Un cauchemar pour les jeunes médecins de Gaza

Les jeunes médecins Abeer Ghirbawi, Mustafa Abu Foudah et Muhammad Ziara parlent du cauchemar qu’ils ont vécu en exerçant leur métier lors de l’agression militaire contre Gaza, cette année au mois de mai.

Abeer Ghirbawi, une chirurgienne de l’hôpital al-Shifa à Gaza, était enceinte de son premier enfant lors de l’attaque israélienne de mai dernier. (Photo : Jamileh Tawfiq)

Abeer Ghirbawi, une chirurgienne de l’hôpital al-Shifa à Gaza, était enceinte de son premier enfant lors de l’attaque israélienne de mai dernier. (Photo : Jamileh Tawfiq)

Jamileh Tawfiq, 13 octobre 2021

Jamais auparavant Abeer Ghirbawi n’avait travaillé sous une telle tension.

Quand Israël s’est mis à bombarder Gaza en mai, un docteur plus âgé les a rassemblés, elle et ses collègues, à l’hôpital al-Shifa.

Ce médecin a tenté d’apporter à tous et toutes un peu de soutien émotionnel et de les préparer aux horreurs qui allaient se produire. C’était la première fois qu’Abeer Ghirbawi, une chirurgienne de 28 ans, était en service médical lors d’une offensive majeure contre Gaza.

« Très vite, l’hôpital a été rempli de corps sans vie et de blessés nécessitant des soins immédiats », explique Ghirbawi.

« Oui, c’était plus pénible que je ne l’avais imaginé. Mais je devais m’efforcer de sauver le plus grand nombre de vies humaines possible – et ce, quelle que soit l’horreur de la situation. Je savais déjà que travailler dans ce genre de situation faisait partie de mon boulot. Mais j’ai été surprise de ma propre capacité à endurer les choses. »

Ghirbawi était dans une situation différente de celle de bien d’autres de ses collègues. Elle était enceinte de son premier enfant.

« Pour être honnête, j’avais presque oublié que j’étais enceinte », explique Ghirbawi, qui a mis son enfant au monde par la suite.

« J’étais heureuse d’avoir mon mari à mes côtés. Il est également médecin, et dans le même département. Être ensemble à l’hôpital était réconfortant. Mais nos deux familles étaient inquiètes à notre propos. »

Elle et son mari n’ont pu rentrer que deux fois chez eux durant les onze jours de l’offensive. 

Les parages de l’hôpital al-Shifa ont subi certaines des pires violences.

Al-Shifa est situé à proximité de la rue al-Wihda, à Gaza même, où Israël a provoqué un massacre le 16 mai. Le bombardement israélien a laissé un large cratère dans la route menant à l’hôpital.

En raison de ce cratère, les ambulances ont été grandement perturbées dans leurs allers et retours à al-Shifa.

 

« L’effroi et le stress »

En dépit de tous ses efforts en vue de rester concentrés et motivés, les membres du personnel d’al-Shifa ont été anéantis d’apprendre qu’un de leurs collègues figurait au nombre des plus de 40 personnes qui avaient péri dans ce massacre.

Le Dr Ayman Abu al-Ouf, chef de la médecine interne à l’hôpital, venait de rentrer chez lui après une journée de travail quand son quartier a été attaqué sans avertissement préalable. Lui, sa femme et deux de leurs enfants ont été tués – en même temps que ses parents et bon nombre de ses proches.

Omar, le fils du Dr Ayman Abu al-Ouf, a été blessé, dans ce massacre. Au contraire de ses parents et de ses frère et sœur, il a survécu.

Mustafa Abu Foudah, 27 ans, travaille à l’unité des soins intensifs d’al-Shifa, où Omar a été soigné.

Mustafa Abu Foudah travaillait à l’unité des soins intensifs de l’hôpital al-Shifa, au moment de l’attaque israélienne. (Photo : Jamileh Tawfiq)

Mustafa Abu Foudah travaillait à l’unité des soins intensifs de l’hôpital al-Shifa, au moment de l’attaque israélienne. (Photo : Jamileh Tawfiq)

« Nous n’avions aucune idée », déclare Mustafa Abu Foudah,

« de la façon dont nous allions expliquer à Omar que tant de membres de sa famille avaient été tués. J’ai beaucoup de mal à décrire cet incident. »

Les ressources de l’unité des soins intensifs (USI) étaient déjà sous pression avant l’attaque israélienne de mai. Son personnel était occupé à soigner des patients du Covid-19.

