Survivances coloniales et parodies de tribunaux : l’arrestation administrative et le système judiciaire militaire d’Israël

L’incarcération de masse reste une caractéristique marquante de l’occupation israélienne et il en va de même pour la résistance des prisonniers. Actuellement, le boycott toujours en cours du système judiciaire israélien par la totalité des 530 détenus sous arrestation administrative a dépassé le cap des 100 jours.

Le tribunal militaire et la prison d’Ofer, construits sur des terres expropriées du village de Beitunia, à 4 km de Ramallah. Photo prise par l’auteure le 12 décembre 2021, avant une session du tribunal militaire pour le procès de Shatha Odeh, directrice des Health Work Committees. (Photo : Ayah Kutmah)

Le tribunal militaire et la prison d’Ofer, construits sur des terres expropriées du village de Beitunia, à 4 km de Ramallah. Photo prise par l’auteure le 12 décembre 2021, avant une session du tribunal militaire pour le procès de Shatha Odeh, directrice des Health Work Committees. (Photo : Ayah Kutmah)

Ayah Kutmah (*), 17 avril 2022

La Journée des prisonniers palestiniens, qui se tient le 17 avril, commémore les centaines de milliers de prisonniers politiques palestiniens détenus dans les prisons israéliennes. La carcéralité et l’incarcération massive ont toujours défini le projet colonial israélien, qui a connu une grande expansion suite à l’occupation militaire de la Cisjordanie et de Gaza en 1967. Depuis 1967, avec l’avènement du système judiciaire militaire d’Israël, plus de 850 000 Palestiniens ont été arrêtés et emprisonnés par le régime israélien. Actuellement, 4 450 Palestiniens sont détenus dans les prisons israéliennes. Parmi ces personnes, 32 sont des femmes, 160 des enfants et 350 des personnes ayant fait l’objet d’une arrestation administrative et détenues depuis sans accusation ni procès.

L’incarcération massive des Palestiniens se déroule sous les auspices du système judiciaire militaire d’Israël, le mécanisme central du régime militaire qui gouverne la Cisjordanie et Gaza. Depuis son instauration, des centaines de milliers de Palestiniens ont été arrêtés et jugés selon un ensemble sans cesse croissant d’ordonnances militaires israéliennes – plus de 1 800 – dans des tribunaux militaires en proie à de grossières violations de l’équité juridique et avec un taux de condamnation supérieur à 99 pour 100. Les ordonnances militaires délivrées par le commandant militaire israélien et fondées sur des « bases sécuritaires », portent sur tous les aspects de la vie quotidienne des Palestiniens, y compris la loi de la terre et de la propriété, la liberté de mouvement, l’expression politique, sociale et culturelle, la liberté d’association, l’enseignement, la liberté d’association, la santé publique et même les infractions routières.

En même temps que le jugement et l’emprisonnement de milliers de Palestiniens chaque année, les autorités d’occupation israéliennes recourent à l’arrestation administrative, une procédure qui permet la détention de durée indéfinie d’un individu, sans accusation ni procès, ce qui est le cas à tout moment pour des centaines de Palestiniens. La pratique de l’arrestation administrative, qui tire son origine des Réglementations (urgentes) de défense du Mandat britannique (1945), reflète une continuité coloniale des plus explicites entre la législation coloniale britannique et la législation israélienne. Les dispositions furent adoptées et réappropriées par les autorités israéliennes sous trois lois séparées : (1) l’article 285 de l’Ordonnance militaire 1651 d’application en Cisjordanie ; (2) la Loi sur l’internement des combattants illégaux, qui est utilisée contre les résidents de Gaza depuis 2005 ; et (3) la Loi sur les pouvoirs d’urgence (arrestation) de 1979, qui s’applique aux individus détenteurs de la citoyenneté israélienne.

Une poignée à peine de citoyens et de colons juifs israéliens ont un jour fait l’objet d’une arrestation administrative. Par contre, cette même arrestation administrative a été légalisée pour définir des limites territoriales tout en ciblant les Palestiniens qui y vivaient, réaffirmant ainsi la réalité d’un unique régime général d’apartheid.

Les ordonnances d’arrestation administrative sont délivrées pour une période allant jusqu’à six mois, renouvelable indéfiniment, sur base d’« informations secrètes » affirmant que la personne pose une « menace sécuritaire » pour la région. Ni la personne arrêtée ni son avocat n’ont accès à ces informations, qui ne sont partagées qu’entre les renseignements israéliens, le procureur militaire et le juge militaire israéliens. La pratique est intentionnellement draconienne, comme me l’a expliqué dans une interview Sahar Francis, directrice de l’Association Addameer de soutien et des droits humains des prisonniers (1),

« afin d’arrêter autant de personnes qu’ils peuvent sans être forcés de présenter la moindre preuve devant les tribunaux militaires ».

L’avocat Mahmoud Hassan, qui a représenté des centaines de prisonniers et détenus politiques palestiniens devant les tribunaux militaires israéliens, m’a raconté le cas d’un jeune Palestinien arrêté par les forces d’occupation israéliennes et placé en détention administrative pour un mot qu’il avait dit au téléphone – « kazieh » – argot arabe pour « station d’essence », mais que les renseignements israéliens avaient traduit erronément par le mot « essence ».

« Pour eux, ‘essence’ signifiait une bombe confectionnée avec de l’essence et ce fut la preuve présentée au juge »,

a expliqué Hassan dans une interview. Le jeune homme a passé un an en prison, sans savoir pourquoi il était détenu, jusqu’à ce qu’un juge militaire israélien qui connaissait l’arabe découvre la traduction et le laisse aller. Si cette preuve avait été partagée avec l’avocat ou le détenu, ils auraient pu expliquer l’erreur de traduction et le jeune homme aurait pu ne pas passer un an en prison. « La capacité du détenu ou de l’avocat à discuter contre des preuves secrètes est pour ainsi dire inexistante », a conclu Hassan.

Alors que cette affaire met en lumière l’absurdité pure et simple, le caractère arbitraire, les faiblesses de la procédure et la peur qu’engendre ce système, elle ne tient pas suffisamment compte des poursuites intentionnelles plus larges et plus sinistres et de l’arrestation administrative arbitraire de milliers de Palestiniens, activistes, étudiants, hommes et femmes politiques, personnalités de la société civile et autres individus qui s’opposent à l’occupation israélienne.

La pratique très répandue et systématique de l’arrestation administrative par les autorités d’occupation israéliennes dépasse de loin les paramètres exceptionnels établis par le droit international humanitaire (DIH) régentant les occupations étrangères. Ce qui amène les rapporteurs spéciaux de l’ONU à réclamer très régulièrement que soit mis définitivement un terme à la « pratique illégale de la détention administrative » par Israël. En 2006, le Comité des Nations unies contre la torture a estimé que les périodes indéfinies et très longues de détention administrative constituaient une forme de torture.

Les arrestations et la détention arbitraires massives augmentent considérablement suite à chaque mouvement ou soulèvement populaire, comme ce fut le cas l’an dernier lors du « soulèvement palestinien de l’unité » de mai 2021. En 2021, le nombre d’ordonnances d’arrestation administrative a été de 1.595, une augmentation de plus de 40 pour 100 par rapport aux années précédentes, y compris contre les Palestiniens à la citoyenneté israélienne.

« Il a toujours été très évident que l’arrestation administrative était un outil destiné à permettre à l’occupation de garder le contrôle du peuple palestinien »,

explique Sahar Francis.

L’arrestation administrative a déjà fait l’objet d’un renouvellement des protestations contre les mesures coloniales israéliennes de peuplement dans le Néguev, déclare Mahmoud Hassan. « L’arrestation est liée aussi au contrôle de la terre », ajoute Hassan.

« Il ne va pas falloir attendre très longtemps avant qu’il y ait d’autres cas d’arrestation administrative dans le Néguev, ainsi que des poursuites à plus grande échelle. »

Les étudiants palestiniens sont particulièrement visés par les forces d’occupation israéliennes en raison de leur activisme estudiantin, comme Shatha Hassan, 22 ans, présidente du conseil estudiantin de l’Université de Birzeit, qui a été arrêtée et emprisonnée sans accusation pendant cinq mois. Actuellement, 14 étudiants de l’Université de Birzeit restent en détention administrative, selon les renseignements fournis par la Campagne pour le droit à l’enseignement.

Les autorités d’occupation israéliennes utilisent également l’arrestation administrative comme un fait accompli afin de forcer une réalité juridique ou physique quand elles sont incapables de le faire en recourant à d’autres procédures judiciaires civiles ou militaires. La récente arrestation arbitraire et détention de Salah Hammouri, un Jérusalémite palestino-français et éminent défenseur des droits humains, a eu lieu au beau milieu de toute une bataille juridique toujours en cours devant les tribunaux civils israéliens contre la révocation illégale de sa résidence et son expulsion forcée de Jérusalem. La sortie de l’ordonnance de son arrestation administrative par le commandant militaire israélien plutôt que par le ministre de la Défense, comme c’est le cas pour les Jérusalémites, cherche à cimenter sa révocation de résidence, ce qui permet de craindre sa déportation imminente dès qu’il aura été libéré.

