Ce que les écrits de Ghassan Kanafani sur la lutte anticoloniale palestinienne nous disent de la résistance à Gaza aujourd’hui

Les éditeurs des « Écrits politiques choisis de Ghassan Kanafani » se sont entretenus avec Mondoweiss à propos de ce que les écrits de l’icône palestinienne peuvent nous enseigner sur la résistance à l’actuel génocide de Gaza.

 

Ghassan Kanafani

 

Ramona Wadi, 12 avril 2025

Alors qu’Israël poursuit son génocide à Gaza, soutenu militairement et diplomatiquement par les États-Unis et les puissances occidentales, c’est la rhétorique impérialiste qui façonne le massacre et le nettoyage ethnique en cours des Palestiniens. Et, bien qu’ils aient été écrits il y a quelques dizaines d’années, les textes impeccables et distingués de Ghassan Kanafani expriment toujours la lutte anticoloniale palestinienne avec une clarté étonnante.

 

Première de couverture du livre « Ghassan Kanafani's Selected Political Writings », édité par Louis Brehony et Tahrir Hamdi chez Pluto Press.

Première de couverture du livre « Ghassan Kanafani’s Selected Political Writings », édité par Louis Brehony et Tahrir Hamdi chez Pluto Press.

Les « Écrits politiques choisis de Ghassan Kanafani » (Pluto Press) ont été publiés en octobre 2024, un an après le début du génocide perpétré par Israël à Gaza. Dans cette sélection traduite en anglais (hormis quelques extraits, il n’existe toujours pas de version en français de cet ouvrage – NdT) de ces textes, le lecteur est en mesure de comprendre la résistance anticoloniale via son analyse. Pour reprendre les mots des éditeurs Louis Brehony et Tahrir Hamdi dans l’introduction du livre, cette résistance est

« une confrontation entre l’impérialisme et un mouvement anti-impérialiste de libération vis-à-vis d’un colonialisme de peuplement brutal ».

Les textes sont groupés en cinq thèmes principaux, chaque chapitre montrant distinctement à quel point le langage est essentiel pour transmettre le sens de la résistance anticoloniale, les périls qu’elle comporte et la nécessité de considérer la résistance anticoloniale palestinienne dans les termes de ce qu’elle doit affronter au niveau régional et au niveau mondial. Chacun des textes traduits de Kanafani est accompagné de l’introduction et de la contextualisation du traducteur (en anglais, NdT), ce qui fait de cet ouvrage une ressource d’une valeur inestimable.

Kanafani est synonyme de Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et il est célèbre pour ses œuvres littéraires. Ce n’est qu’en 2005 qu’Israël a reconnu l’avoir assassiné dans un attentat ciblé à la voiture piégée à Beyrouth, en juillet 1972.

Au vu du génocide israélien à Gaza, la description succincte par Kanafani de ce qui attend les Palestiniens a conservé son absolue pertinence.

S’adressant à Mondoweiss, Brehony et Hamdi ont illustré l’importance de la contextualisation de Gaza dans les écrits de Kanafani.

« Les écrits politiques de Ghassan Kanafani gardent tant de profondeur et d’acuité analytique que je pense qu’il nous serait impossible de vraiment comprendre les contours de l’actuelle confrontation sans faire référence à son œuvre »,

déclare Brehony.

« C’est à tout le moins vrai selon la perspective de ceux d’entre nous qui se perçoivent comme gens de gauche, socialistes ou marxistes ; la mise sur la touche de son œuvre est réalisée par des forces hostiles au marxisme et aux perspectives révolutionnaires. »

Brehony considère l’œuvre de Kanafani comme prophétique et fait remarquer que Gaza se démarque particulièrement.

« Kanafani a visité Gaza et, dans une lettre du 29 novembre 1966 adressée à Ghada Samman, il parlait de ses propres sentiments d’inutilité ainsi que des guérilleros qui affrontaient les sionistes, en déclarant directement : ‘Je sens plus que jamais que la valeur tout entière de mes mots constitue une compensation impudente et triviale à l’absence d’armes, bien pâle face à l’insurrection des hommes vrais qui meurent quotidiennement pour une cause que je respecte’ »,

explique Brehony.

