La Flottille : un aperçu de la situation palestinienne
Comment une interception brutale en mer reflète la réalité quotidienne de la vie sous occupation.

Illustration : C’est le même processus qui traite l’activiste international et le parlementaire palestinien. Le système ne fait aucune distinction.
Rima Najjar, 3 octobre 2025
Note de l’autrice
Cet article affirme que l’attaque israélienne contre la flottille de Gaza n’était pas un incident isolé d’interception maritime. C’était une démonstration publique du même système carcéral utilisé pour contrôler l’existence des Palestiniens. En s’emparant de civils dans les eaux internationales et en les traitant par le biais de son réseau de centres d’interrogatoire et de prisons – exactement les mêmes installations qui détiennent des dirigeants politiques comme Marwan Barghouti, Khalida Jarrar et Ahmad Saadat – Israël a révélé une constance brutale. Les passagers de la flottille se sont vu accorder un visa temporaire et brutal d’accès à l’architecture de l’occupation ; pour les Palestiniens, il ne s’agit pas d’un aperçu mais d’une réalité permanente. La violence en mer et la violence dans les cellules font partie d’un seul et même système unifié de contrôle.
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L’attaque navale d’Israël contre la Flottille mondiale du Sumud 2025 a fait davantage qu’intercepter des bateaux civils. Elle a inséré de force une cohorte internationale d’activistes dans la machinerie physique et juridique qui broie l’existence des Palestiniens. Il s’agissait d’une démonstration publique, délibérée d’un système bâti sur la capture, les aveux forcés et les corps brisés, un système imposé par le pouvoir d’État et destiné à produire le silence par la coercition.
J’ai utilisé le mot « système » tout au long de cet article. Que cette répétition n’obscurcisse pas sa signification. Je décris l’appareil juridiquement encodé du nettoyage ethnique, de l’apartheid et de la violence génocidaire qui constitue le projet colonial de peuplement du prétendu État juif d’Israël. Il ne s’agit pas de fioritures rhétoriques – ce sont des réalités juridiques, reprises dans les lois internationales, par les organisations de défense des droits humains et dans les archives vécues de la résistance palestinienne.
L’acte : piraterie en eaux internationales
L’opération a débuté par un acte fondateur de la piraterie étatique. Des commandos israéliens ont intercepté les navires Al Awda, Handalaet Ma’an à environ 70 milles nautiques (130 km) au large de la côte de Gaza, très loin dans les eaux internationales. Ils sont montés à bord masqués et sans avertissement, brouillant les communications, bloquant les signaux de détresse et confisquant les téléphones. Cette dissimulation n’était pas seulement tactique, elle reflétait une crainte croissante d’avoir à rendre des comptes, semblable à la crainte provoquée par des initiatives comme le projet Hind Rajab – qui archive et publie les identités du personnel militaire associé à des crimes supposés et ce, dans le but de défier le régime d’impunité d’Israël. Le monde n’allait pas assister à la scène de terreur, à la confusion et au courage déployé, sauf peut-être dans une future production hollywoodienne. Les preuves étaient supprimées à la source.
De la capture à l’interrogatoire
Les passagers ont ensuite été traités via le pipeline de détention d’Israël. Ils ont été transférés au port d’Ashdod, puis vers un réseau de centres de détention – des sites comme Ashkelon, Petah Tikva et la tristement célèbre al-Mascobiyya à Jérusalem. Ce sont les mêmes sites où, comme l’ont documenté Amnesty International et B’Tselem, les enfants et adultes palestiniens doivent affronter torture et violences psychologiques. Les locaux d’interrogatoire qui ont traité les passagers de la Flottille sont les mêmes que ceux utilisés pour briser des dirigeants palestiniens comme la parlementaire Khalida Jarrar, isoler des figures politiques comme Ahmad Saadat et pour arracher – par des méthodes condamnées par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) – les aveux forcés utilisés pour emprisonner le parlementaire Marwan Barghouti. C’est la même occupation israélienne qui « traite » quotidiennement les jeunes Palestiniens enlevés de leurs lits à l’aube. Les activistes de la Flottille se sont retrouvés dans un voyage brutal, accéléré, via un système raciste, génocidaire dans lequel les Palestiniens évoluent toute leur vie.
