Piégés par le jaune

La ligne jaune a marqué la zone dans laquelle les forces israéliennes se sont retirées lors de la première phase de l’accord. Elle place plus de la moitié de Gaza sous contrôle israélien et s’étend dans le nord, le centre et le sud de l’enclave côtière.

 

Un bloc de béton peint en jaune balise la ligne invisible qui divise Gaza et au-delà de laquelle l'armée israélienne prévient les gens qu'ils peuvent se faire tuer. (Photo : Ahmed Ibrahim / APA images)

Un bloc de béton peint en jaune balise la ligne invisible qui divise Gaza et au-delà de laquelle l’armée israélienne prévient les gens qu’ils peuvent se faire tuer. (Photo : Ahmed Ibrahim / APA images)

 

Malak Hijazi, 21 novembre 2025

 

Que le cessez-le-feu concocté par les EU embraie ou pas sur une deuxième phase, la population de Gaza n’a plus guère de doute sur ce que lui réserve la phase toujours en cours.

« Quand nous voyons un adulte suspect, nous tirons. Un enfant avec un âne, nous l’arrêtons. »

« Pourquoi ne pas tirer sur un enfant avec un âne ?

« Sur qui devrions-nous tirer d’abord ? Sur l’enfant ou sur l’âne ? »

Cet échange verbal, paraît-il, a eu lieu entre Tamir Yadai (le chef d’état-major adjoint de l’armée israélienne), Itamar Ben-Gvir (le ministre israélien de la sécurité nationale) et un autre responsable du gouvernement lors d’une réunion au cabinet de la sécurité israélienne, à Tel-Aviv, le 23 octobre.

Les responsables militaires informaient les ministres sur les « règles » d’engagement à proximité de la « ligne jaune » nouvellement établie à Gaza, bien qu’Israël ait enfreint le cessez-le-feu partout à Gaza sur base quotidienne, tuant plus de 260 personnes depuis le 10 octobre, date de son entrée en vigueur.

Cette limite jaune a marqué la zone dans laquelle les forces israéliennes se sont retirées lors de la première phase de l’accord. Elle place plus de la moitié de Gaza sous contrôle israélien et s’étend dans le nord, le centre et le sud de l’enclave côtière.

La ligne jaune est meurtrière. Bien des gens ont été tués en allant examiner leurs maisons dans les quartiers de Gaza et de Khan Younis, non conscients d’avoir pénétré dans une zone interdite.

 

 

La division de Gaza est censée être temporaire et sera maintenue uniquement jusqu’à la prochaine phase de l’accord, quand les forces israéliennes, normalement, se retireront plus loin et qu’un nouveau corps international de gouvernance aura été constitué. Mais, selon certaines sources, les EU et Israël discutent déjà un plan qui officialisera cette division dans le cadre des arrangements pour après le génocide.

Selon cette proposition suggérée par Jared Kushner, le beau-fils du président américain Donald Trump et par le vice-président JD Vance, la zone sous contrôle militaire israélien deviendrait une zone sécurisée et reconstruite, concentrant sur place reconstruction, investissements internationaux, infrastructures et emplois.

Le reste, sous contrôle du Hamas, resterait isolé et n’aurait pas droit à la reconstruction tant que le Hamas ne serait pas désarmé.

 

Le marquage de la limite

Israël a installé de gros blocs de béton peints en jaune afin de marquer la ligne jaune, bien que leur placement soit inégal, susceptible de changement et incohérent.

Safaa Abu Libda, 23 ans, originaire de Abasan al-Kabira, à Khan Younis, mais aujourd’hui déplacé à al-Mawasi, a expliqué à The Electronic Intifada que des blocs jaunes avaient été placés de telle façon qu’ils coupaient Abasan al-Kabira en deux.

Pour bien des habitants des zones affectées par cette ligne jaune imposée, les informations à propos des endroits sûrs ou pas émanent presque entièrement des médias sociaux, dont ceux de l’armée israélienne.

« Je suis les infos à propos de notre zone via le coordinateur [israélien] des canaux des médias sociaux, en particulier Facebook »,

a déclaré Abu Libda.

Le lendemain de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, par exemple, une personne qui s’identifie comme « capitaine Abu Younes » a posté un avertissement disant que toute personne qui entre dans les dix zones spécifiquement reprises sur sa liste risque la mort ou l’arrestation.

« Que ceux qui aiment la vie »,

écrivait-il,

« ne s’approchent pas de ces zones tant qu’ils n’en sauront pas plus. Allez-y prudemment, avec votre vie. »

Bien des zones désormais derrière la ligne jaune étaient inaccessibles lors du précédent cessez-le-feu, entre janvier et mars. À l’époque, les familles pouvaient retourner brièvement chez elles pour examiner leurs maisons et même pour y vivre pendant quelque temps.

