Aziza enterre seule son mari en plein siège israélien

Entourée d’incessants tirs d’artillerie et de plus en plus démunie, Aziza Qishta explique comment elle a enterré son mari dans les décombres de Gaza ravagée par la guerre.

 

Aziza Qishta entourée par ses petits-enfants. (Photo : MEE / Ahmad Aziz)

Aziza Qishta entourée par ses petits-enfants. (Photo : MEE / Ahmad Aziz)

 

 

Ahmed Aziz à Khan Younis, Palestine occupée, 31 mai 2026

 

Dans un jardin du sud de la bande de Gaza sous les attaques israéliennes, Aziza Qishta a creusé une tombe à l’aide de ses seules mains nues.

Sans linceul à sa disposition, la Palestinienne, âgée de 65 ans, a enveloppé le corps de son mari dans un rideau de fenêtre et l’a enterré sans la moindre aide.

Ibrahim Qishta, 70 ans, était décédé après avoir été touché au cou par un éclat d’obus, lors d’une incursion israélienne à Rafah, un peu plus tôt cette année.

Pendant deux mois, le couple était resté piégé dans sa maison à Khirbet al-Adas, survivant de ses réserves de plus en plus maigres alors que les frappes aériennes et les bombardements pilonnaient la localité.

Quand les voisins s’étaient enfuis, Ibrahim avait refusé d’être déplacé et sa femme n’avait pas voulu le laisser seul.

Depuis qu’Israël a rompu le cessez-le-feu en mars, son armée a tué près de 4 000 Palestiniens, portant le nombre de morts depuis octobre 2023 à plus de 54 000.

Dans le compte rendu que voici, Aziza raconte son histoire à Middle East Eye.

 

Piégés pendant deux mois

Quand l’armée israélienne a envahi de nouveau Rafah en mars et lui a imposé un siège total, tous les enfants d’Aziza ont fui la zone. Ibrahim, toutefois, a refusé de s’en aller.

« Il était aveugle, incapable de se déplacer de lui-même »,

explique Aziza Qishta à MEE.

« Il m’a dit : ‘Je ne pars pas de la maison et tu vas rester avec moi.’ »

Elle avait répondu, inébranlable elle aussi :

« Bien sûr, je ne vais pas te quitter après 50 années passées ensemble. Jamais ! »

Pendant deux mois, ils sont restés dans la maison.

Tout mouvement était impossible et les fournitures rares. Ils ont survécu grâce aux provisions qu’ils avaient stockées – conserves, haricots, riz, lentilles, vermicelles, confitures et pâtes.

L’eau provenait d’un bâtiment tout proche, quand c’était possible.

« Jour et nuit, nous étions entourés de bombardements – à l’est, au nord, à l’ouest »,

dit-elle.

« Le pire, c’était à l’ouest. »

Ils pouvaient entendre les tirs israéliens, les avions et les chars tout autour d’eux.

« Nous ne pouvions pas bouger »,

explique-t-elle.

Même quand la maison de son fils, juste à côté, a été bombardée et s’est effondrée, ils sont restés sur place.

« Mon mari a insisté pour rester et je suis restée avec lui. »

Ses cousins vivaient dans une maison pas très loin qui a été touchée elle aussi.

« Elle s’est effondrée sur eux. Plus de dix d’entre eux sont toujours sous les décombres aujourd’hui. »

Puis, un jour, un forte explosion a frappé la porte métallique de l’immeuble. « Il y a eu de la poussière dans toute la maison. Quand elle s’est dissipée, j’ai vu que la maison autour de nous avait été détruite », déclare Aziza Qishta.

Il ne restait qu’une chambre et une salle de bain.

« Brusquement, j’ai vu que mon mari saignait du cou – il avait été touché par un éclat d’obus. »

Quand elle a vu la blessure, elle s’est précipitée vers lui, pour le soigner, lui laver le visage, lui appliquer des antiseptiques et le panser.

Bien qu’il fût lourd, elle l’a hissé sur son dos.

« Je n’avais personne pour m’aider. Nous nous sommes déplacés lentement. Je m’arrêtais pour le laisser se reposer un peu, puis on continuait »,

explique-t-elle.

Pendant cinq heures, Ibrahim a continué de saigner.

« Nous étions seuls. Pas de voix, pas de lumière. »

 

Les tout derniers moments

Finalement, elle est arrivée à la maison de son cousin et a déposé Ibrahim sur un matelas.

« J’ai dit : ‘Laisse-moi te donner un peu à manger’, mais il a refusé. Il n’a accepté qu’une cuillerée de miel et, un peu plus tard, il a demandé un peu d’eau. Puis il a dit : ‘Verse-m’en un peu sur la tête.’ »

Aziza est restée à ses côtés tout le temps.

« Je l’ai allongé, me suis assise près de lui, sans jamais le quitter. »

Elle a remarqué que sa main gauche tremblait et a proposé de la masser. « Il a dit : ‘Non, laisse-la.’ Puis, brusquement, il s’est relâché. » Quand elle a regardé son visage, elle a vu qu’il était mort.

