«Si nous pouvons surmonter le coronavirus, nous pourrons surmonter l’occupation»
Avec les milliers de volontaires et de donations pour soutenir Bethléem sous confinement, on revit ce sentiment de solidarité avec la Palestine qui rappelle la Première Intifada.
26 mars 2020, Suha Arraf
L’épidémie du nouveau coronavirus a produit deux gagnants : Benjamin Netanyahou, qui s’est servi de la crise pour faire reporter son procès suite à des accusations de corruption, et l’Autorité palestinienne, qui a regagné la confiance du public palestinien grâce à sa réponse à la pandémie. Brusquement, on dirait que le « Deal du siècle » a été annoncé voici… un siècle.
La lutte palestinienne contre le coronavirus est centrée autour de Bethléem, où les premiers cas ont fait leur apparition en Cisjordanie occupée. Le 5 mars, sept employés d’hôtel ont contracté le virus auprès de touristes résidant à l’hôtel Angel. Trois semaines plus tard, il y avait 64 cas rapportés en Cisjordanie (contre plus de 2 660 en Israël), dont 40 à Bethléem. Une Palestinienne âgée est décédée du virus mercredi.
Le Premier ministre palestinien, le Dr Mohammad Shtayyeh, a compris très rapidement que l’AP ne disposait pas de l’infrastructure – surtout sur le plan des hôpitaux et des budgets – nécessaire pour affronter le virus.
Shtayyeh a donc demandé un confinement immédiat pour la ville, il a fait isoler les personnes infectées et celles qui étaient entrées en contact avec l’hôtel, et il a déclarté l’état d’urgence. Le gouverneur de Bethléem, Kamel Hamid, a également mobilisé la municipalité afin de renforcer l’application de ces mesures.
La réponse la plus encourageante, toutefois, est venue du public palestinien.
Les résidents de Bethléem se sont organisés en masse d’une façon qui rappelle les comités populaires qui opéraient au cours de la Première Intifada.
Un comité d’urgence a été constitué dans la ville, réunissant plus de 3 000 volontaires – des jeunes scouts, des psychologues, des médecins, des universitaires, des activistes sociaux et politiques et d’autres habitants concernés.
Les femmes palestiniennes sont elles aussi retournées sur la scène centrale de la vie publique, comme elles l’avaient fait au cours de la Premièree Intifada.
« Nous traitons le coronavirus comme un ennemi plus dangereux que l’occupation israélienne »,
explique la Dr Kifah Manasra, une lectrice en criminologie à l’Université de Bethléem qui pratique en même temps la psychologie.
« Vous ne pouvez pas le voir. Ce n’est pas un soldat israélien armé en face de vous. »
« Nous prenons soin mutuellement les uns des autres »
Manasra parle d’un rajeunissement des esprits, à Bethléem.
« La motivation des gens monte en flèche »,
dit-elle.
« Notre confiance en nous-mêmes s’est rétablie en même temps que notre foi en nous-mêmes de nous en sortir. »
« C’est la première fois que nous sentons que nous sommes dans le même bateau que nos dirigeants politiques »,
poursuit Manasra.
« La première fois que nous pouvons décider quand imposer un couvre-feu et quand le lever. Ce ne sont pas les Israéliens qui nous contrôlent – nous nous contrôlons nous-mêmes, dans notre propre ville, nous contrôlons notre destinée. Si nous pouvons surmonter le coronavirus, nous pourrons venir à bout de l’occupation aussi. »
Lucy Thalijiyeh, conseillère municipale et activiste politique féministe, a rallié le comité d’urgence et le comité d’aide, « Isnad ».
Elle affirme que, peu de temps après la découverte des premiers cas, une réunion d’urgence avait déjà eu lieu à la municipalité.
« Tout de suite, nous nous sommes mis d’accord pour prendre la décision de désinfecter les lieux importants de la ville : l’église de la Nativité et sa place, les arrêts de bus, les marchés, les mosquées, les églises et les hôtels »,
explique-t-elle.
« Nous n’avons pas oublié une seule rue ou allée du district de Bethléem (qui comprend Bethléem, Beit Jala, Beit Sahour, le camp de réfugiés de Dheisheh, Aida et 40 autres villages). »
« Nous avons commencé avec le désinfectant le plus élémentaire dont nous disposions »,
poursuit Thalijiyeh.
« Nous avons collecté les déchets. Nous avons donné aux travailleurs sanitaires un cours rapide sur la façon de désinfecter et de se protéger au moyen de masques, de tenues de protection et de désinfectant. C’est étonnant de voir à quelle vitesse les gens se sont rassemblés. »
L’une des volontaires est Rawan Zghairi, une activiste sociale et politique de 36 ans de Dheisheh, qui assure la coordination avec les forces sécuritaires palestiniennes et qui est la seule femme du camp faisant partie du comité d’aide.
« J’ai été volontaire toute ma vie », déclare Zghairi.
« Toutes les personnes du camp sont désormais volontaires. Vous devriez voir comment tout le monde s’est présenté, à cette occasion. Nous avons nettoyé le camp, l’avons désinfecté, avons établi une liste des familles vulnérables, des personnes âgées, de celles qui sont malades, et de celles qui sont en quarantaine. Nous leur avons procuré de la nourriture, ainsi que des médicamnts pour les plus âgés. Brusquement, la valeur de la vie a augmenté. Nous nous battons pour la vie, les êtres humains occupent à nouveau une position centrale. »
Mohammad al-Masri, 42 ans, un autre résident du camp de réfugiés de Dheisheh, est le responsable du Comité d’aide du district.
Il explique qu’Isnad est l’un des cinq comités opérant sous la Comité d’urgence, en même temps que des comités de médecine, de sécurité, de quarantaine et de soutien émotionnel.
Chacun a une équipe locale dans chaque village, ville et camp de réfugiés et tous ont reçu une formation en quelques jours.
« Notre défi consiste à transformer la panique et la peur en quelque chose de positif et d’efficace – à ne pas renoncer ni dire »telle est notre destinée » »,
explique al-Masri.
L’une des choses qui ont galvanisé si rapidement les Palestiniens a été la menace de voir Israël prendre le contrôle de la réponse de la ville à l’épidémie.
Le même jour qu’il y a eu les premiers cas testés à Bethléem et qu’ils ont été reconfirmés en Israël,
« le gouverneur a reçu un appel téléphonique des Israéliens. Ils lui ont dit que l’armée viendrait et imposerait un couvre-feu »,
raconte al-Masri.
« Cela nous a fait ressentir une responsabilité plus grande encore. Nous ne voulons pas que, dans notre ville, l’armée israélienne prenne des décisions pour nous. »
Lucy Thalijiyeh explique que le fait que le gouverneur de Bethléem a délégué ses responsabilités à divers comités a conféré à tout le monde un sentiment de responsabilité plus aigu.
« La responsabilité collective a apporté aux résidents un sentiment d’engagement, en ce sens que tout le monde se sent responsable de ce qui se passe »,
explique-t-elle encore.
« La détermination était étonnante. Les hôtels se sont transformés en hôpitaux alternatifs. Les boulangeries ont fait savoir sur Facebook, à la TV et dans les autres médias qu’elles distribueraient du pain gratuitement. Des écriteaux ont été accrochés aux façades des boulangeries pour dire que ceux qui ne pouvaient payer auraient du pain gratuitement. Les poissonniers ont fait de même. »
Le volontariat n’est cependant pas une exclusivité de Bethléem.
« Nous avons reçu deux gros chargements de légumes de Qalqilya, une ville réputée pour son agriculture »,
déclare Thalijiyeh.
« Ils ont également donné du riz, des pâtes, de l’huile, de la farine et tout ce qu’ils ont pu imaginer. D’autres districts, villes et villages ont rallié l’initiative. Nous avons reçu un tas de dons de Hébron – de la nourriture, du désinfectant, des masques, des tenues. Al-Zubeideh (près de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie) a fait pareil. »
Des donations en provenance d’un peu partout en Cisjordanie sont également parvenues au comité d’aide.
« Nous avons tout concentré dans l’école de Bethléem »,
explique Thalijiyeh.
« Des volontaires ont déballé et distribué les équipements… Les forces de sécurité font ce travail sacré avec nous et le groupe médical est sur la brèche sans relâche. Nous avons une armée de volontaires et d’activistes dans chaque ville et chaque camp du district. Ils ont reçu les listes des familles dans le besoin pour leur ville ou leur camp et ils se sont mis en route pour la distribution. La municipalité est devenue un lieu de dispatching, opérant 24 heures sur 24 en coopération avec le comité central. »
« C’est très émouvant et cela nous donne beaucoup de force pour continuer »,
ajoute Thalijiyeh.
« La solidarité entre les gens est revenue, la solidarité que nous avions lors de la Première Intifada et qui avait quelque peu disparu lors de la Deuxième Intifada. Nous sommes ensemble à nouveau, comme pris au piège ; nous prenons soin les uns des autres. »
« Il y a quelque chose, avec l’espoir, c’est qu’il est contagieux »
Al-Masri répète ce que dit Thalijiyeh :
« Nous n’avons pas reçu un seul dollar de l’étranger »,
dit-il.
« Nous répertorions l’aide que nous recevons de nos compatriotes palestiniens. Nous avons même reçu un chargement de désinfectants, de médicaments et de vitamines des Palestiniens en Israël. Ce qui est étonnant, c’est que tout ce que nous recevons est de fabrication palestinienne. Depuis le lait jusqu’à l’huile et les légumes – tout est produit localement. »
« Cela nous a donné de l’espoir, ici, à Bethléem »,
fait remarquer al-Masri,
« parce que nous nous sentions très seuls, au départ. Il y a quelque chose, avec l’espoir, c’est qu’il est contagieux. Une fois que vous avez vu tout le soutien et toute l’aide, vous ne pouvez plus renoncer. Vous devez continuer à vous battre. »
Ce qu’al-Masri a trouvé de particulièrement émouvant, c’était que certains des dons venaient même de minuscules villages, comme dans la région de Tubas –
« trois villages qui, à eux trois, comptent à peine 3 000 habitants, et qui vivent sous la cruauté de l’occupation »,
fait-il remarquer.
« Ils comprennent ce qu’est le sumud (la résilience). Ils nous ont donné plus d’espoir que n’importe qui d’autre. Nous sommes motivés par la volonté de vivre. Si naguère il a été bon de mourir pour son pays, aujourd’hui, il est bon de vivre pour lui. »
Comme chez tant d’autres, l’expérience des quelques semaines écoulées a rappelé des souvenirs de la Première Intifada à la Dr Manasra.
« À l’époque, j’étais active au sein des comités populaires et des manifestations contre l’occupation et j’ai même souffert de blessures d’éclats d’obus qui avaient frappé mon épaule »,
dit-elle.
« Lors de la Deuxième Intifada, je soignais des patients en santé mentale. J’étais toujours sur la ligne de feu. C’est pourquoi, quand j’ai entendu parler du coronavirus, dès le lendemain, je me suis mise à penser à la façon dont j’allais pouvoir mettre mes connaissances en pratique. Je me suis adressée à quelques collègues psychologues en suggérant de lancer une antenne permanente de soutien psychologique. »
La réponse a été énorme. Trois jours après le déclenchement de l’épidémie, le groupe a lancé une antenne permanente avec 15 spécialistes.
« La premier appel est venu d’un bonhomme qui appelait parce que sa femme paniquait et qu’il ne savait pas comment s’y prendre »,
explique Manasra.
« Je traite 10 personnes chaque jour. La plupart souffrent d’un posttraumatisme, ce sont des gens qui ont déjà eu des passes difficiles – les prisons israéliennes, l’Intifada, etc. D’autres sont aux prises avec la peur et la panique. Parfois, quelques coups de fil suffisent. »
Manasra ajoute :
« Ce qui a contribué à soulager la panique, c’est la façon dont la direction a opéré dans les rues. Nous avions des informations claires à fournir aux gens qui appelaient et c’est très rassurant. Parce qu’ils comprennent ce qui se passe. Dans des temps d’incertitude, il faut qu’il y ait quelque chose de certain. »
Thalijiyeh explique que l’un des problèmes réside dans la pénurie de médecins en ville.
« Il y a en tout 30 médecins disponibles pour tout Bethléem, les autres sont en train de travailler dans les hôpitaux »,
dit-elle.
« Des médecins sont venus de tous les coins de la Cisjordanie et l’hôtel Jacir les a hébergés gratuitement. »
Un autre problème, c’était la grave pénurie de masques et de tenues de protection.
« En quelques jours, on est quasiment tombé à court, en Cisjordanie et c’est alors que Hébron a ouvert une nouvelle usine pour fabriquer des maques et des tenues de protection. Tout cela s’est fait selon un rythme remarquablement rapide. »
L’organisation transcende les lignes des partis politiques, explique Zghairi.
« Plus personne, désormais, ne parle encore du Fatah ou du Hamas, des musulmans ou des chrétiens – tout le monde est plongé dedans ensemble. »
Détail intéressant, cela a également modifié les relations des gens avec les forces sécuritaires palestiniennes – une institution longtemps critiquée en raison de ses pratiques autoritaires et de ses violations des droits humains, et qui travaille en coordination avec l’armée israélienne.
« Avant, nous les maudissions et nous nous plaignions qu’ils ne faisaient rien »,
dit-elle.
« Aujourd’hui, nous les apprécions davantage. Désormais, je ne permettrai plus à personne du dire du mal des forces de sécurité, qui se mettent en danger pour nous, dans les rues, par temps froid et sous la pluie, afin de combattre le virus pendant que nous restons bien en sécurité à l’intérieur de nos maisons. »
Zghairi explique que des activistes se rendent aux check-points établis par la police en ville et qu’ils vont y collecter les sacs de nourriture pour les gens en quarantaine, et que la police en distribue aussi aux maisons des gens.
Des volontaires et même des résidents habitant à proximité apportent également de la nourriture et des boissons à la police chaque soir.
Outre ses autres activités, la Dr Manasra est encore active au sein du Hirak (Mouvement), une organisation qui s’oppose à la violence à l’encontre des femmes.
« Nous avons décidé que, cette fois, nous ferions quelque chose de bien pour les forces de sécurité »,
dit-elle.
« Nous avons acheté des fleurs et des cartes, nous nous sommes rendues aux alentours des intersections et des check-points où elles étaient stationnées et nous leur avons donné à chacun une fleur et une carte pour leur montrer que nous les apprécions. Certains d’entre eux ont été émus aux larmes. Ils ont vraiment apprécié notre petit geste. »
« Bethléem s’est muée en une ville utopique »,
explique al-Masri.
« pas un seul cas de vol n’a été rapporté en ville depuis l’épidémie de coronavirus. »
« Les militaires voulaient montrer qui était le patron »
De nombreux Palestiniens ont rempli leurs pages Facebook de messages de fierté nationale et d’appréciation au vu de la façon dont la direction a géré l’épidémie de coronavirus.
Des groupes comme « Corona News in Palestine » se sont constitués. Leurs membres photographient le travail des volontaires, publient des informations et transmettent des demandes d’aide.
Entre autres choses, les usagers ont commenté la nouvelle disant que Netanyahou avait ordonné au Shin Bet de repérer les patients infectés en Israël en se servant de sa techologie de surveillance.
Bien des gens ont répondu en se moquant qu’Israël utilisait ses forces de sécurité contre ses propres citoyens, alors que les forces de sécurité palestiniennes, elles, aidaient leurs propres concitoyens.
Al-Masri a été particulièrement marqué par les deux Intifadas. Lors de la première, il avait 16 ans et il avait passé six mois en prison. Lors de la deuxième, il avait été placé en détention amministrative pendant six autres mois.
Comme bien d’autres, il voit de nombreux liens entre la façon dont les Palestiniens s’organisaient il y a trois décennies et la façon dont ils abordent le virus aujoute-t-il.
« La camaraderie et le soutien entre résidents sont vraiment similaires à la Première Intifada, quand il y avait un couvre-feu et des blocages. La même chose est vraie aujourd’hui. À l’époque, pendant le couvre-feu, les gens étaient à leurs fenêtres et se parlaient entre eux. Aujourd’hui, ils se parlent au téléphone, sur Whatsapp ou via des caméras. Nous avons fait des progrès. »
Manasra perçoit la façon dont les Palestiniens s’entraident comme un grand signal d’espoir.
« Il y a une justice poétique », dit-elle.
« Nous avons là une occasion en or de nous reconstruire en nous tenant à l’écart des hommes politiques. On ne les a pas vus du tout dans la tableau. Ceux qui dirigent la lutte sont des professionnels et des spécialistes, chacun dans son domaine respectif. Brusquement, on découvre à la TV des visages qu’on n’avait jamais vus avant – des professionnels étonnants, hommes et femmes – et on comprend à quel point nous pouvons être compétents et faire montre de notre potentiel. »
Al-Masri prétend que les Israéliens ont l’intention de briser ce moral élevé et cette confiance retrouvée.
« Hier [mercredi dernier], des soldats sont entrés à Dheisheh »,
dit-il.
« Ils voulaient faire ressentir leur présence et montrer qui était le patron ».
Les soldats ont utilisé des bulldozers pour disséminer les check-points dressés par la police palestinienne afin de freiner la propagation du virus entre les différentes zones du district de Bethléem.
Al-Masri dit également que les soldats israéliens ont lancé des grenades paralysantes à l’intérieur de la maison du neveu du porte-parole du gouverneur palestinien, Ibrahim Melcham.
« Ils ont arrêté le neveu et deux autres jeunes du camp, juste sous les yeux de la police et des forces sécuritaires palestiniennes stationnées aux check-points temporaires. Qu’est-ce que c’est, sinon une tentative de nous humilier et nous envoyer un message disant : »Faites tout ce que vous voulez, mais ceux qui vous contrôlent, c’est nous ; nous viendrons chaque fois que cela nous plaira, nous procéderons à des arrestations et nous imposerons des blocages. » ? »
Selon al-Masri, le but de l’incursion israélienne est simple :
« Ils voulaient que nos forces de sécurité perdent leur dignité et l’appréciation qu’ils ressentaient de la part des gens. Maintenant que le coronavirus a montré à quel point l’occupation était faible et à quel point Israël est faible face à tout cela… ils ne parviendront pas à rompre notre foi les uns en les autres, et ils ne seront pas en mesure de nous ravir nos espoirs ni de les briser. »
Publié le 26 mars 2020 sur 972 Magazine
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