Les soldats israéliens enlèvent des enfants palestiniens la nuit et les laissent dans le froid pendant des heures
Des soldats israéliens ont fait irruption dans deux maisons et ont attrapé trois garçons soupçonnés d’avoir lancé des pierres. Menottés et les yeux bandés, ceux-ci ont passé une nuit en garde à vue dans le froid avant d’être relâchés sans la moindre explication.
Gideon Levy, Alex Levac, 26 novembre 2021
« C’est toi, Yasser Arafat ? » Comme d’habitude, les soldats sont entrés dans la maison sans frapper à la porte ni sans demander la permission d’entrer, puis ils ont sorti sans ménagement Muatsam Shkeir de son sommeil et lui ont demandé si c’était lui, Yasser Arafat. En fait, Yasser Arafat était sous la douche. Yasser Arafat Shkeir venait juste de finir de s’asperger. Il s’est habillé en hâte. Il était effrayé par les soldats qui avaient envahi sa maison, rappelle-t-il. Les soldats israéliens l’ont attrapé, lui et son frère aîné Muatsam, ainsi que le fils du voisin, Yazen Kados, qui a un an de moins que Yasser Arafat et, enfin, le père de Yazen.
Les quatre prisonniers ont été emmenés à un poste de police et, après cela, à une base militaire, où ils ont été forcés de passer la nuit, dehors dans le froid, pour commencer et, plus tard, dans une caravane crasseuse, sans couvertures ni nourriture, jusqu’à ce qu’on les relâche dans l’après-midi – sans la moindre explication.
Yasser Arafat Shkeir a 12 ans ; son ami Yazen Kados en a 11. Il était un peu plus de 22 heures, le 24 octobre, quand des soldats sont entrés dans le village d’a-Zawiya pour arrêter des jeunes soupçonnés d’avoir lancé des pierres sur une autoroute toute proche. Yasser Arafat vient d’une grande famille, très appauvrie ; le père de Yazen est un menuisier qui fabrique des armoires de cuisine, des buffets et des tables à repas qu’il vend en Israël. Les enlèvements ont eu lieu, naturellement, sans aucun mandat judiciaire, comme c’est la coutume quand il s’agit de Palestiniens des territoires, et l’épisode s’est terminé sans que la moindre accusation ait été notée dans un dossier. Yazen n’a pas encore l’âge de la responsabilité criminelle ; Yasser Arafat vient à peine de l’atteindre. La seule chose qu’on peut mettre au crédit des FDI, c’est que, cette fois, les enfants enlevés ont pu être escortés par des parents adultes et qu’ils n’ont pas été arrêtés seuls, comme cela a souvent été le cas dans le passé.
A-Zawiya est situé dans le district de Salfit, dans le centre de la Cisjordanie, à proximité de la barrière de séparation et de l’Autoroute 5. Les ruines des anciennes et spectaculaires maisons de pierre côtoient des habitations plus récentes ; la localité compte 7 000 habitants, que la clôture empêche d’accéder à 8 000 dounams (800 hectares) de leurs propres terres. Dans l’enclos des bêtes de la famille de Yasser Arafat, une vieille affiche électorale de Benny Gantz sert à protéger quelques moutons du vent, de la pluie et du soleil. « Seul un grand [parti] Kahol Lavan formera un gouvernement d’unité », promet l’affiche dans l’enclos qui jouxte la maison. Tout ici se passe avec pas mal de négligence, il y a des ordures un peu partout et l’air sent mauvais.
Yasser Arafat est l’un des dix enfants, entassés avec leurs parents dans une maison de trois pièces à l’extrême bout du village. La subsistance et la gestion de cette grosse famille repose désormais sur les épaules de Muatsam, 22 ans, qui travaille comme ouvrier en Israël ; le père de famille, Haitham, un marchand de légumes de 46 ans, est handicapé depuis qu’il a été frappé à la tête à coups de bâton au cours d’une bagarre dans le village, il y a un an. Il éprouve des difficultés pour se déplacer, depuis sa blessure, et il n’a plus travaillé après cela. L’aîné de la famille, Mohammed, 27 ans, est dans une prison de l’Autorité palestinienne depuis deux mois pour non-paiement de dettes.
Le soir de l’arrestation, ce dimanche-là, donc, Muatsam dormait et Yasser Arafat prenait une douche. Sept soldats sont entrés dans la maison et, quand ils ont vu Yasser Arafat dans la douche, ils lui ont ordonné de s’habiller et l’ont interrogé sur des jets de pierres qui avaient eu lieu un peu plus tôt ce soir-là sur l’Autoroute 5. Les militaires étaient entrés dans le village dans l’intention d’appréhender les enfants. Ils avaient examiné les images d’une caméra de sécurité installée en dehors du magasin d’alimentation générale du village, avaient vu les deux enfants et, dans le magasin, avaient demandé qui ils étaient. Ils étaient arrivés en premier à la maison de Yasser Arafat.
Une image de la vidéo prise par un membre de la famille montre les soldats en train d’arrêter Yasser Arafat. Un soldat lui dit de sa hâter et de s’organiser en disant : « On n’a pas le temps », alors qu’un plus jeune frère, Tareq, dix ans, hurle de sa voix d’enfant : « Les soldats prennent mon frère ! » Yasser Arafat a reconnu face aux soldats qu’il avait lancé une pierre – il dit qu’il a avoué parce que les soldats lui avaient dit que, s’il ne le faisait pas, ils allaient l’emmener – et, après cela, il avait conduit les soldats jusqu’à la maison de son ami Yazen, qui l’accompagnait un peu plus tôt ce soir-là.
Ils s’étaient rendus à la maison de Yazen, à quelques centaines de mètres de là, mais toujours dans le village. Yazen est en sixième année à l’école primaire locale. Un peu plus tôt, ce soir-là, son père, Na’im, le menuisier, s’était rendu chez un client à Petah Tikva, pour installer une armoire de cuisine qu’il lui avait fabriquée. Il avait téléphoné chez lui et avait demandé à sa femme, Hilwa, 33 ans, de dire à Yazen qu’il l’attende près du « pont », l’endroit où la route d’accès au village passe sous l’Autoroute 5 et en même temps, et qui est en même temps le site d’une ouverture improvisée dans la clôture qui longe la route. Yazen a l’habitude de l’attendre là afin de l’aider à porter ses outils – Na’im, comme presque tous les Palestiniens, n’a pas le droit d’entrer en Israël avec sa propre voiture.
Na’im avait fini par être pris en voiture par un ami et il était arrivé chez lui vers 22 heures. Il avait toutefois oublié de prévenir Yazen qu’il n’était pas nécessaire qu’il l’attende. Le garçon était arrivé à la maison peu après. Quelques minutes plus tard, ils avaient été surpris de voir six soldats entrer dans la maison sans avertissement préalable.
« Chez nous, cela ne se fait pas d’entrer dans une maison sans frapper et sans demander la permission. C’est une honte, pour nous, car les femmes ne sont pas préparées à ce que des étrangers entrent dans la maison »,
explique Na’im.
« Où est Yazen ? », ont demandé les soldats, et Yazen, qui était dans la pièce de séjour, s’est mis à pleurer à chaudes larmes. Son père explique qu’il ne croit pas que le garçon ait jeté des pierres, parce que l’éducation qu’il donne à ses enfants assure qu’il n’y a pas de différence entre les Juifs et les Arabes. « Il n’y a pas de racisme, dans notre maison », dit le père dans un hébreu très correct. Les soldats ont ordonné au père et au fils de les accompagner. Par cette nuit très froide, Yazen portait une chemise à manches courtes.
Ils se sont rendus au « pont » à pied et, de là, Yazen et son père ont été emmenés en jeep, en même temps que Yasser Arafat et son frère, au poste de police d’Ariel. Les soldats leur ont ordonné de s’asseoir sur un banc à l’entrée du poste ; ils ne pouvaient pas entrer. Na’im a essayé à plusieurs reprises de leur expliquer qu’ils avaient froid et a demandé la permission d’aller à l’intérieur, mais les policiers leur ont dit qu’il leur était interdit de les laisser entrer – sans nul doute en raison du grave danger que l’homme et les trois garçons posaient. Jusque-là, aucun d’eux n’avait été entravé et ils sont restés assis comme cela, sur le banc à l’extérieur du poste de police, jusque 2 h 30 du matin. Yazen tremblait et souffrait vilainement du froid ; de son côté, son père tentait de le calmer.
À 2 h 30, les prisonniers furent amenés sur le lieu suivant de leur épreuve : une base militaire à proximité de la colonie de Yakir. Là, ils furent accueillis dans une caravane crasseuse, où on les entrava et leur couvrit les yeux d’un bandeau.
Lors d’une visite à la maison des Kados, cette semaine, notre conversation avec Na’im est interrompue par un échange téléphonique avec Liran, un client de Rishon Letzion. Na’im promet à Liran de lui apporter l’armoire et la table de la salle à manger qu’il a commandée, avant de reprendre le récit des événements de cette nuit à notre intention et à celle d’Adbulkarim Sadi, un enquêteur de terrain qui travaille pour l’organisation israélienne des droits humains, B’Tselem.
Certains des soldats qui les ont gardés à la base à proximité de Yakir les ont traités correctement, disent-ils maintenant, mais d’autres leur ont crié dessus et se sont montrés grossiers. Personne ne les a frappés – ni les deux frères, ni le père et son fils. N’empêche que les deux enfants étaient terrifiés, et Yazen un peu plus encore.
« J’avais peur et j’avais froid. J’étais effrayé par les armes des soldats. J’avais peur qu’ils ne nous tirent dessus. »
Pendant toutes ces heures, personne ne les a interrogés à propos de quoi que ce soit, ni au poste de police ni à la base militaire. Et, durant toutes ces heures, on ne leur pas donné la moindre nourriture.
L’après-midi suivant, vers 14 h 30, les soldats les ont conduits vers le « pont » à bord d’un véhicule militaire avant de les relâcher. Quelque 16 heures après avoir été enlevés, en fait, on leur a ordonné de rentrer chez eux. Voilà apparemment la façon dont opèrent les FDI, dans leur mission en tant que force punitive : punir deux garçons pour avoir lancé des pierres sur la route, les effrayer et peut-être les éduquer.
En réponse à une requête de Haaretz, l’Unité du porte-parole des FDI a déclaré :
« Durant l’incident en question, les deux suspects ont été vus qui lançaient des pierres vers des véhicules israéliens sur l’Autoroute 5, à proximité du village d’A-Zawiya, et ils ont été appréhendés par une unité des FDI qui se trouvait dans la zone. Peu après, les deux suspects, accompagnés de membres adultes de la famille, ont été transférés par l’unité pour être placés en garde à vue au poste de la Police israélienne. Après l’examen de leur cas, ils ont été libérés et ont pu rentrer chez eux, quelques heures après l’incident. Les allégations concernant les conditions dans lesquelles les suspects ont été détenus à la base militaire sont incorrectes. »
De retour en classe le lendemain, Yazen a été accueilli par ses condisciples, qui lui ont dit que, désormais, ils le considéreraient comme un « prisonnier libéré ». Et Yazen de se mettre à rire.
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Gideon Levy, est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du quotidien Haaretz. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.
Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009
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Publié le 26 novembre 2021 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine