L’insupportable beauté de Rifqa

RIFQA est un mot arabe, d’une légèreté éthérée, qui signifie compagnonnage, compassion ou gentillesse. C’est également le prénom de la grand-mère de Mohammad el-Kurd et le titre de son époustouflant premier recueil de poèmes. 

Susan Abulhawa commente ainsi l’étonnant premier recueil de poésie de Mohammad el-Kurd : « Laisser mes yeux glisser une seule fois sur certains vers n’avait guère suffi pour m’imprégner de l’insupportable beauté de ce livre. »

1e et 4e pages de couverture du recueil RIFQA (rédigé en anglais) par Mohammed El-Kurd 100 pp. Haymarket Books $16.00

1e et 4e pages de couverture du recueil RIFQA (rédigé en anglais)
par Mohammed El-Kurd
100 pp. Haymarket Books $16.00

 

Susan Abulhawa, 4 novembre 2021

RIFQA est un mot arabe, d’une légèreté éthérée, qui signifie compagnonnage, compassion ou gentillesse. C’est également le prénom de la grand-mère de Mohammad el-Kurd et le titre de son époustouflant premier recueil de poèmes. 

Bien qu’il fasse moins de cent pages, il m’a fallu plusieurs jours pour le lire, surtout parce que je n’ai cessé d’en relire de nombreux passages. Laisser mes yeux glisser une seule fois sur certains vers n’avait guère suffi pour m’imprégner de l’insupportable beauté de ce livre. 

Les mots assemblés par Mohammad dans ses poèmes ne proviennent pas de livres ou de dictionnaires. Ils sont arrachés aux nuages, excisés de ses propres os, excavés des contes et légendes de Jérusalem et des inscriptions sur ses pierres historiques, cueillis dans les traces des chars et la fumée de l’histoire. Il y a de la rage, dans ce livre – une rage mordante, défiante, inspiratrice qui enfle et se rétracte, et s’installe dans les espaces blancs qui renvoient les mots vers le bord de la page.

Au contraire de la légèreté du mot Rifqa, ce livre est lourd, il a le poids des 103 ans de la vie de Rifqa en tant que réfugiée, une femme aux mots définitifs infinis – que Mohammad appelle des phrases chocs –, le poids d’un amour matriarcal débordant, du désir angoissé de respirer d’un peuple autochtone colonisé, le poids d’un irrespect généralisé émanant de ce qui a été modifié, enterré, rasé et dissimulé sous des couches de peinture. À diverses reprises, il reconnaît cette lourdeur, en recourant généralement à des métaphores associées au cheval.    

les chevaux et les roquettes que j’ai fourrés dans mon sac (p. 73)

en gardant sous mon lit une douzaine de chevaux morts (p. 74)

halant des chevaux morts à bord 

nouvelles villes                    

nouveaux drones (p. 75)

Comme chaque mot de ce livre, la référence au cheval est délibérée et précise. Il existe tout un héritage poétique de chevaux dans la littérature palestinienne. Le titre d’un des recueils de Darwich est « Pourquoi avez-vous laissé le cheval seul ? », celui d’un de ses poèmes aimés, « Le cheval est tombé du poème », et celui du roman séminal d’Ibrahim Nasrallah, « Le temps des blancs chevaux ». El-Kurd raconte un moment des dernières années de Rifqa, quand sa lucidité avait commencé à faiblir (p. 85) : 

En juillet dernier, elle m’a demandé comment nous allions rentrer à la maison. Avec nos motos, ai-je dit en gloussant. 
Tu prendras ta moto, et je prendrai mon cheval. 
Ses phrases chocs restées intactes                   
son petit sourire imperturbable.

….

« L’Amérique c’est la raison ». Dis-leur : « Buvez la mer. » 
Laissez-les monter leurs plus grands chevaux. 
Jérusalem est à nous.

Au début du livre, deux poèmes affrontent le regard occidental. Dans le premier, l’auteur est aimablement généreux avec son ami américain naïf. Le second est un poème « trouvé », construit à partir d’un article du New York Times parlant de Sheikh Jarrah, son propre quartier de Jérusalem. En guise de correction de l’information, le poème tente de dégager la vérité à partir de l’ordonnancement politique de circonstance. « Je refuse d’attendre dans l’épave » : Tels sont les mots implicites de l’auteur, dans ces poèmes, et voici ses propos explicites finaux, dans le livre.

Mohammad est « Né le jour de la Nakba (…) parmi la poésie »

Les chants de libération à l’extérieur de la chambre d’hôpital
dirent à ma mère
de pousser.

Le poème « Trois femmes » (p. 41) englobe l’esprit féministe, internationaliste et matériel de ce livre – trois femmes enceintes : L’une « aux cheveux noirs et à la peau brune », à Atlanta, « déborde d’une statistique » ; l’une « à la peau olivâtre et vendant des olives » à Jérusalem « représente une menace sécuritaire » ; et l’une de Gaza, qui « vit où les bulldozers reposent sur les nuages » et qui « perçoit le cordon ombilical comme un nœud coulant ». Le lecteur peut reconnaître d’autres parallèles tout au long du recueil. Dans « Voici pourquoi nous dansons » (p. 6), son père lui dit que chaque parent dit à son fils noir ou à sa fille noire :  

Mon père m’a dit : « La colère est un luxe que nous ne pouvons nous permettre. »  
Sois posé, calme, silencieux – ris quand ils te le demandent, 
souris quand ils parlent, réponds-leur, 
éduque-les. 

