Francesca Albanese : « La présidente de l’UE devrait être jugée pour complicité dans les crimes de guerre d’Israël »
La présidente de l’UE devrait être jugée pour complicité dans les crimes de guerre d’Israël, estime la meilleure spécialiste de l’ONU pour la Palestine. « Je ne suis pas quelqu’un qui dit : ‘L’Histoire les jugera’. Ils devront être jugés bien avant cela », a déclaré Francesca Albanese dans une interview exclusive.
Arthur Neslen, 3 mai 2025
Au moment où la Cour internationale de Justice entreprend ses prochaines démarches pour enquêter et poursuivre les crimes de guerre dans l’agression d’Israël contre Gaza, la meilleure spécialiste de la Palestine aux Nations unies fait pression pour une responsabilisation plus grande encore au niveau international.
Dans une interview exclusive de grande envergure accordée à The Intercept, la rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupées, Francesca Albanese, a demandé que les hauts responsables de l’Union européenne – dont la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen – soient confrontés à des accusations de complicité dans des crimes de guerre en raison de leur soutien à Israël au cours de ses 18 mois d’offensive contre Gaza.
« Le fait que les deux principales figures de l’UE poursuivent leurs activités habituelles avec Israël est plus que déplorable »,
a déclaré Albanese.
« Je ne suis pas quelqu’un qui dit : ‘L’Histoire les jugera’. Ils devront être jugés bien avant cela. Et ils devront comprendre qu’on ne peut en aucun cas confondre immunité et impunité. »
Israël a tué plus de 50 000 personnes et détruit la quasi-totalité des infrastructures civiles de Gaza, depuis l’attaque du Hamas en octobre 2023. La plupart de ces morts étaient des civils – dont des dizaines de milliers de femmes et d’enfants.
Le but initial d’Israël de récupérer les otages capturés par le Hamas s’est transformé en une vision – soutenue par les États-Unis – de nettoyage ethnique des Palestiniens de Gaza. À cette fin, l’armée israélienne a intensifié ses attaques meurtrières, tout en appliquant un embargo étanche sur les vivres, l’eau, l’électricité et l’aide.
« Il est impossible de ne pas considérer cela comme une intention d’exterminer »,
écrivait le mois dernier l’ancien chef des affaires étrangères de l’UE, Josep Borrell.
Une plainte contre Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a été déposée à la Cour pénale internationale en mai dernier pour complicité dans des crimes de guerre et crimes contre l’humanité à Gaza.
Depuis son entrée en fonction en décembre, la nouvelle responsable des affaires étrangères de la Commission européenne, Kaja Kallas, a blâmé le Hamas pour une décision israélienne de rompre son cessez-le-feu en mars, elle a poursuivi des relations diplomatiques normales et a fait le vœu de « témoigner sa solidarité envers Israël ».
« La Convention de 1948 sur le génocide demande aux signataires non seulement de punir, mais aussi d’empêcher le génocide »,
a déclaré Mouin Rabbani, analyste du Moyen-Orient et chercheur non résident au Centre d’études sur les conflits et l’action humanitaire (CHS).
« Nous avons ici les deux principales responsables de l’UE qui refusent non seulement d’entreprendre ne serait-ce qu’une action symbolique pour empêcher le génocide, mais qui le normalisent et le soutiennent tout en sachant parfaitement que leur soutien facilite les crimes auxquels elles s’opposent nominalement. »
« C’est ainsi que, naturellement, les remarques et observations de la rapporteuse Albanese sont absolument pertinentes et entièrement correctes. »
Une porte-parole de la Commission européenne, le corps exécutif de l’UE, a insisté sur le fait que celle-ci était toujours engagé envers les lois internationales, en prétendant que les relations commerciales et diplomatiques des Européens avec Israël permettaient aux responsables d’exprimer leurs « positions et préoccupations ».
La porte-parole, Gioia Franchellucci, a déclaré :
« L’accord associatif avec Israël constitue la base juridique de notre dialogue en cours avec les autorités israéliennes et il fournit des mécanismes en vue de discuter les questions et de faire progresser nos points de vue. »
À la fin de l’an dernier, The Intercept a révélé qu’un rapport interne rédigé par une importante responsable des droits humains à l’ONU avait demandé aux pays européens de suspendre toutes relations politiques et tout commerce d’armement avec Israël, vu les preuves de crimes de guerre.
En sus de demander des comptes aux dirigeants de l’UE, Francesca Albanese a déclaré qu’elle travaillait à un rapport qui dénoncera des banques, des fonds de pension, des entreprises technologiques et des universités pour complicité dans la destruction de Gaza.
« Tous ceux qui sont impliqués et engagés dans l’occupation illégale, en lui apportant leur soutien, aident et facilitent les violations du droit international et des droits humains et certaines de ces violations équivalent à des crimes »,
a-t-elle dit.
« Il peut y avoir une responsabilité individuelle et une obligation individuelle pour ceux qui ont aidé et facilité ou rendu possibles de tels crimes. »
Bien que la Cour pénale internationale ait émis des mandats à l’encontre des dirigeants israéliens, dont le Premier ministre Benjamin Netanyahou, le professeur de droit international à l’Université du Middlesex, William Schabas, un spécialiste en matière de génocide, a déclaré que poursuivre une personnalité de haut rang bousculerait les conventions.
« Il est clair qu’il y a là un cas »,
a-t-il dit.
« Tous les partisans d’Israël dans le monde ne seraient pas taxés de ‘complicité’ mais elle est la dirigeante d’une très importante organisation intergouvernementale et elle encourage Israël. Je pense toutefois qu’il est déraisonnable de s’attendre à ce que le procureur de la CPI prenne l’affaire en charge, parce qu’il n’a fait qu’émettre quelques mandats d’arrêt identifiant des personnes du gouvernement israélien et il n’a témoigné aucun intérêt pour pousser la chose plus avant. »
Schabas ajoutait :
« Von der Leyen reflète clairement un position adoptée par de nombreux gouvernements de l’UE, qui consiste à soutenir Israël de façon très inconditionnelle, et ils le font en défiant carrément les informations publiques qui suggèrent qu’Israël commet d’épouvantables crimes à Gaza et en Cisjordanie. »
Les tout derniers appels à la responsabilisation juridique sont émis au moment où les audiences publiques de la Cour internationale de Justice se poursuivent à propos des obligations pour Israël d’autoriser l’accès de l’aide humanitaire – et de ses agences – aux territoires palestiniens occupés.
La cour avait précédemment décidé que les actions d’Israël à Gaza pouvaient « de façon plausible » équivaloir à un génocide et elle avait ordonné à Israël de permettre l’entrée de davantage d’aide.
La question a déclenché un bouleversement politique mondial et, tout en le minimisant, Francesca Albanese a déclaré qu’elle et sa famille avaient été les cibles de menaces de mort depuis la publication en mars 2024 de son rapport intitulé « Anatomie d’un génocide ».
« Ma sécurité est devenue moins certaine depuis que j’ai présenté mon rapport, ‘Anatomie d’un génocide’ »,
a déclaré Albanese.
« J’ai reçu des appels au beau milieu de la nuit qui nous menaçaient moi, les membres de ma famille et mes enfants. Naturellement, je ne peux pas vous dire que je suis en sécurité à 100 pour 100. Bien sûr, je prends des précautions. Bien sûr, là où je vis, je bénéficie de protection – on ne sait jamais ! – mais, en même temps, je ne me laisserai pas paralyser à cause de ces techniques de style mafieux. »
« Je viens d’un endroit qui m’a appris que la mafia tuait en silence »,
a-t-elle dit.
« Elle tue quand les gens ne lui opposent aucune réaction. C’est pourquoi je suis si motivée par ce que je fais. Je continuerai de parler jusqu’à ce que je n’aurai plus d’air dans les poumons. »
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Arthur Neslen est un journaliste indépendant qui opère à Bruxelles et dont le travail a été publié dans The Guardian, Reuters, Politico, Al Jazeera et la BBC. Il est l’auteur de deux ouvrages sur l’identité israélo-juive et palestinienne, « Occupied Minds: A Journey Through the Israeli Psyche » (Esprit occupés : Un voyage dans la psyché israélienne) et « In Your Eyes a Sandstorm: Ways of being Palestinian » (Dans vos yeux une tempête de sable ou diverses façons d’être palestinien).
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Publié le 3 mai sur The Intercept
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine