Raad est retourné à Jaffa et il est mort
L’histoire de l’attentat récent commis par Raad Hazem et qui a tué trois Israéliens à Tel-Aviv, c’est l’histoire des Palestinien·ne·s qui vivent sous l’occupation.
Dareen Tatour, 11 avril 2022
L’histoire de l’attentat récent commis par Raad Hazem et qui a tué trois Israéliens fait office de parfait microcosme de nos existences en tant que Palestinien·ne·s et de l’histoire de notre vie sous l’occupation. Jaffa, Tel-Aviv, le camp de réfugiés de Jénine, la rue Dizengoff sont tous des noms apparus au cours de l’histoire et ce ne sont pas que des noms de lieux géographiques. En fait, quand nous examinons de plus près l’histoire de Raad, nous découvrons que c’est l’histoire de tous les Palestinien·ne·s.
Raad, le mot arabe pour « tonnerre », était né dans le camp de réfugiés de Jénine, l’un des dix-neuf (19) camps de réfugiés en Cisjordanie, gérés par l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine). Le camp avait été fondé en 1953 dans les limites de la municipalité de Jénine et la plupart de ses résidents viennent de la région de Carmel à Haïfa et dans les monts Carmel. Ces résidents et leurs descendants ont été déportés au cours de la guerre de 1948, connue sous le nom de Nakba.
Raad a vécu dans le camp et n’a cessé de connaître de nombreux malheurs, lesquels tiraient chaque fois leur origine dans l’occupation. Le plus douloureux eut lieu quand il avait huit ans, en 2002, avec l’invasion du camp et sa destruction complète par l’occupation. Du 3 au 17 avril 2002, il y a tout juste vingt ans, le gouvernement d’occupation et son armée avaient lancé une attaque massive contre le camp de réfugiés de Jénine, laquelle s’était traduite par des dizaines de tués et avait laissé 13 000 personnes sans abri, sans parler des dégâts massifs aux maisons et aux infrastructures. Selon un rapport des Nations unies, l’armée d’occupation avait tué au moins 52 Palestiniens au cours de cette attaque et, en retour, la résistance palestinienne avait été à même de tuer 23 militaires de l’armée d’occupation.
Raad était un enfant, à l’époque. Il a vécu et vu le massacre qui se déroulait sous ses yeux mêmes et dans tous ses détails. Il a vu comment 60 chars Merkava étaient entrés dans le camp. Il a vu des bulldozers blindés détruire maisons et bâtiments afin d’ouvrir et d’élargir dans le camp des corridors censés permettre aux chars d’y progresser.
Raad a vu comment on rasait les bâtiments jusqu’au sol, il a assisté à la déportation de familles entières, il a vu parmi les décombres des dizaines d’enfants martyrs de sa génération et il a vu sa maison rasée et détruite par un bulldozer.
Deux mois plus tard, le 23 juin 2002, le gouvernement d’occupation a entamé la construction du mur de l’apartheid. Raad a grandi en même temps que le mur prenait consistance sous ses yeux. Raad a grandi avec les incursions de l’armée dans son quartier et dans sa maison. Raad a grandi et a assisté à l’arrestation de son père. Raad a grandi avec son père menotté dans une petite cellule de l’une des prisons de l’occupation, puis menotté dans une vaste prison de l’autre côté de ce mur de l’apartheid. Raad a grandi en étant privé de liberté de mouvement, en souffrant aux check-points militaires suite aux longues attentes et aux fouilles humiliantes. L’armée d’occupation l’a forcé d’ôter ses vêtements, elle l’a fouillé dévêtu en public, elle l’a forcé de parcourir de longues distances tout en l’empêchant de se rendre à son université. Raad est adulte, depuis lors, et le mur de l’apartheid l’entoure, désormais, et des barrières lui rappellent toujours qu’il y a une occupation qui le prive de ses droits humains les plus élémentaires.
Raad a étudié les sciences informatiques et s’y est spécialisé et, pourtant, à l’âge de 28 ans, rien n’a changé dans son existence. L’occupation se poursuit, le mur de l’apartheid prend de plus en plus d’expansion et lui, Raad, est emprisonné derrière ce mur. Il a grandi et est resté privé de voir la mer, ou de connaître la signification de la liberté et de retourner dans sa patrie d’origine.
Le 7 avril 2022, cet élégant jeune homme au teint basané franchissait le mur de l’apartheid en passant par un trou et il se retrouvait dans le territoire occupé en 1948, là où l’occupation avait établi son État supposé. La création de cet État ne fut possible qu’après le nettoyage ethnique, la destruction de centaines de villages et la déportation de centaines de milliers d’habitants sous des conditions de coercition et en massacrant des dizaines et des dizaines de gens innocents.
Le mur de l’apartheid a séparé Raad de sa localité d’origine, Shefa-Amr, où son père et son grand-père étaient nés. Même si la ville n’est qu’à une demi-heure de route du camp de réfugiés de Jénine, Raad et sa famille ont été empêchés par l’occupation d’y retourner ou même de la visiter.
Raad est arrivé à Jaffa, que l’occupation et le monde entier appellent Tel-Aviv. Il a vu la mer pour la toute première fois de sa vie. Il s’est baladé dans les rues et les villages qui composent « Tel-Aviv ». La ville a été construite sur les ruines de sept villages qui entouraient Jaffa. Le plus grand d’entre eux est celui de Mu’nis. Le village et sa population avaient été assiégés des semaines durant par les gangs sionistes, certains de ses résidents avaient été tués et les autres déportés de force. L’occupation avait bâti l’Université de Tel-Aviv sur ses ruines et sur ce qu’avaient laissé les résidents.
Raad a poursuivi son périple à Jaffa, traversant des villages et leurs quartiers dont les noms avaient été effacés en même temps que les vestiges. Il a marché en se disant :
Ici, c’est la Sakia, ici, c’est Al-Jamasin, ici, Abu Kabir. Voici Salameh, et Sumail, et Sheikh Munis, puis Al-Manshiya, et Saruna. Voici Al-Safiriya, voici Abbasieh, et Arab Al-Sawalmeh. Ici, nous sommes à Fajjah, ici à Kafr Anah, et voici Al-Hamidiyah, puis Yazur, et Khayriah. Voici Pyyar El Adas, et Arsouf, et Haram. Et voici Jaffa.
Jaffa était habitée par plus de 100 000 Palestiniens, dont les ancêtres de Raad qui ont été déportés vers la mer. Certains ont survécu, beaucoup ont péri noyés. Certains ont été massacrés dans leurs demeures et tués par les gangs sionistes, à l’époque. Quant à leurs maisons, elles ont été habitées par des immigrants juifs, ces juifs venus en Palestine alors qu’ils fuyaient les pays d’Europe, au cours des Première et Seconde Guerres mondiales, et par ceux qui voulaient échapper aux nazis et aux mauvais traitements auxquels les soumettaient les Européens.
Raad savait bien que parmi ces villages et quartiers il y avait un quartier situé au nord de Jaffa, dont le nom est actuellement « Tel-Aviv ». Cet endroit était celui où avait été établie la première colonie juive, le 11 avril 1909, soit 39 ans avant la Nakba et cinq ans après la mort de Herzl. C’est Jaffa et ceci est le quartier de Tel-Aviv. Tout au début, il ne s’agissait que de maisons louées sur des terres palestiniennes, puis le quartier s’était mué en une rue comprenant un nombre plus important de maisons, majoritairement juives, puis les rues s’étaient agrandies et avaient constitué un quartier qui était devenu une petite ville pour les juifs immigrés. Ils l’avaient appelée « Tel-Aviv ». Avec le temps, l’immigration s’accrut, jusqu’à l’année où il y eut la Nakba et les gangs sionistes envahirent la ville de Jaffa et détruisirent tous les villages et quartiers qui l’entouraient. Voilà comment Tel-Aviv, telle que nous la voyons aujourd’hui et que le monde entier la voit, a été construite. Telle est la réalité de Tel-Aviv en 2022. Tel-Aviv a enterré des centaines de corps palestiniens sous ses gratte-ciel.
Par conséquent, selon l’hypocrisie du monde, le « tonnerre » est venu du camp « terroriste » de Jénine pour débarquer dans la rue « Dizengoff », innocente et blanche. À Jénine et dans le camp, il n’y a ni peau blanche ni yeux bleus à montrer au monde, même si le camp est envahi par l’occupation depuis 74 ans. À Jaffa, il n’y a pas d’yeux bleus pour convaincre le monde de la justice de sa cause, qui a débuté en 1948, même si le sang de ses habitants a été versé par les mains des occupants qui l’ont envahie bien avant que la Russie n’envahisse Kiev. Il n’y a ni yeux bleus, ni peau blanche ni cheveux blonds, en Palestine, pour que la conscience blanche puisse voir ce qui s’y est passé et s’y passe encore.
Raad a choisi de voir Jaffa en étant libre, ne serait-ce que pour quelques heures. Jaffa, qui a vécu une occupation comme l’occupation de l’Ukraine, mais à la différence près que l’occupation de Jaffa a eu lieu quand les scènes étaient encore photographiées en noir et blanc, alors que l’occupation de l’Ukraine par la Russie, aujourd’hui, est en couleur.
« Tonnerre » a vécu sa liberté pendant un jour à Jaffa et il est mort.
C’est Raad, qui vivait dans le camp, qui est retourné à Jaffa et qui est mort.
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Publié le 11 avril sur Mondoweiss
Traduction : Charleroi pour la Palestine
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Dareen Tatour sera parmi nous, samedi 23 avril à 14 h à la bibliothèque de l’UT de Charleroi.
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