Samah Jabr : vers un renforcement des services de santé mentale

 

La pandémie du COVID-19 a semé les graines d’une crise de la santé mentale dans le monde entier ; en Palestine, elle met en évidence les défis qui déjà existaient dans le domaine de la santé mentale. 

Samah Jabr

Courtezy : Dr Samah Jaber

Bien que les Palestiniens aient survécu à des épisodes antérieurs d’anxiété collective, de restriction des libertés, d’incertitude et de deuils, la pandémie dévoile au grand jour un système de santé mentale de tout temps négligé et qui est actuellement confronté à une double épreuve : celle du COVID-19 et celle de l’occupation israélienne.

Pourtant, cette crise peut être exploitée comme une opportunité pour corriger les erreurs faites et plaider pour un renforcement du système de santé mentale en Palestine.

Il a été dit que, parmi les pays de l’Est de la Méditerranée, le pays présentant la plus grande charge de morbidité due à la maladie mentale est la Palestine.[1]

La maladie mentale est l’un des défis de santé publique les plus importants en Palestine en raison du contexte chronique d’occupation chronique et de l’exposition à la violence (OMS, 2019). [2]

Les angoisses et les craintes de faire face à une pandémie s’ajoutent maintenant aux vulnérabilités préexistantes.

Le besoin de services de santé mentale devrait augmenter car les facteurs de stress, tels que l’isolement social, les appréhensions liées à la santé et la perte de son emploi et de revenus, exercent une pression de plus sur les personnes, aggravant parfois la violence domestique.

Les personnes atteintes de maladies chroniques, en particulier les patients psychiatriques, sont confrontées à des défis supplémentaires.

Parmi les premiers patients touchés, on trouve des toxicomanes qui cherchent à se réadapter au Centre National de Réhabilitation Palestinien de Bethléem.

Leur traitement a été interrompu afin de pouvoir convertir l’établissement en centre de traitement des malades atteints du coronavirus.

Nous savons déjà que certains d’entre eux ont rechuté, d’autres ont tenté de se suicider et d’autres encore ont été emprisonnés pendant la pandémie.

Des services gouvernementaux externes [type ambulatoire] sont offerts dans chaque district de Cisjordanie par quatorze centres de santé mentale communautaires.

Les statistiques de 2019 indiquent qu’environ 3000 nouveaux patients et 92 000 interventions ont été observés l’année dernière.

Pourtant, moins de 2% des employés et 2% du budget sont investis dans la santé mentale dans le secteur gouvernemental.

Les organisations non-gouvernementales, omniprésentes dans le domaine de la santé mentale, offrent des services psychosociaux et de conseil.

L’YMCA a réalisé une vaste enquête en 2014 et a constaté que 148 organisations fournissent des services de santé mentale, dont 109 organisations non gouvernementales, 27 organisations du secteur privé et 7 organisations internationales, ainsi que la Société du Croissant-Rouge palestinien et l’Office de secours et de Travaux des Nations unies [UNRWA].

Cette diversité d’organisations peut être un atout mais aussi une complication pour apporter une réponse cohérente en matière de santé mentale en temps de crise.

La réponse en matière de santé mentale face au COVID-19 en Palestine a impliqué un plan en plusieurs étapes pour prévenir l’effondrement du système de santé mentale, en plus de fournir les premiers soins psychologiques aux cas de COVID-19 et aux membres de leur famille, de fournir des services de conseil via des lignes d’assistance, de distribuer différents types de services parmi les organisations engagées sur le terrain, et d’assurer la disponibilité des médicaments.

En tant que responsable de l’unité de santé mentale (MHU) du ministère palestinien de la santé, j’ai été impliquée depuis le début dans l’élaboration d’une réponse en santé mentale à la pandémie, dans la rédaction de recommandations et la lutte contre la résistance bureaucratique pour leur mise en œuvre.

La priorité est de prévenir l’effondrement du système de santé mentale et de veiller à ce qu’un soutien soit apporté au public le plus large, aux travailleurs de la santé, aux patients et à leurs familles, ce qui implique de renforcer les services ainsi que la documentation et la recherche.

Les mesures spécifiques du plan comprennent la fourniture de premiers soins psychologiques aux personnes dont le test de dépistage de COVID-19 est positif et aux membres de leur famille, avec une attention particulière pour les enfants.

Il a été recommandé que les agents de santé qui appliquent le test du COVID-19 soient chargés d’informer les patients sur la possibilité de recevoir des premiers soins psychologiques qui seraient ensuite dispensés par des professionnels formés.

Au cours du processus de test, les patients qui ont besoin d’une attention supplémentaire ou qui montrent des signes de détresse seront orientés vers des psychologues pour un traitement complémentaire.

En deuxième, il a été proposé que le ministère de la santé mette en place une ligne d’assistance téléphonique nationale, un processus malheureusement compliqué en raison des nombreuses couches bureaucratiques.

Au moment où l’approbation nécessaire a été donnée, de nombreuses autres lignes d’assistance téléphonique étaient déjà mises en place par des ONG locales et internationales.

Il était inquiétant de constater que la majorité de ces lignes d’assistance, peut-être en raison de la rapidité de leur mise en place, manquait de directives opérationnelles sur la confidentialité et la clarté concernant la formation et la supervision des personnes qui fournissent les services.

En outre, il n’y avait aucun protocole pour guider le travail des conseillers et assurer la qualité des services.

Un autre problème était l’absence de système d’orientation des services de premier recours vers les deuxième et troisième niveaux plus spécialisés. Certaines lignes directes employaient du personnel hautement spécialisé qui était cependant confronté à des problèmes logistiques, comme la fourniture de colis alimentaires, ce qui montre que les capacités et l’expertise du personnel n’étaient pas bien exploitées.

La santé mentale est un atout, surtout dans un pays comme la Palestine, où elle est attaquée

Ainsi, au MHU, nous avons renoncé à la ligne d’assistance téléphonique afin de ne pas reproduire des services existants et par conséquent de créer plus de confusion pour les personnes ayant besoin d’aide.

À la place, un certain nombre de changements au système existant de lignes d’assistance ont été proposés, et il a été suggéré que le ministère approuve une ligne d’assistance, qui est la plus proche des critères de qualité pour la fourniture de services, et développe un système de référence qui pourrait avour recours à d’autres professionnels hautement spécialisés.

Après avoir pris des mesures pour améliorer encore ses services, elle serait considérée comme la ligne d’assistance nationale pour les services à distance. Cela a été fait afin d’éviter tout chevauchement entre les nombreux services déjà existants.

Comme troisième élément, le MHU a recommandé que les tâches soient partagées entre différentes organisations et que les activités soient réparties entre les diverses ONG locales et internationales afin de répondre de manière adéquate aux besoins des patients.

Il est essentiel, par exemple, de ne pas se contenter de fournir des soins aux patients, mais de prendre en compte les besoins de leurs soignants et des autres personnes qui travaillent en première ligne pendant cette urgence.

Le quatrième point a souligné la nécessité de prévenir l’effondrement du système de santé, tandis que le cinquième point a mis en évidence l’importance de garantir la disponibilité des médicaments psychiatriques en cas de besoin.

Les maladies mentales touchent un Palestinien sur cinq, causant d’immenses souffrances, avec un coût important pour la société et l’économie du pays.

En outre, le MHU a élaboré des recommandations pour les quatorze centres communautaires et de santé mentale gouvernementaux afin de mettre en place des services à distance de haute qualité.

Afin d’encourager les patients à rester chez eux, les personnes souffrant de graves troubles mentaux ont été particulièrement ciblées, car les informations et les directives nécessaires ne leur étaient peut-être pas parvenues.

Le suivi téléphonique des patients atteints de troubles mentaux a été conseillé afin de les orienter vers la clinique la plus proche qui offre des services de santé mentale.

La communication avec les membres de la famille a été proposée pour s’assurer que les médicaments pour les maladies chroniques ne soient pas négligés et pour donner des recommandations sur les modes de communication à domicile, car on sait qu’une forte expression émotionnelle contribue aux rechutes de troubles psychologiques tels que la schizophrénie.

Les membres de la famille ont été conseillés sur la manière dont ils peuvent aider à contenir les émotions et soutenir les patients dans leur gestion de cette situation difficile.

Une autre recommandation avait pour objectif de garantir la fourniture de médicaments aux patients en demande, en les rendant disponibles dans tous les districts de Palestine, en particulier dans les petites villes et les villages.

Comme il n’est pas conseillé aux gens de quitter leur lieu d’habitation, des livraisons à domicile ont également été organisées. Les médicaments d’ordre psychiatrique ont été fournis aux patients chroniques stables pour une période de trois mois au lieu d’un mois afin de garantir un accès sans interruption.

L’accent a également été mis sur l’importance de la documentation pour les services à distance pour les patients en santé mentale, afin d’assurer une continuité de l’information.

Enfin, un appel a été lancé en faveur d’une collaboration étroite entre les médecins qui assurent les interventions pour le COVID-19 et les professionnels de la santé mentale.

Il a également été recommandé que les soins de santé primaires fournissent le soutien logistique nécessaire aux professionnels de la santé mentale, leur permettant de prendre les mesures nécessaires.

L’Unité de santé mentale du ministère de la santé élabore actuellement une stratégie nationale de santé mentale, un plan national de prévention du suicide et contribue à une loi palestinienne sur la santé mentale.

En plus de fournir ces recommandations et ces plans, le MHU a été consulté par certaines ONG nationales et internationales sur les questions de santé mentale.

Afin de garantir la qualité des services fournis aux patients qui en ont besoin et d’offrir un soutien réciproque et une supervision par les pairs aux professionnels de la santé mentale, le MHU organise chaque semaine un webinaire ouvert qui a débuté à la mi-mars pour présenter de nouveaux documents pertinents relatifs à une réponse en matière de santé mentale face au COVID-19, et pour aider à coordonner les efforts entre les différentes parties impliquées.

Le ministère de la santé était parfaitement conscient que la fourniture de soins de santé mentale dans une situation aussi difficile et sans précédent était un travail en cours qui nécessitait une réflexion et une communication entre les différents acteurs, car il n’y avait pas de réponses toutes faites et la situation et le niveau d’information concernant le COVID-19 et les réponses appropriées évoluaient constamment.

Les réunions visaient non seulement à recueillir des informations sur le travail des professionnels de la santé engagés – faisant partie du personnel des organisations ou des bénévoles très motivés à l’idée d’en apprendre davantage sur la prestation de soins de santé mentale – mais aussi à les soutenir psychologiquement et professionnellement.

De même, des réunions ont été organisées pour tenter de répondre aux difficultés de rationalisation d’un service cohérent de lignes d’assistance téléphonique et pour apaiser les inquiétudes concernant la qualité des services. On a ainsi pu s’assurer que le travail des conseillers qui gèrent les lignes directes était amélioré.

Le MHU a également diffusé des informations et les a partagées avec un large public en donnant de fréquentes interviews à la télévision et à la radio et en publiant des articles dans les médias locaux et arabes qui se sont concentrés sur la santé mentale et sur la lutte contre les idées fausses et les rumeurs liées à la pandémie.

Les sujets abordés étaient pertinents dans le contexte palestinien et se concentraient, par exemple, sur la manière de parler aux enfants, les besoins des personnes âgées ou la manière de sensibiliser les travailleurs au COVID-19 sans les stigmatiser.

Le MHU participe également à un projet de recherche travaillant sur la solidarité, la stigmatisation et la discrimination auxquelles sont confrontés les patients et les familles suite au diagnostic d’un membre de la famille atteint du COVID-19.

Ce projet vise aussi à identifier et contribuer à lever les obstacles à la réintégration des patients dans la communauté.

Le 20 avril, le MHU a organisé une réunion de groupe thématique qui a rassemblé des représentants de nombreuses organisations qui fournissent des services de santé mentale et de soutien psychosocial (MHPSS).

La réunion s’est concentrée sur l’analyse des forces et des défis du système de santé mentale afin d’élaborer des recommandations adaptées et efficaces dans la situation actuelle.

L’un des principaux défis a été le retard dans la mise en œuvre du plan d’action d’urgence et le manque de coordination dans la réponse du MHPSS en raison du nombre d’acteurs différents impliqués.

L’élaboration d’un plan d’action national pour une réponse qui fournit des services de SMSPS aux personnes touchées par le COVID-19, directement et indirectement, a été le fruit positif d’une réunion quelque peu difficile.

Le processus d’intervention en matière de santé mentale a été rendu difficile en raison du soutien politique et de l’aide logistique historiquement faibles que le MHU reçoit en raison de l’ignorance ou des attitudes négatives envers la santé mentale en général.

Cela a entraîné de longs retards dans la communication avec les autres acteurs. Cette faiblesse du système gouvernemental a conduit à une lutte de pouvoir et à des chevauchements entre les ONG.

Pourtant, il existe de nombreuses lacunes et omissions dans les services, ainsi qu’un gaspillage de ressources. En outre, la faiblesse du système gouvernemental compromet l’assurance qualité et les normes de soins dans le domaine de la santé mentale en Palestine.

Nous pensons qu’il est important d’être conscient de ces luttes afin que la réponse à une éventuelle seconde vague ou à des épidémies similaires à l’avenir puisse être plus cohérente et mieux organisée.

Nous devons mettre en évidence les stratégies qui ont bien fonctionné en ce qui concerne le soutien aux travailleurs de la santé mentale, telles que les groupes de soutien hebdomadaires et la supervision.

Nous apprenons tous comment faire face à cette crise et comment apporter des réponses appropriées au niveau national.

Pour réussir à aider la Palestine à se remettre véritablement sur pied, l’unité de santé mentale a besoin d’un soutien politique et logistique ainsi que d’un financement renforcé.

Les maladies mentales causent d’immenses souffrances à au moins 20% des Palestiniens et représentent un coût social et économique à long terme pour la société.

La Palestine ne se remettra pas sur pied sans donner à la santé mentale de ses citoyens une priorité élevée dans les programmes de santé publique.

Nous devons remédier au sous-investissement historique dans ce domaine. Pour ce faire, le MHU a besoin d’un soutien politique et logistique de premier plan alors que nous élaborons notre stratégie nationale en matière de santé mentale, un plan national de prévention du suicide et une loi palestinienne sur la santé mentale.

Les parties prenantes locales et internationales doivent coordonner leurs efforts pour soutenir le MHU afin de garantir la disponibilité complète de services de haute qualité et viables financièrement qui minimisent les lacunes en matière de santé mentale et évitent les chevauchements et le gaspillage.

Si nous voulons améliorer la qualité des services en Palestine, il est essentiel de créer des protocoles et des directives de pratique, des procédures opérationnelles standard, une assurance qualité et des audits cliniques en matière de santé mentale.

Il s’agit toutefois d’un travail et d’un effort collectif qui ne peut être réalisé par le MHU seul.

Le bien-être mental est un atout national, surtout pour une nation comme la nôtre qui a été dépouillée de ses ressources naturelles et dont la santé mentale est visée.

Par conséquent, accorder plus d’attention à la santé mentale devient une responsabilité collective et une priorité nationale.

Cette pandémie doit être considérée comme une opportunité d’améliorer les services de santé mentale, de changer les attitudes négatives et d’encourager le gouvernement palestinien à joindre le geste à la parole dans ce domaine.

Pris sérieusement, ces mesures et ces soins aideront certainement les Palestiniens à devenir plus réactifs et plus unis face à la prochaine crise.

Notes :

[1] Raghid Charara et al., “The Burden of Mental Disorders in the Eastern Mediterranean Region, 1990–2013,” Plos One, January 17, 2017, disponible ici.
[2] “The closing ceremony of the mental health project in the occupied Palestinian territory,” WHO, June 13, 2019, disponible ici.


Publié le 26 mai 2020 dans This Week in Palestine Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah

Le Dr Samah Jabr est une psychiatre qui exerce à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle est actuellement responsable de l’Unité de santé mentale au sein du Ministère palestinien de la Santé.

Elle a enseigné dans des universités palestiniennes et internationales. Le Dr Jabr est fréquemment consultante pour des organisations internationales en matière de développement de la santé mentale. Elle est également une femme écrivain prolifique.

Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.

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