Deux formes de violence étatique
Alors que la capture de la Flottille a eu lieu en mer, sa logique résonne à travers le pays : les raids ouverts et les infiltrations secrètes d’Israël en Palestine imposent la même architecture de contrôle. Sa capture de la Flottille a mobilisé deux formes imbriquées de violence étatique : l’interdiction maritime et la détention après la capture. Elles sont imposées aux Palestiniens au moyen des formes complémentaires que voici :
Le pouvoir ouvert : le raid sans masque
En Cisjordanie, les soldats qui effectuent des raids nocturnes opèrent typiquement de façon ouverte, sans masque, confiants en leur immunité absolue. Ils défoncent des portes, affublent les enfants d’un bandeau sur les yeux et les traînent hors de leurs maisons avec un mépris arrogant – sans mandat, sans explication, sans comptes à rendre. Leur pouvoir dérive de cette simple visibilité non déguisée.
Le pouvoir couvert : l’infiltration trompeuse
À l’inverse, les al-Musta’aribeen — les unités d’infiltration israéliennes – opèrent en vêtements civils, souvent sans masque, pour infiltrer manifestations et quartiers. Leur but n’est pas d’échapper à la responsabilisation, mais d’exécuter. Ils se livrent à des assassinats extrajudiciaires de Palestiniens ciblés, souvent sans avertissement ni procès ni dossier public. Leur pouvoir dérive de la tromperie, en transformant la société palestinienne même en un site d’embuscade – comme dans le cas de l’assassinat d’Ahmad Jarrar en 2018, exécuté sans procès par des agents clandestins, ou de celui de Muhammad al-Kasaji à Jérusalem, dont le dossier a été clôturé sans la moindre enquête.
Au contraire des commandos non masqués, les al-Musta’aribeen ne s’annoncent pas, ils imitent, trompent et tuent – instrumentalisant leur ressemblance avec leurs victimes afin d’effacer la ligne séparant le soldat du civil.
La hiérarchie de la souffrance : les passeports contre le poids de l’occupation
Les passagers de la Flottille – y compris les figures comme Greta Thunberg, Liam Cunningham et Ada Colau — étaient munis de passeports de 42 nations. C’étaient des civils qui avaient choisi d’affronter un État soutenu par le nucléaire, fortifiés qu’ils étaient par la clarté morale des Freedom Riders (voyageurs de la liberté) et des activistes anti-apartheid historiques. Pour eux, l’épreuve a été une rencontre temporaire et douloureuse. Ils ont eu des visites consulaires, une couverture médiatique et des routes de sortie.
Les jeunes Palestiniens portent uniquement le poids de l’occupation. Certains sont munis de précaires CI de Jérusalem – révocables pour un oui ou pour un non, conditionnées à la résidence et refusées à leurs enfants. D’autres possèdent des passeports de l’Autorité palestinienne qui entravent plutôt qu’ils ne les facilitent les déplacements en général. Pas grand monde ne les reconnaît et personne ne les respecte. Nombreux sont ceux des camps de réfugiés de la diaspora qui n’ont pas de papiers d’identité du tout – ils sont apatrides, invisibles et non reconnus. Alors que les passagers de la flottille ont été traités puis relâchés, les Palestiniens, eux, sont indexés, surveillés et confinés à vie.
Les jeunes Palestiniens n’arrivent pas par mer, ils sont enlevés de leur terre. Ils entrent dans les mêmes locaux d’interrogatoire, mais sans protection légale, sans gros titres dans la presse, sans une date de fin de processus.
Leur détention n’est pas un incident international, c’est une routine.
