Tant que Gaza marchera, elle refusera de tomber

Aujourd’hui, marcher est une confrontation à la douleur. Mais, tant que Gaza marchera, elle refusera de tomber.

 

Gaza : Des tas de déchets à chaque coin de rue, en train de pourrir sous le soleil et dégageant une puanteur qui s'incruste dans l'air. (Photo : Yousef Zaanoun / ActiveStills)

Des tas de déchets à chaque coin de rue, en train de pourrir sous le soleil et dégageant une puanteur qui s’incruste dans l’air. (Photo : Yousef Zaanoun / ActiveStills)


Asmaa Abdu
, 24 mai 2025

Avant le génocide, déambuler dans Gaza était un acte de liberté, un plaisir simple qui procurait un sentiment de paix.

Les rues étaient vivantes – emplies de mouvement, de rires et de conversations. Je connaissais chaque rue par cœur, chaque coin m’était familier, j’allais sans crainte de me perdre : les rues de Gaza me ramenaient toujours chez moi.

Aujourd’hui, se déplacer dans Gaza n’a plus rien de salutaire – c’est une souffrance. Les mêmes rues qui naguère portaient les pas des étudiants, des travailleurs et des familles sont désormais ensevelies sous les décombres. Les endroits où je passais quotidiennement – boutiques, écoles, maisons – ont disparu. Ce qui reste, c’est un paysage de ruines, méconnaissable et étouffant.

Déambuler à Gaza n’a plus rien d’une étreinte chaleureuse et familière, c’est devenu une confrontation incessante avec ce qu’on a perdu.

Les rues ne sont pas que couvertes des débris des bâtiments détruits, elles sont devenues des décharges de déchets non collectés. Les services municipaux de Gaza se sont effondrés. Les camions d’immondices qui, naguère, gardaient les rues en état de propreté ont été détruits ou immobilisés par le manque de carburant.

Il y a des tas de déchets à chaque coin de rue, en train de pourrir sous le soleil et dégageant une puanteur qui s’incruste dans l’air. Des nuées de moustiques s’élèvent des immondices, transmettant des maladies à une population qui souffre déjà de faim et de malnutrition. La propagation des infections est inexorable, mais il n’y a ni médicaments, ni secours, ni le moindre moyen d’interrompre le cycle de la maladie.

Auparavant, je marchais dans ces rues et je voyais des travailleurs qui balayaient devant leurs boutiques et des enfants qui passaient en courant avec leurs cartables qui rebondissaient sur leur dos. Aujourd’hui, il me faut marcher avec prudence, enjamber des tas d’ordures, des fragments de ce qui naguère était une ville prospère.

Les gens de Gaza, déjà épuisés par la faim et la guerre, sont forcés de naviguer dans ce paysage en décomposition et leurs corps s’affaiblissent de jour en jour.

 

La plante des pieds toute noire

Tout en marchant, je remarque les pieds des gens qui m’entourent. Ils sont nombreux à aller pieds nus – leurs pieds racontent des histoires de souffrance, ils ont la plante toute noircie de crasse.

Ceux qui ont toujours des chaussures les portent jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que de fines couches de tissu tenant à peine ensemble. Le luxe d’une nouvelle paire de chaussures n’existe plus ; les gens portent ce qu’ils ont jusqu’à ce que cela ne soit plus utilisable.

Déambuler dans Gaza est désormais une expérience pénible, pas seulement sur le plan de l’émotion mais aussi sur le plan physique. Chaque pas est un combat contre l’épuisement, contre la faim, contre les blessures. Les rues sont pleines de gens qui se déplacent lentement, le corps trop faible pour marcher avec la même énergie qu’ils avaient naguère. Dans leurs regards, je vois le prix de la survie.

Je passe à proximité d’un tikiyeh, une cuisine de bienfaisance, où les enfants font la file sans arrêt, attendant la moindre infime portion de nourriture. Ce sont les mêmes enfants qui, naguère, couraient pour se rendre à l’école le matin, riant et jouant avec leurs amis. Ici, ils font la file en silence, le corps frêle, les orbites creuses.

La faim leur a volé leur enfance, la remplaçant par une existence définie par l’attente – l’attente de nourriture, l’attente d’un peu d’eau, l’attente d’une fin à leurs souffrances.

Un peu plus loin dans la rue, une autre file s’étend jusqu’à un point d’eau. Sans carburant pour actionner les pompes, l’eau potable est rare. Les gens viennent avec des bouteilles vides, des cruches et des seaux, espérant les remplir de tout ce qu’ils pourront trouver.

Les familles rationnent l’eau avec minutie, sachant qu’elles pourraient ne pas avoir la possibilité de remplir à nouveau leurs récipients. La soif à Gaza ne concerne pas que l’eau, mais aussi la dignité – le droit de vivre sans devoir mendier pour la plupart des choses indispensables.

 

Toujours debout

Dans toute cette destruction, je vois l’un ou l’autre maison toujours debout, mais en partie seulement. Les murs sont fissurés, les toits effondrés et les fenêtres brisées.

De familles qui n’ont nul autre endroit où aller essaient de rendre leurs maisons brisées à nouveau habitables. Elles couvrent de tissus et de vieux vêtements les trous béants dans les murs, en quête désespérée d’un peu d’intimité, d’un certain sentiment de protection. Ces cloisonnages de fortune claquent dans le vent et ne constituent qu’une barrière fragile contre le monde extérieur.

Avant, ces maisons étaient des lieux chaleureux, remplis des bonnes odeurs des plats qu’on y cuisinait, des bruits des enfants qui jouaient, et baignés du confort des réunions de famille. Aujourd’hui, ce sont des endroits froids et brisés, leurs habitants vivent dans la crainte d’une autre frappe qui fera s’écrouler les murs complètement.

En poursuivant mon chemin, ma route me conduit à la frontière égypto-palestinienne à Rafah. C’est un lieu de passage qui naguère symbolisait une connexion avec le monde extérieur, avec la sécurité. Aujourd’hui, c’est une impasse. Fermée sur les ordres d’Israël, la frontière piège 2 millions et demi de personnes dans une prison à ciel ouvert.

Aucun médicament, aucune nourriture, aucune fourniture essentielle ne peut entrer depuis qu’Israël s’est emparé du contrôle du passage de Rafah, début mai 2024.

Les malades qui ont besoin d’un traitement médical urgent se voient refuser le droit de s’en aller. Les étudiants qui ont gagné des bourses à l’étranger voient leurs rêves leur échapper. À des familles qui ont déjà tout perdu, on dit qu’elles ne peuvent même pas chercher refuge au-delà de ces frontières.

C’est une punition collective : un acte délibéré de cruauté qui laisse toute une population lutter seule pour sa survie.

Avant cela, je ne pensais jamais à la frontière. La vie à Gaza était difficile, mais il y avait du mouvement et des possibilités. Aujourd’hui, chaque pas que je fais me rappelle que nous sommes piégés. Les rues ne mènent pas à la liberté, elles ne mènent qu’à davantage de souffrance.

 

Toujours un pied devant l’autre

Le cessez-le-feu n’a été qu’une illusion. Les bombes ont pu arrêter un moment, mais la souffrance n’a jamais cessé.

Les rues restent remplies de destruction, les rayons des marchés restent vides et les hôpitaux débordent de patients qui ne peuvent être soignés.

Ceux qui ont fui vers le sud en quête de sécurité sont revenus pour ne trouver que les mêmes tentes, la même faim, le même désespoir.

Même lorsque les camions humanitaires peuvent entrer, les prix sont impossiblement élevés – comment des personnes qui n’ont plus travaillé depuis plus d’un an pourraient-elles s’offrir de la nourriture qui aujourd’hui coûte le double ?

Il n’y a pas de reconstruction, pas de guérison, pas de retour à la normale. Le cessez-le-feu n’a jamais été censé apporter la paix. Ce n’était qu’une brève inspiration avant la frappe suivante.

Aujourd’hui, alors que le génocide a repris de plus belle, une fois de plus, les gens errent sans but dans les rues. Mais, cette fois, ils ne craignent plus la mort. Ils craignent la vie, une vie qui n’en est plus une, mais une incessante descente en enfer.

Et, pourtant, ils marchent. Il n’y a pas de voitures, pas de bus, pas de carburant, uniquement la volonté de continuer de bouger.

Des femmes dans leurs traditionnelles tenues de prière marchent le visage marqué par le chagrin et, néanmoins, elles sourient.

Des enfants portent des cruches d’eau sur leurs frêles épaules, les pieds couverts de poussière, mais ils se hâtent d’avancer.

Je vois des hommes qui ont tout perdu – familles, maisons, moyens de subsistance – et qui continuent de mettre un pied devant l’autre.

Avant le génocide, marcher était un acte salutaire. Aujourd’hui, c’est une confrontation à la douleur.

Mais, tant que Gaza posera un pied devant l’autre, elle refusera de tomber. Même à travers les ruines, Gaza continue de marcher. Et, tant que nous marcherons, nous serons toujours ici.

*****

Asmaa Abdu est coordinatrice de projet auprès de Sameer Project, une organisation d’aide humanitaire.

*****

Publié le 24 mai 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

Vous aimerez aussi...