De Gaza à la Tunisie : Le chagrin est exactement pareil

J’ai eu de la veine. Après avoir terminé mes humanités à Gaza, en 2016, j’ai obtenu une bourse pour aller à l’université en Tunisie. J’avais besoin d’être libéré des craintes et tensions quotidiennes de Gaza afin de pouvoir me concentrer sur mes études. Je me souviens toujours de mes premiers jours à Tunis. Tout était neuf et excitant…

« Nos fils sont jetés à la mer et les poissons les dévorent. » (Dessin : Ilef Ben Salah)


Majd Salem
, 9 janvier 2023

Juste sous mes yeux, il y avait le métro que je n’avais encore vu qu’à la télévision ou dans des films, à la maison. Par la vitre du métro, j’ai vu des montagnes pour la première fois de ma vie. Gaza est une ville côtière : on n’y voit pas de montagnes. La plupart des montagnes de Palestine sont en Cisjordanie, où les Gazaouis ne peuvent se rendre à cause du siège israélien. J’étais si enchanté que j’ai oublié de descendre à la station de destination.

Il m’a fallu vivre quelque temps dans mon nouveau pays pour comprendre que la vie ici pouvait être dure aussi et que les perspectives économiques pour les jeunes pouvaient également être sombres. Gaza et la Tunisie se ressemblent, sur ce plan, pensais-je. Je me rendais à peine compte à quel point ç’allait être tragiquement vrai.

 

Tragédie en Méditerranée

Le 21 septembre 2022, un bateau transportant 19 jeunes Tunisiens – qui fuyaient la situation économique désastreuse du pays en tentant d’émigrer illégalement vers l’Italie – coulait en Méditerranée à plusieurs milles des côtes. Des proches qui avaient perdu contact avec leurs fils accusèrent l’État de négligence dans la mise sur pied des opérations de recherche des survivants.

C’est ainsi que le 10 octobre, des pêcheurs locaux décidaient de s’occuper eux-mêmes des recherches. Ce qu’ils allaient découvrir allait révéler bien davantage qu’on ne s’y attendait. Ils retrouvèrent nombre de corps de jeunes gens et les remirent pour identification à la Garde côtière tunisienne. L’examen des corps et des passeports détrempés et autres documents trouvés sur eux révélèrent qu’il ne s’agissait pas d’émigrants tunisiens, mais de Palestiniens.

Leur bateau, en route vers l’Europe, était parti de Libye avec 11 jeunes Palestiniens à bord. Huit des victimes noyées furent identifiées en tant que Gazaouis. Ils s’appelaient : Talal Al-Shaer, Muhammad Al-Shaer, Adam Shaat, Aheed Abu Zureik, Younus Al-Shaer, Muhammad Qeshta, Moqbel Aateem et Khalil Fares. Ils étaient de ma terre natale et, comme moi, à la recherche d’une vie meilleure.

Des funérailles ont eu lieu à Gaza le 18 décembre 2022 pour 8 Palestiniens qui ont perdu la vie en tentant de quitter l’Afrique du Nord pour l’Europe. (Photo : Mohammed Asad, via MEMO)

Des funérailles ont eu lieu à Gaza le 18 décembre 2022 pour 8 Palestiniens qui ont perdu la vie en tentant de quitter l’Afrique du Nord pour l’Europe. (Photo : Mohammed Asad, via MEMO)

 

Selon le Bureau central palestinien de la statistique, les jeunes de 18 à 29 ans à Gaza constituent 21,5 % de la population.

Un grand nombre d’entre eux sont des diplômés universitaires formés dans diverses spécialités. Les taux alphabétisation à Gaza sont parmi les plus bas au monde, alors que le chômage y est l’un des plus élevés : près de 80 % des jeunes sont sans travail.

Souvent, les conditions de vie sont insupportables. Un rapport des Nations unies sorti en 2012 prévoyait que Gaza serait inhabitable pour les humains dès 2020.

Au début 2023, les choses sont pires encore. Le siège israélien et la menace constante d’une attaque créent un environnement chaotique, étriqué et contraignant qui nourrit l’impuissance et le désespoir. La bande de Gaza est souvent décrite comme la plus grande prison à ciel ouvert du monde. Les jeunes sont poussés à trouver un moyen de s’en aller, même si c’est dangereux, parce que rien ne pourrait être pire que ce qu’ils sont obligés d’endurer chaque jour dans leur enclave assiégée.

 

Le cimetière des étrangers

Il y a un cimetière dans la ville côtière de Zarzis, dans le sud de la Tunisie, qu’on a baptisé le « cimetière des étrangers ». Les restes des personnes qui se sont noyées en tentant de quitter la Libye pour l’Europe et dont les corps ont été délavés sur les plages, y sont enterrés. Seules quelques-unes des plus de 400 tombes portent un nom : toutes les autres sont anonymes.

Ghassan Bourguiba est un militant civil tunisien de Zarzis qui a suivi l’affaire de ceux dont il croyait qu’ils étaient ses concitoyens et qui se sont noyés dans une tentative de connaître une vie meilleure. Quand il a découvert que les morts étaient palestiniens et non tunisiens, il a posté une vidéo sur son compte Facebook.

Sur cette vidéo, l’un des parents tunisiens qui ont perdu leurs fils à bord du bateau naufragé dit ceci :

« Même si les morts qui ont été retrouvés près de notre ville sont des Palestiniens et non les fils que nous avons perdus, nous leur ferons quand même des funérailles. »

« Nous paierons leur enterrement dans des tombes à leur nom au cimetière de notre ville, et nous ne les enterrerons pas au cimetière des étrangers. Nous les considérons comme nos fils »,

a-t-il ajouté.

À Gaza, un proche de Younus Al-Shaer a vu la vidéo et a contacté Ghassan Bourguiba avec une liste de tous ceux qui ont été portés manquants depuis que le contact a été perdu avec leur navire. Ghassan Bourguiba a refait l’appel téléphonique qu’il avait adressé à la famille Al-Shaer à Gaza, pour confirmer que Younus faisait bien partie des morts.

« Personne ne peut imaginer la profonde tristesse et la douleur que j’ai ressenties quand j’ai dû leur faire part du sort de leur fils »,

dit-il.

Une sœur d’Al-Shaer a déclaré dans les médias locaux qu’elle avait supplié son frère de ne pas tenter d’émigrer de Gaza. Elle l’avait imploré de rester à l’université afin d’y achever ses études. Mais, en raison des conditions de vie horribles à Gaza, il lui avait répondu, dit-elle :

« Tu vois le nombre énorme des diplômés sans emploi ici ? Je ne veux pas être comme eux quand j’aurai terminé mes études. »

Il allait se rendre en Europe et trouver du travail, lui avait-il dit.

« Ça va marcher pour moi et je vous rembourserai et je ferai en sorte que vous tous soyez heureux. »

Le 18 décembre, les huit corps des jeunes noyés, venus de Tunisie, ont franchi le passage frontalier de Rafah pour rentrer à Gaza. Finalement, leurs familles ont pu les voir et leur adresser des adieux éplorés. Proches, amis et concitoyens gazaouis leur ont fait d’impressionnantes funérailles et ils ont tous été enterrés dans leur patrie, au moins. L’une des mères éplorées s’est lamentée sur la fin tragique de tant de jeunes Palestiniens :

« Partout dans le monde, les gens mangent du poisson, sauf les Palestiniens. Nos fils sont jetés à la mer et les poissons les dévorent. »

Je ne sais pas ce qu’auraient trouvé ces émigrés si leur bateau avait atteint l’Italie. Je ne sais pas vraiment ce que sera mon propre avenir. Avant que je ne quitte Gaza, j’entretenais l’espoir d’une amélioration de la situation là-bas au moment où je terminerais mes études et rentrerais chez moi. J’espérais que le siège israélien de ma ville allait être levé, que les industries détruites par les agressions et les guerres auraient été reconstruites et le taux de chômage réduit. J’espérais pouvoir rentrer, trouver du travail et avoir du bon temps avec ma famille et mes amis. Mais aujourd’hui, après plus de six ans, la situation là-bas n’a fait qu’empirer.

Tant de jeunes veulent s’en aller. Nous sommes des fils et filles de Gaza, de Tunisie. Nous sommes devenus parents dans notre tristesse partagée et parents aussi dans nos aspirations à vouloir marquer nos existences, et non nos tombes, du sceau de l’espoir, de la douceur et de l’accomplissement et à trouver un havre sécurisant pour nous tous autant que nous sommes.

°°°°°

Majd Salem est un réfugié palestinien venu de Gaza, mais sa ville d’origine est Al-Jiyya. Il a grandi à Gaza jusqu’au moment où, en 2016, à 17 ans, il est parti pour la Tunisie afin de poursuivre des études universitaires en relations internationales.

*****

Publié le 5 janvier 2022 sur We are not numbers
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

Vous aimerez aussi...