Shlomo Sand : « Antisémitisme ? Dites plutôt judéophobie »
Dans mon livre « Une race imaginaire – Courte histoire de la judéophobie » (publié en français chez Seuil, en 2020), je traite de l’histoire de la judéophobie, un terme également utilisé par Leon Pinsker, un dirigeant au 19e siècle du mouvement des Amants de Sion et qui, lui aussi, préférait ce terme à « antisémitisme ».
Shlomo Sand, 24 novembre 2020
Ces dernières semaines, ils ont été nombreux à critiquer le professeur David Engel pour avoir proposé, non sans prudence, de laisser tomber le terme « antisémitisme » communément utilisé. Ce terme a été introduit par le publiciste ultranationaliste allemand Wilhelm Marr dans les années 1870. Il ne l’a pas tout à fait inventé, puisqu’il avait déjà été utilisé auparavant, mais Marr, en adversaire typique des Juifs, lui conféra la connotation que nous lui connaissons aujourd’hui. Le racisme n’a jamais été le seul snobisme des pauvres. Il accompagne les élites culturelles européennes depuis des siècles. Ce n’est qu’au milieu du 19e siècle qu’il est devenu un terme « scientifique ».
Dans mon livre « Une race imaginaire – Courte histoire de la judéophobie » (publié en français chez Seuil, en 2020), je traite de l’histoire de la judéophobie, un terme également utilisé par Leon Pinsker, un dirigeant au 19e siècle du mouvement des Amants de Sion et qui, lui aussi, préférait ce terme à « antisémitisme ».
Quelques raisons expliquaient mes réserves à l’égard de ce dernier terme, communément utilisé. Pour commencer, le fait d’y recourir lorsqu’il fait référence au Nouveau Testament, à Luther, Voltaire ou Kant serait anachronique, de quelque façon que l’on considère la chose.
Secundo, Marr a utilisé le terme pour insister sur le fait que les Juifs étaient une race sémitique étrangère qui était arrivée en Europe très tôt dans l’Ère commune et qui, depuis, avait sans cesse tenté d’en ravir le contrôle. Accepter le terme utilisé par Marr signifiait pour une bonne part qu’on cédait face à un concept essentialiste, fallacieux et trompeur.
La position de Marr n’avait vraiment aucun fondement. Primo, il n’existe pas de race sémitique. Il n’y a que des langues sémitiques, que les Juifs européens ne parlaient pas, se contentant uniquement de prier dans une de ces langues. Par ailleurs, si je suis un sémite, c’est parce que je parle et écris l’hébreu. Mes parents n’étaient pas sémites, puisqu’ils parlaient le yiddish.
Secundo, les Juifs n’ont jamais été des étrangers en Europe et ils n’y sont pas venus de l’extérieur. Ils ont toujours été des natifs authentiques du continent et, à un moment ou à un autre, ils ont accepté la religion juive. Ce n’est pas un hasard si aucune étude de recherche n’a jamais traité de l’exil ou de la migration du « peuple juif ».
La population du royaume de Juda, dont la vaste majorité était constituée de paysans misérables, durs à la tâche, n’a jamais mis le cap vers l’autre côté de la Méditerranée afin de vivre dans un « terrible exil ». L’exil ou la migration des Judéens tire son origine dans un mythe chrétien hostile.
Depuis les fondateurs de la chrétienté jusqu’Hitler, les adversaires des Juifs ont toujours refusé de les considérer comme les titulaires d’une religion unique, rivale.
Dans « Mein Kampf », Hitler raillait les Juifs parce qu’ils croyaient erronément qu’ils faisaient partie du peuple allemand, car « les Juifs ont toujours été un peuple aux caractéristiques raciales définies et jamais une religion » et, par conséquent, les Juifs n’ont jamais pu être comptés au nombre de ceux ayant du sang aryen (l’ADN devait encore être découvert, à l’époque). Pour cette raison, Hitler souhaitait les chasser d’Europe et, quand il vit que ce ne serait pas possible, il décida de les exterminer.
Mais Hitler n’était ni Érasme ni Shakespeare, même si tous trois détestaient les Juifs. Les rejeter dans une catégorie ne nous aidera en aucun cas à mieux comprendre leurs univers. Cependant, il y a une connexion entre les trois. Leur crainte et leur dégoût avaient un contexte commun, et ce, pour une raison : Tous trois venaient de la civilisation chrétienne, qui avait posé la base idéologique et mentale de l’ostracisme et de la haine à l’égard des Juifs en Europe.
Il est vrai que chaque monothéisme est méfiant vis-à-vis d’un monothéisme rival et, partant, dans l’Islam aussi, nous voyons une condescendance à l’égard des Juifs et du judaïsme, mais les musulmans ne haïssaient pas les Juifs comme l’ont fait les chrétiens (du moins pas avant l’implantation sioniste en Palestine). Les inclure dans le terme « antisémitisme » n’améliorera pas notre compréhension d’un passé complexe.
Toutefois, il n’y a pas que le mépris pour le judaïsme, qui soit enraciné dans la religion de Jésus, mais aussi une crainte et une haine profondes, qui trouvent leur expression dans le Nouveau Testament. Les Juifs sont les meurtriers du Sauveur et leurs descendants maudits devront payer pour cela jusqu’au jour du Jugement dernier. Alors que la judéophobie chrétienne n’est pas uniformément intense tout au long des différentes périodes de l’histoire, il n’a jamais été facile de vivre en étroite proximité de voisins qui pensaient que vous avez tué le fils de Dieu. Sous l’Islam, des symbioses culturelles exaltantes se sont produites (produisant des personnages comme le rabbin Abraham ibn Dawd Halevi et Moïse Maïmonide). Il n’y eut pas de fusion similaire avec la civilisation chrétienne.
Je suis israélien et, comme bien des Israéliens, je déteste trop les haïsseurs de Juifs pour être « objectif » ou « neutre ». La conscience de nos propres limites peut nous aider à tenter d’être plus sages et plus judicieux, et peut-être à examiner le racisme profondément implanté qui se répand de plus en plus dans la société au sein de laquelle nous vivons.
Les admirateurs de Wilhelm Marr dans l’Allemagne de la fin du 19e siècle plaisantaient parfois en disant que les philosémites sont des antisémites qui aiment les Juifs. Combien d’Israéliens pourrait-on considérer comme tels ?
Publié le 25 novembre 2020 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
Shlomo Sand est historien, spécialiste de l’histoire contemporaine. Il est professeur à l’université de Tel Aviv depuis 1985.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont plusieurs ont été publiés en français, tels que :
Comment le peuple juif fut inventé (Fayard – 2008) – « Comment j’ai cessé d’être juif » (Flammarion – 2013), Les mots et la terre – Les intellectuels en Israël (Flammarion – 2010), Comment la Terre sainte fut inventée – De la Terre sainte à la mère patrie (Flammarion – 2014). Son dernier livre, « Une race imaginaire – Courte histoire de la judéophobie » a été publié cette année (2020) chez Seuil.