« Il n’y avait pas de soldats dans les environs »,

dit-elle.

« Ils viennent, ils bombardent, puis s’en vont. »

Seule, elle a examiné le jardin et a trouvé un léger creux près d’un olivier. Sans linceul, elle a utilisé un rideau de fenêtre pour envelopper le corps et elle s’est mise à le rouler elle-même dans le creux.

« J’ai placé son corps dans un sac de plastique et j’ai continué de le rouler délicatement. Il m’a fallu deux heures pour y arriver et j’étais épuisée, mais Dieu m’a donné la force de le faire. »

Elle l’a enterré de ses propres mains, couvrant d’abord le corps d’une feuille de zinc, puis de bois et enfin de terre.

« J’ai récité l’Ayat al-Kursi (le Verset du Trône) et la Surah Yasin (sourate 36) du Coran au-dessus de lui et j’ai pleuré en silence. »

Après la mise en terre, elle est retournée chez elle.

« J’ai pris un bain et, pour la première fois depuis deux mois, j’ai dormi profondément, tellement j’étais épuisée. »

Ibrahim avait été tué le 10 mai, mais Aziza est restée seule deux semaines de plus, jusqu’au 24 mai, quand ce qu’il lui restait de nourriture et d’eau a été épuisé.

Ce jour-là, elle s’est mise à soupçonner que la tombe pouvait avoir été bombardée.

« J’entendais le bourdonnement des drones et les tirs. »

Le lendemain, elle est allée vérifier.

« J’ai trouvé le zinc percé de balles et sa tête avait été dégagée. »

La voix lourde, elle se rappelle :

« Mon cœur s’est brisé J’ai ramassé sa tête. Elle avait l’air aussi léger qu’une miche de pain. Je l’ai remise dans la tombe, j’ai creusé un peu plus profondément, j’ai ajouté un nouveau morceau de zinc et de bois et je l’ai ré-enterrée. »

Elle déclare n’avoir ressenti ni crainte ni hésitation,

« uniquement de la douleur, et de la patience ».

« Je suis retournée chez nous, j’ai fait une tasse de thé et j’ai pris un simple petit-déjeuner », ajoute-t-elle. « Il ne me restait juste qu’un quart de litre d’eau potable. »

 

La confrontation avec les soldats

Finalement, elle a décidé de s’en aller et d’affronter l’armée israélienne. Portant un bâton avec un linge blanc et deux petits sacs, elle s’est avancée jusqu’à un check-point militaire.

« Ils m’ont dit de m’arrêter et m’ont jeté une bouteille d’eau qui coulait »,

dit-elle.

« Puis un char s’est approché et m’a jeté une autre bouteille. »

Après qu’on lui a ordonné de vider ses sacs, qui contenaient un peu de médicaments et des vêtements, on lui a dit alors :

« Nous voulons te prendre en photo. »

Quand elle a expliqué qu’elle portait un hijab, ils ont exigé qu’elle l’enlève.

« J’ai refusé. Un soldat a crié et une vingtaine d’autres ont pointé leurs fusils sur moi en disant : « Si tu ne l’enlèves pas, nous allons te tuer. » Et alors, je l’ai enlevé, brisée.

Ils l’ont fait marcher avec eux mais, au bout de dix minutes, elle leur a dit qu’elle était trop fatiguée pour continuer de sorte qu’ils l’ont fait monter dans une jeep.

« L’un des soldats parlait arabe. Il m’a demandé mon nom et m’a interrogée sur mes enfants. Je lui ai dit que j’avais quatre garçons et neuf filles. Il m’a demandé pourquoi mon mari n’était pas parti plus tôt. Je lui ai dit : ‘Il a refusé et je ne pouvais pas l’abandonner.’ »

Ils lui ont dit d’attendre sous un palmier, mais elle a insisté pour avancer. Ils l’ont laissée près d’un endroit appelé Marj, où elle est ensuite restée perdue pendant quatre heures.

Elle dit qu’elle avait alors trouvé un centre d’aide géré par l’armée israélienne et par une société américaine.

« Ils m’ont dit : ‘Va vers le nord. Pas vers l’est ni vers l’ouest.’ »

Finalement, elle a atteint un camp pour personnes déplacées, près de Rafah.

« Ils m’ont dit de faire route vers Khan Younis. »

Chemin faisant, elle a rencontré quatre jeunes hommes.

« Je leur ai dit mon nom. Ils ont alors appelé la famille Qishta, ma famille, qui est venue me chercher. »

 

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Publié le 31 mai 2025 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Regardez ici la très belle vidéo, réalisée par l’artiste Najib Chaquiri, qui raconte l’histoire d’Aziza et de son mari Ibrahim.

« Chronique d’un Geno » est une série de courtes vidéos que j’ai réalisé pour humaniser ceux qui aujourd’hui nous apparaissent dans les médias mainstream comme des chiffres. Face à cette entreprise quasi industrielle de déshumanisation du peuple palestinien opéré par nos médias et par l’industrie de la culture, il nous faut en tant qu’artiste élevé la voix des opprimés le plus haut possible ». Najib Chaquiri.

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