Il est temps d’interroger ceux-là mêmes qui interrogent : le Shin Bet.

Après la mort d’un Palestinien, Arafat Jaradat, des œuvres du Shin Bet, il est temps d’interroger ceux-là mêmes qui interrogent.

Amira Hass, 25 février 2013

Depuis des années, les détenus et prisonniers palestiniens se plaignent de privation de sommeil, de port douloureux et prolongé de menottes, d’humiliations, de tabassages et de négligence médicale. Selon les normes internationales, il s’agit bel et bien de torture.

Arafat Jaradat, 30 ans, est mort durant un interrogatoire mené par le service de sécurité Shin Bet. Chaque semaine, des dizaines, sinon des centaines de Palestiniens empruntent le parcours qu’il a entamé le 18 février.

Un acteur israélien montre l’une des techniques habituelles de torture du Shin Bet. (Photo AFP) 
Un acteur israélien montre l’une des techniques habituelles de torture du Shin Bet. (Photo AFP)

Des dizaines d’Israéliens aux noms inconnus suivent une voie parallèle : les militaires qui procèdent aux arrestations au plus noir de la nuit, les médecin militaire qui examine le nouveau détenu, les gens du Shin Bet qui interrogent, par équipes sans cesse changeantes, les gardes des Services pénitentiaires israéliens, les travailleurs de la clinique de la prison et le juge qui prolonge l’ordre de détention.

C’est vrai, il y en a des milliers d’autres à emprunter cette route, parfois plus longue et plus dure encore, et qui restent en vie. C’est probablement ce que le Shin Bet et les services carcéraux diront en guise de défense. Mais, vu sous l’angle palestinien, chaque arrêt sur la route de la détention et des interrogatoire implique une énorme douleur physique et psychologique que l’armée, la police, le Shin Bet et les services carcéraux infligent intentionnellement.

Ceci va bien au-delà de la souffrance qui devrait être causé par la privation de liberté d’une personne et par la notification d’une inculpation. Depuis des années, les détenus et prisonniers palestiniens se plaignent de privation de sommeil, de port douloureux et prolongé de menottes, d’humiliations, de tabassages et de négligence médicale. Selon les normes internationales, il s’agit bel et bien de torture.

Jaradat n’était pas une bombe à retardement [*]. Il avait été arrêté parce qu’on le soupçonnait d’avoir jeté des pierres et un engin incendiaire sur des cibles israéliennes. Après trois jours d’interrogatoire, la police a demandé au tribunal (au nom du Shin Bet) de prolonger sa détention de quinze jours supplémentaires à des fins d’interrogatoire. L’audition concernant la prolongation de détention a eu lieu le 21 février, au centre des interrogatoires de Kishon, du Shin Bet, en présence d’un juge militaire, le major David Kadosh. Le juge a ordonné une prolongation de 12 jours.

Une confession dénuée de clarté

Kamil Sabbagh, un avocat du ministère de l’AP des Affaires des prisonniers, a demandé à l’enquêteur de la police présent à l’audition s’il y avait d’autres soupçons contre le client. Il lui a été répondu qu’il n’y en avait pas. Il a ensuite demandé si Jaradat avait avoué et l’enquêteur de la police a répondu : « Partiellement. » Sabbagh en a conclu que Jaradat avait avoué avoir jeté des pierres.

L’expérience montre que les jours additionnels d’interrogatoire – nombreux, ici, au vu de la nature mineure du délit – n’avaient pas simplement pour but d’obtenir des aveux plus substantiels, mais de faire en sorte que Jaradat implique d’autres personnes ou encore de collecter des informations personnelles, même de nature embarrassante, utilisables ultérieurement. D’après ce qu’ont rapporté des détenus à leurs avocats, il est clair que la privation de sommeil, combinée à l’entrave douloureuse et prolongée des membres, est une pratique des plus habituelles. Comme nous l’apprenons dans les tribunaux militaires et ailleurs, les gens avouent des choses qu’ils n’ont pas faites ou accusent faussement d’autres personnes, uniquement afin qu’on leur permette de dormir.

