-être des voitures de luxe et des SUV, et qui avait fui vers le sud.

Et c’est ainsi, pensais-je, qu’une famille déplacée, qui s’était peut-être longuement débattue contre la pauvreté, logeait désormais dans les ruines d’une demeure opulente. Quelle ironie cruelle.

À Gaza, la folie est la nouvelle normalité.

 

Graffiti près de l'hôpital Al-Shifa Hospital. (Photo : avec l'aimable autorisation de l'auteur)

Graffiti près de l’hôpital Al-Shifa Hospital. (Photo : avec l’aimable autorisation de l’auteur)

 

À un croisement situé près de l’endroit où le journaliste d’Al Jazeera Ismail al-Ghoul et le cameraman Rami al-Rifi avaient été tués lors d’une attaque israélienne en juillet 2024, se dressait un sycomore solitaire.

C’était pour ainsi dire la seule chose à être restée debout ici. Des maisons avaient été transformées en poussière, des mosquées et des églises n’étaient plus que ruines. Les barricades, les décombres et les trottoirs défoncés rendaient ici tout mouvement quasiment impossible. Une villa nouvellement construite, terminée deux mois à peine avant octobre 2023 et à grands frais, semblait-il, n’était plus désormais qu’un amas de débris.

Plus près de l’hôpital Al-Shifa, le terrain s’était mué en montagnes de débris. Sur un mur tout proche, quelqu’un – sans doute un soldat israélien – avait griffonné des graffitis menaçants en anglais.

Il ne restait plus de vie dans cette ville.

Un peu plus loin, l’Université Dar al-Kalima avait été réduite au silence. La section gazaouie d’une école d’art créée pour encourager les artistes locaux et qui proposait des classes de thérapie artistique aux enfants traumatisés par les bombardements israéliens répétés au fil des années, avait été complètement détruite voici un an par l’armée israélienne, qui n’avait laissé derrière elle que les sombres vestiges d’un indicible génocide.

 

Renaître des cendres

Pendant un moment, j’avais imaginé que j’étais seul dans ces endroits désolés. Mais je me trompais.

Alors que le matin se levait, j’avais vu quelques jeunes hommes qui ramassaient du bois à brûler. L’un d’eux s’échinait à abattre un arbre. Un enfant fouillait dans les décombres, récupérant des restes de mobilier. Je m’étais demandé si ces jeunes hommes avaient été étudiants à l’université ? Des ingénieurs ?

Les écoles de Gaza étaient devenues des abris. Puis, une par une, elles s’étaient muées en fosses communes.

Mon trajet jusqu’à l’hôpital arabe Al-Ahli avait été long, j’avais les pieds endoloris et mes vêtements étaient couverts de poussière. En passant devant les ruines d’Al-Shifa, naguère le plus grand hôpital de Gaza et peut-être de toute la Palestine, je n’avais vu qu’un paysage surréel, comme hanté.

Vers l’ouest, des martyrs avaient été plantés comme des fleurs. Vers le sud, la morgue était devenue une décharge. Vers l’est, des restes de massacres, où des docteurs et des patients avaient été exterminés puis enterrés dans des fosses communes.

Comme je me rapprochais d’Al-Ahli, les rues se remplissaient des personnes faisant la queue devant la seule boulangerie restante de la zone. Une grande foule de centaines de personnes – des femmes, des enfants, des personnes âgées – attendait en une longue file, et toutes ces personnes se bousculant pour une miche de pain qui ne leur aurait pas duré plus d’une demi-journée. C’était une scène au-delà de toute compréhension, au-delà des mots. On aurait dit une cour de prison.

Comment en étions-nous arrivés là ? Et comment allions-nous en sortir ?

J’avais poursuivi mon chemin, dépassé les vestiges carbonisés du Centre culturel Rashad Al-Shawa où, naguère, nous organisions des rencontres littéraires et artistiques. Son plafond était désormais béant, implorant son salut, sa bibliothèque avait été vidée, non pas par des personnes désireuses de s’instruire, mais par des désespérés qui avaient sans doute utilisé ses livres comme combustible de cuisson vu l’absence de gaz.

Borges, Marquez, Naguib Mahfouz, Al-Bayati — tous avaient été réduits en cendres en compagnie d’Einstein et d’Ibn Khaldoun, de Marx et d’Ibn Kathir.

Au cœur de Gaza, le monument au Phénix (*) est toujours debout, une allusion à une ancienne légende cananéenne, dans laquelle l’oiseau mythique meurt dans les flammes avant de renaître ensuite de ses cendres.

C’est un message adressé au monde : Gaza se relèvera à nouveau, comme elle l’a toujours fait. Depuis des millénaires, la ville est un cimetière, pour les envahisseurs, et elle ne cessera d’être une épine dans le flanc des occupants.

Malgré le carnage, malgré le sang, nous savons que la route vers nos foyers est pavée de souffrance. Mais ce qui compte, c’est la destination.

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Yousri Alghoul est un romancier, nouvelliste et essayiste primé qui vit à Gaza.

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Publié le 3 avril 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

Note

(*) La sculpture du Phénix, renaissant de ses cendres de notre ami Iyad Sabbah, peintre et sculpteur palestinien qui vit actuellement à Charleroi (NdT).

Le Phénix renaissant de ses cendres

La sculpture a été réalisée en l’an 2000. La photo date de novembre 2023.

 

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