Après 1967, fait remarquer Brehony, Gaza est devenue « l’avant-garde de la lutte armée », laquelle s’est reflétée dans les décisions éditoriales de Kanafani pour le journal du FPLP, al-Hadaf.

« Sous sa direction, de l’espace a été consacré dans le journal du FPLP al-Hadaf aux opérations contre l’occupation, y compris les actions menées par des combattants révolutionnaires comme Mohammad al-Aswad, formé en Chine socialiste et surnommé le ‘Guevara de Gaza’. Dans les études reprises dans notre livre, nous lisons qu’en 1970 Kanafani faisait référence à la grande valeur de la résistance violente qui fait rage dans la bande de Gaza’ et à l’endroit où le FPLP menait les plus grandes gloires de la lutte armée. Selon son camarade Adnan Badr Hiliou, Kanafani était responsable du texte de la conférence du FPLP en 1972, connue sous le titre ‘Tâches de la nouvelle phase’. Dans ce document, Gaza est décrite comme le seul endroit où l’avant-garde de la révolution palestinienne s’était avérée capable de lancer une véritable guerre populaire, en tenant compte des histoires internationales de libération nationale. »

En s’étendant sur Gaza, Hamdi décrit la pertinence de Kanafani dans la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui.

« Les Palestiniens affrontent une menace d’extermination des mains de l’entité génocidaire sioniste. La vision par Kanafani de la libération de la Palestine est intrinsèquement liée à des concepts clés occupant le centre de sa pensée, tels que la création d’hommes nouveaux et de femmes nouvelles, un peuple résilient et combattant, l’écrivain combattant, les classes laborieuses, l’unité des fronts, l’unité nationale, la littérature de résistance et l’enracinement. Ces idées font partie d’une éthique révolutionnaire fondée sur la lutte anticoloniale contre le colonialisme sioniste de peuplement, qui débouche également sur un rejet complet de la politique de reddition promue par les régimes réactionnaires et/ou ceux de la réaction arabe. »

La précision de Kanfani est aussi enracinée dans le rejet des impositions venant de l’extérieur de ce à quoi les Palestiniens sont confrontés. Dans une interview réalisée par le journaliste d’ABC, Richard Carleton, les réponses de Kanafani affirment non seulement la cause palestinienne mais corrigent aussi sa terminologie. Quand Carleton tente de détourner les propos de Kanafani, qui utilise le terme « mouvement de libération », en disant « Eh bien, quelle que soit la meilleure façon de l’appeler », Kanafani répond : « Ce n’est pas ‘quelle que soit’, parce que c’est là que commence le problème. »

De l’interview de Kanafani par ABC, Hamdi dit ceci :

« Pour Kanafani, il n’y a pas de demi-mesures – pas de négociations avec l’ennemi, pas de signature de traités de reddition ou de capitulation avec les Israéliens. Il décrivait de telles actions comme ‘une conversation entre l’épée et le cou’. »

Hamdi poursuit :

« Kanafani percevait la libération de la Palestine et de son peuple comme faisant partie d’un mouvement anti-impérialiste plus large dans le monde arabe et au-delà. Il reconnaissait l’interdépendance des luttes révolutionnaires contre le colonialisme, de même qu’il insistait sur l’unité des factions armées palestiniennes, soulignant le fait que la faiblesse d’une organisation fida’i allait inévitablement affecter les autres organisations. Kanafani croyait en l’unité absolue de ces organisations en dépit de leurs différences idéologiques, parce que, comme il le prétendait souvent, la lutte armée pour la libération dépend de l’unité urgente des fronts. »

Alors que les écrits de Kanafani ont directement trait à la Palestine, ils sont également pertinents en termes d’internationalisme, explique Brehony :

« La majeure partie de ce qu’a écrit Ghassan concerne directement les activistes, progressistes et combattants palestiniens et arabes quand ils cherchent à poursuivre leur confrontation avec l’État sioniste et les forces impérialistes qui sont derrière lui. Nous pourrions dire que les écrits de Ghassan présentent également un caractère d’universalité globale, pour les socialistes révolutionnaires, en tant que contributions aux théories de la libération développées dans les luttes révolutionnaires nationales du Vietnam et de la Chine à l’Algérie et à l’Irlande et, en outre, à la théorie révolutionnaire marxiste produite par les expériences du socialisme à Cuba ou dans le corps même de la bête impérialiste par les Black Panthers et autres tendances. »

L’unité, fait remarquer Hamdi, est très présente, dans les écrits de Kanafani. Cela s’est appliqué aux factions palestiniennes ainsi qu’aux mouvements de résistance anticoloniale dans le monde entier, puisque tous partagent les fondements d’une lutte similaire contre le colonialisme et l’impérialisme.

Se faisant l’écho du révolutionnaire argentin Ernesto Che Guevara, qui a combattu aux côtés de Fidel Castro dans la lutte anticoloniale et anti-impérialiste cubaine contre le dictateur Fulgencio Bastista soutenu par les États-Unis, Kanafani a également parlé du besoin de créer une nouvelle conscience sociale.

« Une question importante aujourd’hui est celle-ci : 53 ans après l’assassinat de Kanafani à Beyrouth, la lutte palestinienne de libération a-t-elle répondu aux conditions préalables d’interdépendance des luttes révolutionnaires qu’il avait soulignées pour réaliser la libération de la Palestine – du fleuve à la mer ? La réponse évidente est non, puisque les divisions que nous voyons aujourd’hui sont précisément ce à quoi Kanafani s’opposait farouchement »,

explique Hamdi.

« Sa plate-forme progressiste marxiste arabe cherchait à contrer les divisions et le sectarisme qui affligent le monde arabe de nos jours – des divisions délibérément orchestrées et soutenues par l’impérialisme occidental, par la réaction arabe et par leurs médias afin de fabriquer le consentement et de diviser les populations arabes selon des lignes religieuses, sectaires et ethniques, comme nous le voyons aujourd’hui dans la ‘nouvelle Syrie’. Kanafani était catégorique dans son opposition à la transformation de ‘la lutte contre l’impérialisme et son appareil international, Israël, en une confrontation raciale et religieuse’. »

Pour en revenir à Gaza, Hamdi fait remarquer que Kanafani lui a conféré une grande proéminence dans ses écrits politiques et littéraires.

« Kanafani voyait de grandes promesses dans la résistance et la résilience à Gaza, des thèmes auxquels il est souvent revenu à la fois dans ses écrits politiques et dans sa fiction. Dans une interview réalisée par Fred Halliday en 1971, Kanafani commentait la résistance de Gaza en état de siège : ‘Il y a également un facteur psychologique : Gaza est entourée à l’ouest par la mer, au sud par le Sinaï, à l’est par le Néguev et au nord par l’État israélien. Les Palestiniens y sont psychologiquement assiégés et ils sont habitués aux difficultés (…) À Gaza, ils étaient plus durs et plus professionnels.’ Kanafani croyait que le siège et le fait même d’être assiégé rendait un peuple plus fort, plus dur et plus résilient. Contrairement aux intentions de l’ennemi, la brutalité du siège et les bombardements de Gaza produisaient un peuple combatif, acharné dont la résistance audacieuse et le sumud restent incompréhensibles pour le monde extérieur. »

Dans sa nouvelle, « Lettre de Gaza », publiée en 1956, Kanafani décrivait les gens de Gaza comme profondément enracinés dans leur terre, leur résilience défiant même les conditions les plus brutales. Leur sacrifice, leur résistance et leur résilience ont mis en lumière la politique de reddition, dégradante et humiliante, de la réaction arabe, qui continue à être évidente aujourd’hui. Dans cet exemple de la littérature de résistance de Kanafani, le narrateur dit à son ami aux EU qu’il ne le rejoindra pas. En lieu et place, il invite instamment son ami à retourner à Gaza afin d’apprendre du peuple sur place « ce qu’est la vie et quelle existence vaut la peine d’être vécue », malgré la destruction, la dévastation et les vies innombrables perdues en raison des bombardements israéliens incessants. Dans son exploration de la littérature de résistance, Kanafani n’a jamais cessé de mettre l’accent sur la connexion profondément enracinée à la terre et à la cause. Pour Kanafani, la fuite et l’évasion étaient des signes de défaite.

En termes de lutte anticoloniale palestinienne au sens plus large, et pas seulement qu’à Gaza, Brehony fait remarquer :

« Il est intéressant de voir comment le rôle et l’importance de la Cisjordanie ont évolué dans la période qui a débuté avec les écrits de Kanafani. Durant cette période, il a décrit la région comme une « barrière humaine » entre l’État sioniste et la Jordanie, qui était à cette époque un front majeur dans le mouvement de libération palestinien. L’État jordanien a joué un rôle particulier en écrasant la résistance autour d’al-Wihdat et d’autres camps, et Ghassan et ses camarades l’ont dénoncé par les mots, les actions et la culture. La colonisation accélérée de la Cisjordanie à laquelle nous assistons depuis Oslo a été facilitée par le rôle pernicieux de la réaction bourgeoise arabe, que Kanafani a critiquée en détail dans son œuvre. En même temps, Ghassan et d’autres révolutionnaires palestiniens ont fait savoir avec fermeté que la libération palestinienne ne pourrait se limier à Gaza et à la Cisjordanie. »

Le rejet par l’Autorité palestinienne de la lutte armée est contraire à la détermination de Kanafani. Hamdi fait remarquer :

« La libération et le retour dans la patrie requièrent la guerre, comme son personnage Saïd le dit à sa femme Safiya dans la longue nouvelle de Kanafani ‘Retour à Haïfa’. La Palestine appartient à ceux qui veulent se battre et faire des sacrifices pour elle, comme le prouve Khalid, le fils de Saïd, dans cette longue nouvelle :

« Pour Khalid, la patrie, c’est le futur. Voilà en quoi nous différions et c’est pourquoi Khalid veut porter des armes (…) Des hommes comme Khalid regardent vers le futur, pour redresser nos erreurs et les erreurs du monde. Dov est notre honte, mais Khalid est notre honneur durable. Ne t’ai-je pas dit dès le début que nous ne viendrions pas – parce que c’était quelque chose qui requérait une guerre ? Allons-y ! »

« Un mouvement révolutionnaire pour libérer une patrie ne peut désavouer la lutte armée et adopter la normalisation avec l’entité coloniale de peuplement – c’est une reddition et une défaite, la position choisie de l’AP défaitiste et des régimes arabes »,

affirme Hamdi.

« Aujourd’hui, Gaza fait figure de symbole exemplaire de la résistance et de la libération tant recherchée qui, comme le dit le poète palestinien Mourid Barghouti dans ses mémoires I Saw Ramallah (J’ai vu Ramallah), rendrait possible le « retour des millions de personnes, c’est-à-dire le véritable retour. »

Avec un signe d’adieu à l’importance d’honorer le véritable message de l’écrivain, Brehony met en garde :

« L’œuvre de Kanafani est délibérément occultée par des universitaires opportunistes qui s’opposent en pratique à la libération nationale palestinienne tout en offrant des services de façade qu’ils font passer pour de la ‘solidarité’. L’importance de l’œuvre de Kanafani dans les entités impérialistes comme la Grande-Bretagne, les EU ou l’UE se trouve dans les leçons qu’elle peut proposer dans la construction d’une conscience révolutionnaire. Elle donne aux anti-impérialistes un modèle de marxisme palestinien afin de défier les tentatives opportunistes libérales en vue d’éviter de soutenir la lutte armée ou afin de dépeindre le sionisme comme une sorte de phénomène qui contrôle tout en se tenant derrière le système. »

« Ghassan a été clair : Il n’y a pas de solutions libérales. Le futur ne peut être construit que via une confrontation totale avec l’impérialisme. »

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Ramona Wadi est une chercheuse indépendante, journaliste free-lance, critique de livres et blogueuse. Ses écrits couvrent toute une gamme de thèmes en relation avec la Palestine, le Chili et l’Amérique latine.

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Publié le 12 avril 2025 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Trouvez ICI des textes de Ghassan Kanafani ou faisant référence à lui

A voir : Ghassan Kanafani et l’ère des médias palestiniens révolutionnaires.

 

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