Durant le bref laps de temps dont ont disposé Jaradat et son avocat juste avant l’audition concernant la prolongation, Jaradat, qui souffrait d’une hernie discale, a pu dire à Sabbagh qu’il éprouvait des douleurs suite à une station assise prolongée. Le juge Kadosh était au courant de ces douleurs pour avoir lu un rapport secret qu’on lui avait montré. Alors que le juge rédigeait sa décision, Jaradat a déclaré à Sabbagh que les conditions d’isolement étaient pénibles pour lui et qu’il voulait être transféré dans une autre cellule. Sabbagh a eu l’impression que Jaradat souffrait d’un stress psychologique sévère et en a informé le juge.

Le juge a alors ajouté à sa décision : « L’avocat de la défense demande au tribunal la permission de soumettre le problème de la santé mentale du suspect lorsque celui-ci est seul dans une cellule ainsi que ses inquiétudes à propos des dommages psychologiques. Il demande que le suspect soit examiné et reçoive les soins qui conviennent. »

Le rôle des informateurs

L’audition concernant la prolongation de détention a eu lieu jeudi, à 10 heures du matin. Dimanche, Sabbagh ne savait toujours pas quand Jaradat avait été transféré à la prison de Megiddo, où il est décédé. Des organisations palestiniennes représentant les prisonniers font état de la possibilité qu’il ait été enfermé dans une cellule de Megiddo, en compagnie d’informateurs.

Au contraire des interrogatoires du Shin Bet, qui sont consignés dans des rapports, l’existence d’informateurs n’est pas officiellement renseignée par les autorités. Les informateurs recourent à divers moyens pour extorquer des informations, qu’elles soient vraies ou fausses. Ils se vantent de leurs exploits en tant que membres d’organisations palestiniennes, ils suggèrent que le détenu est un collaborateur du fait qu’ils ne discutent pas de ses actes avec eux, et ils le menacent.

L’enquête sur la mort de Jaradat doit examiner toutes les phases de sa détention et de ses interrogatoires – et cela vaut aussi pour des milliers d’autres détenus. Mais tout interrogatoire pourra être contesté dès le début du fait qu’avec l’autorisation de la Haute Cour de justice, les interrogatoires ne sont pas filmés.

Voici quinze jours seulement, le 6 février, les juges Asher Grunis, Hanan Melcer et Noam Sohlberg ont rejeté une pétition lancée par quatre groupes des droits de l’homme réclamant l’annulation d’une loi de 2003 permettant à la police de ne pas filmer ou enregistrer sur bande les interrogatoires des suspects en matière de sécurité. Les organisations demandaient également au tribunal d’exiger de la part du Shin Bet qu’il enregistre visuellement les interrogatoires des suspects. Les juges ont répondu que, du fait que la loi était en examen en ce moment, « le temps n’était pas encore venu d’examiner les arguments mêmes des requérants ».

Les Palestiniens n’ont que faire d’une enquête israélienne. Pour eux, la mort de Jaradat est bien plus importante que la tragédie que Jaradat lui-même et sa famille ont subie. De par leur expérience, la mort de Jaradat n’est pas une preuve que d’autres ne sont pas morts, c’est une preuve que le système israélien a l’habitude de recourir à la torture. De par leur expérience, le but de la torture n’est pas seulement d’accuser quelqu’un, mais surtout de dissuader et de soumettre un peuple tout entier.


[*] l’auteur fait référence à l’argumentation classique des partisans de l’usage de la torture dans les interrogatoires, selon qui quand il y a une menace imminente (d’attentat par exemple), une « bombe à retardement« , l’usage de méthodes d’interrogatoire immorales se justifie car il permet d’éviter que cette menace se concrétise et donc de sauver « de nombreuses vies d’innocents« . L’expérience démontre qu’en fait les informations obtenues sous la torture sont généralement fausses, les prisonniers torturés étant prêts à raconter n’importe quoi pour obtenir un répit, même temporaire. L’essentiel pour eux est « que ça cesse« . NDLR


Publié sur Haaretz le 25 février 2013.
Traduction pour ce site : JM Flémal.

amira hassAmira Hass est une journaliste israélienne, travaillant pour le journal Haaretz. Elle a été pendant de longues années l’unique journaliste à vivre à Gaza, et a notamment écrit « Boire la mer à Gaza » (Editions La Fabrique)

 

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