Minuit sur le Mavi Marmara : le témoignage de Lubna Masarwa

Lubna Masarwa est une survivante du Mavi Marmara, le bateau turc où 9 personnes ont été tuées et d’autres gravement blessées. Elle était la représentante du Free Gaza Movement sur le bateau.

Son témoignage est tiré du livre « Midnight of the Mavi Marmara » :

Lubna Masarwa. Un matin à Jérusalem. Je suis en route pour Silwan, où j’organise quelque chose avec les résidents contre les plans d’Israël prévoyant de détruire quatre-vingt-huit maisons palestiniennes et d’assiéger le village. Le véhicule devant moi porte sur la vitre arrière une grande banderole disant, en hébreu : « Nous sommes tous de l’Unité 13 », et juste en dessous, une autre, disant : « Unité 13, vous auriez dû en tuer plus. »
L’Unité 13 n’est autre que l’unité militaire qui a tué les civils à bord du Mavi Marmara.

Une partie de moi-même voudrait arrêter ces véhicules et leur dire : « J’y étais. »

Aucun de nous ne s’était attendu à ce qui allait arriver, cette nuit-là.

Des centaines d’entre nous s’étaient rassemblés pour envoyer un message à Israël et au monde afin de faire savoir que nous n’acceptions pas l’injustice commise à l’encontre de notre peuple à Gaza, que nous ne pouvions plus attendre que les gouvernements entreprennent des actions, que nous, femmes et hommes ordinaires de tous âges, quittions notre existence, nos enfants, nos familles et que nous venions rompre le siège.

Les alentours étaient animés d’une grande énergie et volonté.
Quand le navire a quitté le quai, des dizaines de milliers de personnes étaient rassemblées au port d’Istanbul sous la pluie et clamaient d’une seule voix : « Libérez la Palestine, libérez Gaza. »

À bord, avec les passagers, j’organisais des meetings au sujet des divers dangers auxquels nous pourrions être confrontés.

Nous avions envisagé plusieurs possibilités, comme une immobilisation forcée en mer, ou un abordage par l’armée et notre arrestation. Mais nous n’imaginions pas un scénario dans lequel des militaires tueraient des civils sur le navire.
Nous suivions une formation juridique.
Nous étions tous contents et croyions que nous entrerions à Gaza, que la pression internationale allait forcer Israël à laisser passer les navires.

L’un des passagers, venu de Jordanie, était habillé en costume traditionnel bédouin, avec un poignard de cérémonie appelé hanjar passé dans sa ceinture. L’un de mes collègues lui a demandé de le retirer et de le mettre dans ses bagages, vu que nous ne voulions donner aux Israéliens aucun prétexte de nous accuser de quoi que ce soit, comme ils le font habituellement quand les Palestiniens luttent pour leurs droits.

Plus tard, j’ai vu son couteau en compagnie de couteaux de cuisine disposés sur un drapeau vert reprenant des paroles du Coran, et ce, sur une photographie prise par l’armée israélienne dans ses tentatives de nous discréditer et de prétendre que nous avions recouru à la violence.

Le matin du 30 mai, les organisateurs ont eu une réunion avec le capitaine pour fixer le timing et le cap des navires. Il était important pour nous d’appro­cher les eaux territoriales de Gaza de jour. Nous sommes restés en mer un autre jour, pour cette raison.

Mais Israël avait décidé d’attaquer la nuit, sans nullement se soucier de la distance à laquelle nous étions de Gaza.

Quand les soldats israéliens ont attaqué le Mavi Marmara, nous étions très loin dans les eaux internationales.

Cette nuit, à 23 heures, nous avons aperçu deux navires de guerre israéliens qui venaient vers nous. Vers minuit, nous avons dit aux passagers d’aller dormir. Nous pensions que les Israéliens allaient simplement essayer de nous effrayer. Nous ne croyions pas qu’ils oseraient faire quoi que ce soit dans les eaux internationales.

Un peu plus tard, nous avons vu un drone, un avion sans pilote, décoller de l’un des navires de guerre.

À 4 h du matin, nous avons perdu notre connexion Internet et j’ai compris que les Israéliens tentaient de nous couper du monde extérieur.

Aussitôt, je suis allée appeler plusieurs journalistes depuis le navire. Cela s’est passé durant la prière matinale. Au moment où les passagers terminaient leurs prières, les soldats ont commencé à nous attaquer.

De petits bateaux israéliens, avec des dizaines de soldats, se sont rangés contre le navire, un hélicoptère est apparu au-dessus de nous, des bombes à gaz venant de toutes parts ont été lancées sur le navire.

En quelques minutes, des gens se sont mis à évacuer des blessés du pont et à les amener là où je me trouvais, au second niveau du navire.

Plus tard, des gens ont commencé à amener des corps, tout d’abord deux, puis deux encore. Nous les avons déposés sur le sol et les avons recouverts de drapeaux ou de ce que nous avons pu trouver.

Du sang coulait des corps, de leurs têtes. L’une des femmes s’est rendu compte que son mari faisait partie des morts. Elle s’est assise devant lui et s’est mise à pleurer jusqu’au moment où une autre femme est venue et l’a emmenée.

Un autre jeune homme était assis en face des corps et lisait le Coran.

On a amené un vieillard qui avait reçu une balle dans la tête. Il était couché sur le sol, en train de mourir. Nous ne pouvions plus rien faire pour lui, si ce n’est lui tenir la main.

Il était 5 heures du matin quand j’ai pris le micro à la réception du Marmara et que je me suis mise à demander aux Israéliens d’autoriser les secours médicaux.

« La marine israélienne, nous sommes des civils. Ne recourez pas à la violence contre nous. Nous avons besoin d’aide. Des gens sont en train de mourir. Il faut que vous autorisiez l’accès de l’aide médicale. »

Je n’ai pas cessé de demander de l’aide, en anglais et en hébreu, espérant de pouvoir sauver le vieillard.

Aucun de mes appels à l’aide n’a reçu de réponse, mais je n’ai pas cessé de répéter que nous avions besoin d’aide médicale.
Les soldats ont encerclé le niveau où nous étions assis et je pouvais les voir.

« Les soldats ont pris le contrôle du navire », a déclaré l’un de mes collègues turcs dans le haut-parleur. « La chambre du capitaine a été prise d’assaut. Allez à vos sièges et restez assis. »

Malgré le fait qu’elle avait pris le contrôle du navire, la marine israélienne n’a pas autorisé l’accès de l’aide médicale aux blessés.
Des gens sont morts, à cause de cela.

Vers 7 heures du matin, on nous a ordonné de nous rendre un par un sur la passerelle, qui était contrôlée par de nombreux soldats accompagnés de chiens.

Leurs visages étaient camouflés ou masqués et nous ne pouvions voir que leurs yeux.

Je suis allée vers les soldats et leur ai demandé si nous pouvions garder les médecins auprès des blessés. Ils m’ont dit « Ferme ta gueule ».

Un peu plus tard, ils m’ont appelée pour me dire : « Dis aux blessés que, s’ils veulent rester en vie, ils doivent venir ici un par un. »

L’un des corps que j’ai aperçus étaient celui de Cevdet, le responsable Internet de la salle de presse. Cevdet avait quitté la salle de presse avec son appareil photo pour prendre des clichés. Il avait reçu une balle dans la tête et était mort aussitôt.

On nous a ordonné de quitter la pièce et de sortir un par un pour être fouillés, puis d’aller nous asseoir sur le pont.

Sur le bateau, tout était dévasté. Il y avait une petite montagne avec les sacs des passagers, tous ouverts, et des drapeaux couverts de sang. Des lettres écrites par des centaines d’enfants aux enfants de Gaza étaient éparpillées sur le sol, foulées par les bottines des soldats.

Nous étions sous le contrôle des militaires israéliens. Des douzaines d’entre eux se tenaient en face de nous, dans chaque coin, leurs armes pointées sur nous.

Leurs visages étaient grimés de noir, on ne pouvait voir que leurs yeux.

J’ai compris que nous ne devions pas être des êtres humains, aux yeux des soldats israéliens, quand je les ai vus plaisanter entre eux – l’un d’eux caressait son chien – tout juste après avoir tué des innocents de sang froid.

Il nous a fallu au moins sept heures pour atteindre le port d’Ashdod. Pendant tout ce temps, les militaires nous ont gardés, assis sur le sol couvert de sang, avec le bruit des hélicoptères, les chiens, les navires de guerre tout autour, les nombreux soldats aux visages couverts de noir, et le silence complet sur les ondes.

La femme qui avait perdu son mari quelques heures plus tôt était là elle aussi. De même que Maha, une Palestinienne de Gaza. La seule chose qu’elle désirait, c’était de rentrer chez elle et d’être auprès de son mari. Maha souffre d’un cancer et elle avait quitté Gaza pour chercher à se faire soigner. Depuis six mois, elle essayait de retourner auprès de ses neuf enfants à Gaza.

Nous sommes arrivés à Ashdod à 17 heures, le 31 mai. L’armée nous a dit : « Notre mission est terminée. Désormais, vous allez être aux mains de la police de l’immigration. »

L’armée avait tué les civils, la police allait se charger du reste.

On m’a autorisée à quitter le navire le 1er juin, à 1 h 40 du matin. Je n’avais rien sur moi – mon passeport, mon ordinateur portable, mon portefeuille, tout était resté sur le navire.

J’étais avec un groupe de femmes qu’on avait disposées sur une file afin de quitter le navire. Les soldats échangeaient des plaisanteries sexuelles obscènes à notre propos.

On nous a livrées à la police de l’immigration.

Quand ils ont appris que j’avais la citoyenneté israélienne, ils m’ont traitée beaucoup plus durement et m’ont séparée des autres.

Pendant plus de trente-six heures, mes trois collègues palestiniennes de la délégation de 48 et moi-même n’avons pas été autorisées à voir un avocat, en dépit du fait que c’est contraire à la législation israélienne.

On nous a interrogées et emmenées en prison, où l’on nous a tenues quatre jours. Plus tard, nous avons été placées en résidence surveillée ; nous ne pouvions quitter le pays durant quarante-cinq jours.

Il était clair que la décision de nous arrêter était politique. C’était un message à tous les Palestiniens d’Israël : N’entreprenez pas ce genre d’action. Ne résistez pas. Et, bien sûr, ne soutenez pas vos gens à Gaza.

En tant que Palestinienne d’Israël, ma maison n’est qu’à une heure de route de Gaza.

Je peux voir les maisons de Gaza, mais je n’ai pas le droit de m’y rendre, de même que les Palestiniens de Cisjordanie n’ont pas le droit de se rendre à Jérusalem, et que les Palestiniens de Jérusalem n’ont pas le droit d’aller vivre en Cisjordanie.

Je veux pouvoir être en contact avec mon peuple, rompre le siège d’Israël contre les Palestiniens, qui dure depuis 1948, combattre la séparation forcée de notre peuple qui vit dans un seul pays.

Le siège de Gaza fait partie du siège de la Palestine, lequel inclut les murs, les checkpoints, les colonies et tout le reste des frontières qu’Israël crée de façon à pouvoir contrôler les existences des Palestiniens, nous diviser et nous séparer les uns des autres.

Israël se sent habilité à assiéger, à tuer et à attaquer des civils dans les eaux internationales. Il le fait pendant que le monde se tait, ce qui fait qu’Israël croit qu’il a le droit de faire tout cela.


Aujourd’hui, il est temps de rompre le silence et d’entreprendre des actions. Ensemble, nous devons dire : « Assez, c’est assez », à Israël.


Le livre « Midnight of the Mavi Marmara ». est coordonné et édité par Moustafa Bayoumi, O/R Books, New York, 2010.

Traduction du témoignage de Lubna Masarwa : Jean-Marie Flémal

Lubna Masarwa

Lubna Masarwa

Lubna Masarwa est  une  Palestinienne de 48, une activiste politique dynamique qui travaille avec AIC (Alternative Information Center – le Centre d’Information Alternative) et l’Université Al Quds.

Lisez également :
 
Le Mavi Marmara, ou « La vérité : perdue en mer »

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