« C’était un grand défi pour nous que de faire face au Covid-19 et à l’attaque israélienne en même temps »,

déclare Mustafa Abu Foudah.

« Nous avons dû déménager des patients du Covid vers d’autres hôpitaux de façon à pouvoir limiter l’infection et contrôler la situation. C’était un gâchis total. Nous étions tous effrayés et stressés. Mais nous sommes parvenus à arranger tout en moins d’une heure – ce qui a été extrêmement rapide, vu les circonstances. » 

Mustafa Abu Foudah a eu des problèmes personnels graves au moment où l’attaque s’est produite. Son père n’était pas bien et il est décédé un peu plus tard.

« J’avais peur que quelque chose de mauvais lui arrive quand je n’étais pas à la maison »,

ajoute Mustafa Abu Foudah.

« En même temps, je devais me concentrer sur mon travail à l’USI, qui représente une grosse responsabilité. J’étais déchiré entre mon devoir envers mon père malade – qui m’a aidé à devenir médecin – et mes devoirs professionnels et nationaux. »

 

« Complètement abasourdi »

Aujourd’hui, l’unité des soins intensifs soigne à nouveau des patients du Covid-19. N’empêche que personne ne peut oublier les horribles journées de mai.

« Je peux toujours me souvenir de la puanteur de la guerre, les odeurs après les bombardements étaient suffocantes », explique Mustafa Abu Foudah. «

 Et le sang sur le sol de l’hôpital. Je peux également me rappeler la peur dans les yeux des gens, qu’ils soient patients ou médecins. Nous pouvions sentir que cette offensive était différente [des trois précédentes agressions israéliennes d’après décembre 2008]. Les bombardements étaient si près du centre de Gaza. Cela dépassait notre entendement d’imaginer les destructions ou d’y faire face. »

 

Muhammad Ziara était de service à l’hôpital al-Shifa quand Israël a perpétré un massacre tout près de là. (Photo : Jamileh Tawfiq)

Muhammad Ziara était de service à l’hôpital al-Shifa quand Israël a perpétré un massacre tout près de là. (Photo : Jamileh Tawfiq)

Muhammad Ziara, 34 ans, est chirurgien à al-Shifa. Il avait précédemment travaillé comme médecin lors de l’offensive israélienne de 51 jours contre Gaza en 2014.

Bien que la durée de l’offensive de mai, cette année, ait été plus courte, Ziara estime qu’elle a impliqué un ciblage plus important de la ville même de Gaza et, entre autres, du quartier qui entoure l’hôpital.

Au moment où a commencé le bombardement de la rue al-Wihda, dès l’aube de 16 mai, Ziara s’apprêtait à faire une pause-café. Il se trouvait à la porte de l’hôpital et se dirigeait vers une cafeteria située de l’autre côté de la route, quand il a entendu de violentes explosions.

« J’étais complètement abasourdi », dit-il.

« Je ne savais de quel côté aller. Les bruits étaient horrifiants et il était difficile de dire où exactement ils bombardaient. J’ai sorti mon téléphone et je me suis mis à filmer. »

« Honnêtement, ç’a été les deux minutes les plus longues de toute ma vie », ajoute-t-il.

« Après quoi je me suis retrouvé en train de courir pour retourner à l’hôpital de façon à pouvoir accueillir les blessés et les corps des personnes qui avaient été tuées. »

Ziara reconnaît qu’il reste en état de choc.

« J’essaie de faire attention à ma santé mentale »,

dit-il.

« La période qui suit l’attaque n’est pas plus facile que l’attaque même. »

Comme bien d’autres résidents de Gaza, Ziara craint qu’Israël ne lance une autre attaque majeure au cours des quelques prochaines années.

« Personne n’a envie de connaître à nouveau un tel cauchemar – ni même de l’imaginer »,

ajoute-t-il.  

« Mais, en tant que médecins, nous devons toujours être prêts. Cela fait partie de nos existences. »

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Jamileh Tawfiq est une journaliste et une photographe qui vit et travaille à Gaza.

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Publié le 13 octobre 2021 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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