Plus fréquemment, on tire parti de l’arrestation administrative pour faire faire la navette aux individus entre leurs procédures de procès et de détention afin de prolonger leur incarcération et leur extorquer des aveux, comme dans le cas de l’avocat retraité de 80 ans, Bashir Khairi. Ce dernier a bénéficié à deux reprises d’une libération sous caution devant le tribunal militaire israélien, uniquement pour se voir adresser directement après une ordonnance d’arrestation administrative pour six mois. La confirmation de l’ordonnance par le juge militaire israélien, qui faisait état de « preuves secrètes », a amené Bashir Khairi a proclamer son boycott des tribunaux militaires israéliens, ce qui a précipité l’actuel boycott massif des tribunaux militaires israéliens par les détenus administratifs palestiniens.

Un enracinement colonial

La culpabilité est déterminée à l’avance, dans le système judiciaire militaire israélien, où des milliers de Palestiniens sont jugés et condamnés chaque année au cours de procès kafkaïens ne durant parfois pas plus de quelques minutes. Mais ce n’est pas uniquement une question de grossières violations de l’équité judiciaire – la solution à cela consisterait à « améliorer » les tribunaux militaires. La réalité, ce serait plutôt le fait que l’illégalité du système judiciaire militaire d’Israël concerne son rôle intégral dans le soutien et la contribution active à l’instauration contre le peuple palestinien d’un appareil israélien d’apartheid total et d’occupation complète.

Durant l’année écoulée, plusieurs rapports internationaux sur les droits humains sont apparus, accusant le régime israélien du crime d’apartheid. Parmi ces rapports, figurent ceux de Human Rights Watch, Amnesty International et celui du rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967. Tous associent invariablement le système judiciaire militaire israélien à des régimes juridiques doubles privilégiant systématiquement un groupe racial par rapport à un autre et qui font partie de la politique israélienne plus large de domination et de contrôle du peuple palestinien.

Le crime d’apartheid est présent en même temps que toute une série d’autres crimes grossiers et violations grossières des droits humains endémiques au système judiciaire militaire israélien, dont les plus remarquables sont le crime de guerre consistant à refuser intentionnellement aux prisonniers palestiniens le droit à un procès équitable et le transfert par la force de prisonniers palestiniens dans des prisons et centres de détention de la puissance occupante. Addameer représente pour l’instant les cas de trois enfants prisonniers palestiniens devant la Cour pénale internationale.

Une analyse de l’apartheid, toutefois, ne parvient pas à tenir compte de l’enracinement colonial du système, qui a continuellement et illégalement étendu sa juridiction sur des « crimes » commis par des Palestiniens et implanté le contrôle israélien sur le territoire. Ce n’est pas seulement l’application discriminatoire d’un régime militaire, la suppression systématique des droits politiques et civils, ou les profondes violations des droits humains – ce qui équivaut à des crimes de guerre – associées toutes au sein du système, mais un but plus large de contrôle colonial de peuplement et une réalité plus imminente de l’annexion par Israël.

« C’est pourquoi nous disons qu’il s’agit de bien davantage que d’apartheid », explique Sahar Francis,

« et que le système des tribunaux militaires fait partie de tout le système de l’apartheid et du colonialisme qui devrait être criminalisé au niveau international. »

La résistance des prisonniers

De même que l’incarcération massive reste une caractéristique clé de l’occupation israélienne, la résistance des prisonniers palestiniens se développe elle aussi au sein du mouvement des prisonniers palestiniens. À tout moment, le mouvement des prisonniers, en compagnie des organisations locales et internationales des droits humains, a lancé des boycotts, des grèves et des campagnes visant les pratiques arbitraires et oppressives de l’occupation.

« Addameer est très actif depuis 1997 contre l’arrestation administrative lorsque les familles des détenus administratifs ont pour la première fois lancé leur campagne »,

raconte Sahar Francis. La campagne a eu lieu sur la toile de fond des accords d’Oslo, quand les autorités d’occupation israéliennes ont arrêté des centaines d’activistes et de dirigeants politiques opposés aux accords, et dont beaucoup ont été détenus pendant des années sans la moindre accusation. En 1999, la campagne est parvenue à réduire le nombre de détenus administratifs à moins de 40, le chiffre le plus bas de tous les temps. Le début de la Seconde Intifada, toutefois, allait ramener la pratique très répondue de l’arrestation administrative, avec plus d’un millier de Palestiniens détenus sans accusation à la fin de 2002.

