Ilan Pappé analyse la décision prise par Israël d’interdire la branche nord du Mouvement islamique
L’une des tâches les plus difficiles pour un historien consiste à évaluer un processus dont il sait trop bien qu’il n’apparaîtra clairement qu’à son terme. Tant que le processus se poursuit, nous pouvons observer les étapes, mais nous ne savons pas si elles sont d’une importance capitale ou si elles sont des indicateurs de l’achèvement du processus.
Ce dilemme me vient à l’esprit quand nous nous penchons sur la signification de la décision prise par Israël d’interdire la branche nord du Mouvement islamique (à laquelle s’ajoute l’arrestation de son leader, le cheikh Raed Salah).
Il est important de comprendre tout d’abord ce qui a été interdit. Le mouvement dispose d’un réseau de bienfaisance et de protection sociale, d’un système éducatif et de plusieurs médias. C’est une partie essentielle de la scène sociale et culturelle palestinienne en Israël depuis le début des années 70.
Cet acte est donc une délégitimation de pans considérables de la communauté palestinienne en Israël.
Il ne s’agit pas du premier acte de ce genre. Dans les années 50, le mouvement al-Ard avait été interdit pour son soutien au mouvement national palestinien. C’était à l’époque un signal clair adressé à la communauté palestinienne, indiquant que dans l’Israël d’avant 1967, les « Arabes israéliens » ne pouvaient pas être des Palestiniens, mais seulement des communistes ou des sionistes fidèles.
À cet égard, des schémas similaires se dessinent entre la décision prise à l’encontre d’al-Ard et les mesures actuelles employées contre le Mouvement islamique.
Cependant, il existe une énorme différence entre les deux cas. La première décision a été prise à un moment où les décideurs en Israël n’avaient pas encore de certitude quant à la stratégie souhaitée à l’encontre de la minorité palestinienne. Plus d’un demi-siècle plus tard, la politique à l’égard de la question palestinienne n’a jamais été aussi claire. Ironiquement, et peut-être inévitablement, cela arrive à l’une des époques les plus sombres de l’histoire du mouvement national palestinien. La stratégie claire des sionistes est confrontée à la désunion, à la désorientation et à la recherche d’une nouvelle définition du projet de libération palestinien.
L’indécision d’Israël a pris la forme d’une stratégie claire au début de ce siècle. Cette stratégie comprend une vision claire de l’avenir de l’ensemble de la Palestine. C’est une vision consensuelle, ce qui explique l’absence de distinction significative entre les principaux partis politiques ou entre les divers gouvernements à la tête de l’État israélien depuis 2000.
Selon cette vision qui se développe au quotidien comme une nouvelle réalité sous nos yeux, toute la Palestine sera sous le contrôle direct ou indirect d’Israël. La cartographie de cette vision est claire : il s’agit de préserver une présence juive importante dans les zones qui étaient jusque-là « trop arabes », à savoir la Cisjordanie, la Galilée, le Néguev et les villes mixtes de Jaffa, al-Lid, Ramla, Haïfa, Jérusalem et Acre.
La vie des Palestiniens dans cette cartographie de contrôle qui se développe varie en fonction de la localisation géographique. La zone A (désormais sous le contrôle de l’Autorité palestinienne)en Cisjordanie et la bande de Gaza sont dirigées de l’extérieur à travers une matrice de murs et de barrières. L’autonomie leur est accordée. Dans le reste de la Palestine, il y a seulement une autonomie municipale en Palestine rurale et une autonomie individuelle dans les centres urbains.
La Palestine en tant qu’État juif, à l’autonomie rétrécie en son cœur ou sur ses marges, est à la fois une vision et la réalité actuelle.
Les Palestiniens ont réagi de diverses manières à cette cartographie et à cette réalité. Leur réaction était conditionnée par le souvenir historique qu’Israël emploierait toutes ses forces et tout son pouvoir pour faire taire l’opposition. La méthodologie de cette réduction au silence dépendait du mode d’action choisi par les Palestiniens : des politiques quasiment génocidaires à Gaza et une lente destruction de l’infrastructure dans les espaces de résistance à travers la Cisjordanie.
Le succès de la subordination des Palestiniens dépend de la poursuite de leur fragmentation. Tant que l’unité palestinienne n’est pas en vue, cette vision est hors de danger.
Potentiellement, une large coalition aurait pu s’opposer à la version 2015 de l’État d’apartheid. Mais dans la pratique, il n’y en a pas. Cependant, l’élite politique et sécuritaire israélienne actuelle comprend que même une société fragmentée et déchirée par un factionnalisme national, religieux et de classes peut s’unifier. La formation d’une liste parlementaire unifiée par les Palestiniens en Israël était, en dépit de tous ses défauts, un avertissement à l’attention de l’Israël d’aujourd’hui quant à un tel potentiel.
Réduire au silence les citoyens palestiniens d’Israël a toujours semblé être un processus compliqué aux yeux des sionistes libéraux lorsqu’ils étaient au pouvoir. Ils étaient conscients de la nécessité de paraître démocratiques et du fait que maintenir à tout prix la nature raciste de l’État nécessitait un subterfuge douloureux, qui a finalement échoué lamentablement.
Aux environs de l’année 2000, les autorités israéliennes ont abandonné ce subterfuge prudent et l’ont remplacé par un effort pour finaliser les derniers détails de cette vision nouvelle et claire. Cela a commencé par des lois légitimant la création d’espaces ruraux et urbains purement juifs. Cela s’est poursuivi avec l’interdiction du souvenir historique de la Nakba ou de toute identification avec le mouvement de résistance dans les territoires occupés.
Les mesures les plus dures ont tout d’abord été prises contre des individus. L’éviction du leader et intellectuel Azmi Bishara, l’arrestation d’activistes et les tirs contre des citoyens lors des manifestations de 2000 ont été les faits précurseurs.
Nous sommes maintenant dans la phase suivante, celle de l’interdiction de partis politiques. Le premier a été le Mouvement islamique ; suivront le Tajammu’, le Parti national et plusieurs ONG qui disposent d’une présence de premier plan dans la société. Le timing est dicté par la progression de la nouvelle « guerre contre le terrorisme ». L’avis de Netanyahou est que la guerre contre l’État islamique légitime tout acte qu’Israël souhaite entreprendre. C’est une sorte de brèche permettant d’accélérer un projet qui était destiné à prendre un peu plus de temps.
La tragédie réside dans le fait que l’unique raison pour laquelle les autres parties du plan ne se développent pas encore sous nos yeux est que Netanyahou est le seul rempart contre la volonté de son gouvernement d’aller beaucoup plus loin.
Il est possible qu’il cède et aille plus loin en 2016 en interdisant des partis et des ONG et en introduisant des lois plus draconiennes. Il est également possible qu’un état d’alerte international inattendu inquiète suffisamment d’Israéliens pour amener brièvement au pouvoir un gouvernement plus équilibré lors des prochaines élections nationales.
Cependant, un tel gouvernement, qui a selon moi peu de chances de voir le jour, ne défera pas ce qui a déjà été formulé et ne fera que ralentir le processus et peut-être le dissimuler un peu mieux. Nous serons toujours très proches des phases finales du projet colonialiste de sionisation de la Palestine et de destruction de la vie palestinienne qui s’y trouve.
La défragmentation de la scène palestinienne, la désionisation de toute véritable résistance juive à cette vision en Israël et même l’intensification de la campagne BDS sont toujours les ingrédients nécessaires pour empêcher que cela se produise avant qu’il ne soit trop tard.
L’interdiction du Mouvement islamique est un avertissement pour nous tous : nous ne pouvons pas attendre éternellement. Nous avons besoin d’un nouveau leadership et d’une nouvelle orientation pour le bien de tous.
Publié le novembre sur Middle East Eye – version française
Auteur de nombreux ouvrages, Ilan Pappe est professeur d’histoire et directeur du Centre européen des Études palestiniennes à l’Université d’Exeter (Angleterre).
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