Parmi les personnes toujours déplacées dans le centre de Gaza et qui n’ont pas la possibilité de franchir la ligne jaune en repassant par le nord, figure Nasser Oukasha, 55 ans, du camp de réfugiés de Jabaliya qui, pour une bonne part, se situe désormais derrière la ligne jaune.

Père de sept enfants et tuteur de deux petits-enfants, Oukasha a été déplacé au moins sept fois depuis le début de la guerre génocidaire.

« Lors du cessez-le-feu [de janvier], je suis retourné à Sheikh Zayed. Ma maison avait été détruite, si bien que j’ai dressé des tentes et que je suis resté là pendant trois mois environ. Puis ils se sont mis à larguer des tracts et à nous bombarder de nouveau, de sorte que je me suis enfui vers Bahloul [à Gaza même] »,

dit-il.

Quand le dernier cessez-le-feu est entré en vigueur, il a tenté une nouvelle fois de rentrer chez lui.

« J’ai atteint l’hôpital Al-Yemen Al-Saeed »,

dit-il.

« Un ami m’a arrêté et m’a dit qu’il y avait une ligne jaune, désormais et qu’il était malaisé de la franchir. De sorte que j’ai fait demi-tour. Et, maintenant, je ne peux toujours pas regagner mon quartier. »

Vivant désormais dans un camp très peuplé à Deir al-Balah, Oukasha a dit de la vie sur place qu’elle était épuisante.

« L’endroit est exigu et il y a pénurie d’eau. C’est comme si nous avions été piégés dans un sac en plastique. Je veux tout simplement retourner dans le nord. Mon cœur languit après ça. »

Oukasha veut également être près de sa fille, qui a été tuée en même temps que son mari en octobre 2023 lors d’une frappe aérienne qui a tué plus de 400 personnes. C’est pourquoi aujourd’hui il garde ses deux petits-enfants.

« Ma maison a été détruite, mais je veux retourner sur ses ruines. C’est là que sont ceux qui me sont chers, là où ma fille est devenue martyre. »

Oukasha craint toutefois de ne pouvoir être empêché pour toujours de retourner.

« J’ai de l’espoir en Dieu de pouvoir retourner. Je crains que ça ne devienne comme 1948. Ils ont dit : ‘Nous reviendrons, nous reviendrons’ et, 77 ans plus tard, ils ne l’ont jamais fait. »

 

L’incertitude

Les forces israéliennes restent retranchées derrière la ligne jaune qui, dans le nord, comprend les villes de Beit Hanoun et de Beit Lahiya, des sections importantes du camp de réfugiés de Jabaliya et des quartiers orientaux de Gaza, tels Shujaiya et Zeitoun.

Dans le sud, plus de la moitié de Khan Younis est derrière la ligne jaune alors qu’à Rafah, la limite traverse la quasi-totalité du gouvernorat, empêchant ainsi la plupart des habitants de rentrer chez eux.

Samar al-Jamal, 34 ans, qui travaille pour une organisation médicale humanitaire, a vécu toute sa vie à Rafah. Mais, en 2024, elle a été obligée d’évacuer.

« Lors du cessez-le-feu [de janvier], nous nous sommes arrangés pour retourner chez nous. L’habitation était gravement endommagée, mais habitable »,

dit-elle. Plus tard, cependant, elle a vu des images par satellite prises ultérieurement et qui ont confirmé que sa maison avait été complètement détruite.

Les plans évoqués en vue de diviser la bande de Gaza en deux zones séparées pèsent lourdement sur les habitants de Gaza.

« Au vu des actuelles nouvelles concernant Gaza et des plans en vue de la reconstruire comme une ville modèle hors du contrôle du Hamas, il est embarrassant qu’il pourrait nous être interdit d’y retourner », dit al-Jamal. « Nous ne savons pas quelles sont les opérations prévues sur le terrain ici. Nous ne savons pas si on nous permettra d’y retourner, ni à quoi ressemblera la vie sur place. C’est vraiment flou et embarrassant. »

Cette incertitude n’a fait que croître après le vote du Conseil de sécurité le 17 novembre 2025, qui a vu ses membres soutenir le plan américain pour Gaza.

Alors que le plan parle de « piste » vers l’autodétermination palestinienne, en réalité, il fournit une légitimité internationale à une Gaza restructurée, répartie en zones tout en renforçant les séparations établies par la ligne jaune.

Et, pour les Palestiniens déplacés, la ligne jaune n’apparaît pas comme une mesure temporaire. C’est un mur invisible qui les sépare des ruines de leurs maisons, de leurs morts et de leur terre. Ils craignent que cela ne se transforme en cicatrice permanente.

« J’espère uniquement de pouvoir retourner dans ma ville et dans mon quartier et une dernière fois dire au revoir à ma maison »,

a conclu al-Jamal.

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Malak Hijazi est autrice et vit à Gaza.

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Publié le 21 novembre 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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