Nous pieds sont blessés, mais le rythme reste, 
qu’importe les adjectifs sur mes épaules. 
Voici pourquoi nous dansons :  
Parce que crier n’est pas autorisé.

Bien que ses poèmes soient rédigés en anglais, la seconde langue de Mohammad, l’Asie occidentale est toujours présente et l’arabe est souvent mis au centre – parfois dans un transfert de graphie (watteeni wazzaytoon, p. 4), parfois interprété (« Amal Hayati », p. 60), et parfois restant dans sa gloire d’origine, demandant au lecteur de le respecter sans recevoir d’explication (« Une grande partie de ce qui reste est مسخرة Comment traduisez-vous مسخرة ? », p. 67). À l’occasion, il marie les deux langues comme suit : « goddamns (nom de Dieu) et hisbiyallahs (Allah me suffit) » (p. 6) ou répond en traduction sans clarifier plus avant (boire la mer,  p. 7).

De temps à autre, Mohammad s’arrête pour reconnaître les rudes épaules sur lesquelles il s’appuie – Rifqa, naturellement, Malcolm X, Nizar Qabbani, Nina Simone, Mahmoud Darwich, Edward Saïd, Audre Lord, Abu Arab, Toni Morrison, Um Kalthoum, Frantz Fannon, B.B. King – et il fait signe à ses contemporains – Naomi Shehab Nye, Suhair Hammad, Nicki Minaj, Jackie Braje

Quelque part dans ce poème 
Edward Saïd jette une pierre. (p. 79)

Bien des poèmes, et particulièrement ceux qui font référence à son propre monde intérieur, sont entrecoupés de larges espaces dans les vers mêmes ou entre deux vers, ce qui confère un sentiment visuel de fragmentation, de mots manquants ou de demi-vers manquants, ou de choses démantelées et effacées, de matière noire non perçue mais existant certainement. Mais on ne rencontre rien de tel quand il parle de personnes spécifiques, de réalités ou de moments de l’histoire palestinienne. Dans « Pas de Moïse dans le siège », il rend hommage à Ahed, Zakaria, Mohamed et Ismael Bakr, les quatre garçons tués par les tirs de la marine israélienne alors qu’ils jouaient au foot sur une plage de Gaza. Ici, son vers est finement tricoté, tout empreint d’amour et de résolution, de respect, de colère et d’angoisse.

Nous étions des branches dans le vent, 
notre joie éclatait sur la plage. 
Un ballon de foot entre les pieds, 
nous étions nous-mêmes du foot entre leurs pieds. 
Nulle part où courir. Pas de Moïse dans le siège. 
Les vagues se chevauchaient, brodées, tissées 
en un passage infranchissable, indivisible – sans vraisemblance, 
vers la plupart des jours à venir que nous pleurons déjà.

Il donne son amour à un garçon sans nom qui vend du chewing-gum à Qalandiyah (p. 35) – « Le garçon a huit ans, ce qui en fait vingt-deux pour les Américains » ; à une femme vieillissante et sans nom qui  tombe endormie sur son épaule (p. 38) – « Ses sifflements quand elle dort sont saccadés, ses poumons – je présume – étaient brodés de cris, grenus et gris » ; à une fille de quinze ans tuée parce qu’elle tenait en main une lime à ongle – « La violence, ce ne sont pas des enfants qui affrontent des dragons », à Mahfoutha Ishtayyeh, qui s’était enchaînée à son olivier – « une peau d’olive sur une peau d’olive ».

Par moment, on perçoit sensiblement une remise en question des méthodes mêmes de l’auteur, une tension entre le fusil et la plume, entre des passions qui s’opposent en lui. Dans « Le garçon qui vend du chewing-gum à Qalandiyah » (p. 34), il écrit : « Une femme lui dit qu’une plume est une épée. Qu’est-ce qu’une plume, face à un fusil ? » Et, plus tard, dans « Anti-biographie » (p. 66), l’un des poèmes où il traite de sa propre évolution politique, il écrit :   

Je crois que l’identité est une chose éculée,
qui m’aurait enragé quand j’avais dix-sept ans. 
Mes croyances actuelles l’auraient fait –  
                                     sauf pour les fusils 
nous sommes tous d’accord sur les fusils.

Il écrit encore : « À un moment donné, la métaphore fatigue. À un moment donné, j’attraperai une brique » (p. 70) ; et « Les métaphores me pèsent Des enfants jetaient des pierres Les sirènes étaient des berceuses / feux d’artifice ; des bombes et nous en étions malades » (p. 50). 

Nous sentons son sentiment de culpabilité, aussi, d’avoir eu quelque chose de plus que d’autres fils de la Palestine.

En vérité j’ai honte de mes rêves. 
Il y a ceux qui rêvent de voir l’océan, 
des hommes de Palestine qui ont vu la tombe avant de voir les galets, 
                                      le cercueil avant de voir la côte.

Par moments, je décrochais tout en lisant, je retournais en arrière pour lire et relire encore. J’aime les mots qui me remuent le cœur. C’est le meilleur genre de littérature. Il y a deux poèmes en particulier que je lis et relis intentionnellement avant de m’endormir, parce que j’avais envie de rêver d’eux : « Rifqa » (p. 17) et « Les bancs du parc avec des dents » (p. 55). Lisez-les, seulement, et vous comprendrez. 

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Publié le 4 novembre 2021 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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