Depuis lors, Addameer a périodiquement mis sur pied des campagnes relatives à l’arrestation administrative, lançant entre autres campagne ciblée « Non à l’arrestation administrative » de 2009, qui se poursuit encore aujourd’hui. Le mouvement des prisonniers palestiniens, lui aussi, porte la question de l’arrestation administrative à l’avant-plan des négociations et de l’action collective, y compris durant les grèves de la faim massives de 2012 et 2017.

Au début 2012, un nombre croissant de détenus administratifs palestiniens ont entrepris des grèves de la faim pour protester contre l’extension de leur détention sans charge ni procès. Ces grèves attirèrent l’attention des médias internationaux et la solidarité, mais au prix d’un risque grave pour la santé des détenus et avec des concessions fragmentaires selon lesquelles leur détention ne serait pas prolongée.

« Une grève de la faim individuelle résulte en une décision individuelle, sans changement dans la politique de la détention administrative »,

explique l’avocat Mahmoud Hassan,

« pas plus qu’elle ne les empêche de vous arrêter de nouveau plus tard. »

En 2021, de nombreux détenus administratifs palestiniens entreprirent de longues grèves de la faim afin d’obtenir leur liberté, tel Kayed Fasfous, qui tint bon pendant 131 jours. La capacité de ces longues grèves de la faim à obtenir la liberté individuelle n’eut pas d’effet sur l’accroissement permanente du nombre d’arrestations administratives par les autorités israéliennes. En janvier 2022, cette réalité amena les détenus administratifs palestiniens à déclarer leur boycott massif, collectif et total de tous les tribunaux militaires israéliens.

Le boycott en cours a dépassé 100 jours et il réunit tous les détenus administratifs palestiniens – actuellement 530 – du fait que tant les détenus que leurs avocats refusent d’assister aux séances des tribunaux militaires et aux appels, y compris ceux de la haute cour civile israélienne. Depuis lors, les tribunaux militaires israéliens ont confirmé et renouvelé des ordonnances d’arrestation administrative in absentia selon des procédures secrètes composées d’un juge et d’un procureur militaires israéliens ainsi que renseignements israéliens.

Les tribunaux militaires israéliens se sont déjà mis à appliquer des sanctions destinées à mettre un terme au boycott. Un exemple consiste en une réglementation qui empêche les détenus ou leurs avocats de recevoir une copie des ordonnances d’arrestation administratives ou des décisions du tribunal, les forçant en lieu et place à adresser une requête au tribunal pour obtenir des copies. Comme le fait remarquer Mahmoud Hassan, cette décision affecte les détenus qui ne savent pas sur combien de temps porte leur ordonnance, ainsi que les familles qui ont besoin des copies pour adresser un appel à la Croix-Rouge ou à la Commission palestinienne des affaires des détenus.

Avec le temps, le boycott pourrait connaître une escalade et adopter d’autres formes de protestation, y compris la possibilité d’une grève de la faim massive et ouverte au lendemain de la fête de l’Eid al-Fitr, estime la Société du prisonnier palestinien.

Pourtant, les détenus administratifs palestiniens comprennent que leur boycott et l’intensification de leurs autres démarches sont peu susceptibles d’amener les autorités d’occupation israéliennes à abolir complètement la pratique de l’arrestation administrative. Cette pratique est trop efficace pour que le régime s’en passe entièrement. « En lieu et place », fait remarquer Sahar Francis,

« la chose nécessite réellement des pressions d’un niveau international, particulièrement de l’ONU et de la CPI, afin de considérer que le recours [systématique] à l’arrestation administrative est un crime de guerre du fait qu’il s’agit d’une détention arbitraire. »

La responsabilisation et la possibilité de poursuites à l’encontre de

« tous les commandants militaires, juges et procureurs impliqués dans le processus : ceux qui sont délivré l’ordonnance, ceux qui ont fait en sorte que l’ordonnance serait prolongée »,

estime Sahar Francis, reste une condition préalable et un effort pratique à accomplir afin d’en arriver à mettre un terme à ces violations systématiques.

Notes

  1. Addameer était l’une des six importantes ONG palestiniennes désignées par les autorités israéliennes comme « organisations terroristes » en octobre 2021 et, partant, mises hors la loi par une ordonnance militaire. La criminalisation arbitraire et générale, largement dénoncée par la communauté internationale, a été justifiée de la même façon par des « preuves secrètes ».

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(*) Ayah Kutmah est chercheuse invitée à l’Institut Muwatin pour la Démocratie et les Droits humains à l’Université de Birzeit. Elle a reçu son BA à l’Université du Michigan et, en 2020-2021, elle a bénéficié d’une bourse Fulbright comme assistante dans l’enseignement de l’anglais en Cisjordanie occupée.

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Publié le 17 avril 2022 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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