Leurs noms — Ahmad Manasra, Amal Nakhleh, Ahed Tamimi — font brièvement surface, alors que des milliers d’autres disparaissent, avalés par le système.
Parmi ceux-ci :
Mohammed El-Kurd, détenu pour ses écrits et sa résistance à Sheikh Jarrah.
Janna Jihad, l’une des journalistes les plus jeunes à être enregistrée, régulièrement harcelée et surveillée.
Shadi Farah, arrêté à l’âge de 12 ans et emprisonné pendant deux ans.
Tareq Zubeidi, torturé et relâché sans accusation ; son témoignage constitue une rare rupture du silence.
Malak al-Khatib, emprisonné à l’âge de 14 ans, prétendument pour avoir jeté des pierres.
Obaida Jawabra, abattu et tué après de multiples détentions. Son nom est désormais gravé dans les archives des futurs disparus.
Ces noms ne sont pas des anomalies — ils constituent la norme statistique d’un système qui criminalise l’enfance. Les passagers de la Flottille ont été piratés une fois ; les jeunes Palestiniens sont soumis à la neutralisation durant toute leur vie.
Le sol même de l’atelier : la torture comme politique
À l’intérieur de ces locaux, le but du système est mis à nu. Il ne s’agit pas d’abus isolés mais d’une méthodologie délibérée. Selon le réseau Samidoun de soutien aux prisonniers palestiniens, les détenus, enfants y compris, peuvent être incarcérés pendant 75 jours sans charges officielles. Tout conseil juridique est fréquemment interdit pendant des semaines, même pendant les audiences de tribunal.
Les méthodes sont systématiques et répertoriées : privation de sommeil, positions de stress, tabassages en étant entravé et menaces à l’encontre des membres de la famille. Les prisonniers libérés ont témoigné d’avoir été forcés de s’agenouiller pendant des heures ou de chanter des chansons israéliennes. Le but réside dans l’humiliation et dans l’extraction d’une confession – quelle qu’elle soit – afin de légitimer le processus. Cette machinerie est si enracinée que même des organisations comme Addameer et Al Haq, qui la décrivent, subissent des perquisitions et sont réduites au silence.
Conclusion: le microcosme et le macro-système
L’attaque contre la Flottille du Sumud est une leçon publique sur la géométrie de l’occupation. Elle a prouvé que le poing fermé du raid et le couteau dissimulé des al-Musta’aribeen étaient brandis par le même bras. La violence en haute mer et la violence en cellule d’interrogatoire sont toutes deux calibrées selon la même logique : que toute résistance au contrôle, qu’elle vienne d’un enfant de Silwan ou d’un activiste sur les flots, est une erreur de système qu’il convient de corriger par une force écrasante.
Les passagers de la Flottille se sont vu accorder un visa temporaire et douloureux pour ce monde. Pour les Palestiniens, ce n’est pas une visite, c’est une condamnation à vie dans l’usine de la peur. Le monde doit reconnaître que la violence contre la flottille n’a rien d’une interception isolée, mais constitue une démonstration en direct de la réalité quotidienne de la vie sous occupation.
Le monde ne doit pas commettre l’erreur de voir dans l’interception de la flottille une exception. C’était une démonstration – calibrée, répétée et déployée – de la machinerie quotidienne qui gouverne l’existence des Palestiniens. Le reconnaître ne suffit pas. Exigez la condamnation d’Israël.
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Rima Najjar est une Palestinienne dont la branche paternelle de la famille provient du village dépeuplé de force de Lifta, dans la périphérie occidentale de Jérusalem et dont la branche maternelle de la famille est originaire d’Ijzim, au sud de Haïfa. C’est une activiste, une chercheuse et une professeure retraitée de littérature anglaise, à l’Université Al-Quds, en Cisjordanie occupée.
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Publié le 3 octobre 2025 sur le blog de Rima Najjar
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine