Une voix pour la Palestine : Amal Murkus chante 48

Amal Murkus

Amal Murkus

Amal Murkus, marxiste et féministe avouée, s’exprime contre le racisme de l’ensemble de la société israélienne ainsi que contre certaines tentatives palestiniennes de la réduire au silence.

Entretien réalisé par Orly Noy 

En rentrant chez moi après l’interview d’Amal Murkus dans un café de Jérusalem, j’ai coupé le moteur et suis restée dans ma voiture les yeux fermés pendant une heure, jusqu’à ce que les morceaux de son nouvel album « Fatah al-Ward » (Les roses se sont épanouies), se terminent.

C’est le cinquième album de Murkus. Même après avoir écouté son précédent CD, « Barani », il est difficile de ne pas recourir à des superlatifs ; la voix de Murkus est tout bonnement superbe et, associée à ses mélodies, elle fait de son album l’un des meilleurs et des plus beaux de l’année écoulée.

« Fatah al-Ward » propose dix chansons qui, ensemble, constituent une sorte de voyage. Parmi ces chansons, on trouve une version d’« Ajmal al-Bahr » (La mer la plus belle), du célèbre poète turc Nâzım Hikmet, composée par le fils de Murkus, Firas ; une chanson également écrite par Firas sur Che Guevara À l’âge de cinq ou six ans, Firas croyait dur comme fer que Che Guevara était un dirigeant palestinien », explique Murkus à propos de sa chanson) ; deux chants égyptiens teintés de swing et de valse ; et une chanson d’amour presque érotique du poète palestinien Mahmoud Darwish, « Wait for Her » (Attends-la), mise en musique par Mahran Mur’ab.

L’album comprend aussi la chanson « Sawt al-Mara » (La voix d’une femme) dont les paroles ont été écrites par Murkus et la musique composée par Nissim Dakwar, qui a d’ailleurs signé les autres chansons de cet album. « Quand les plus grandes divas du monde arabe comme Fairouz et Oum Kalthum chantaient, personne ne leur disait que c’était interdit, mais c’est ce qu’on me dit aujourd’hui, au 21e siècle, et ils ont même annulé mes concerts à Umm al-Fahm et Taybe. Je suis ici pour dire que la voix d’une femme est une révolution. La voix d’une femme est comme une braise toute rouge. Je ne dis pas cela uniquement parce que je suis communiste, mais parce qu’une braise, en fait, contient tout un potentiel non réalisé – c’est la situation de bien des femmes, comme ma mère, qui a réalisé ses rêves par le biais de ses filles, mais pas d’elle-même.

Keber al-Alb,’ la première chanson du nouveau album d’Amal Murkus :

« ‘Fatah al-Ward’ est un thème populaire palestinien », explique Murkus. « Lors de chaque mariage palestinien, les femmes chantent ‘Les fleurs s’épanouissaient sur la robe de la mariée, les fleurs s’épanouissaient sur le costume du marié’. C’est parce que les Palestiniens sont attachés à leur terre, et pas seulement au sens national, mais plutôt comme un peuple qui vit les saisons de l’année, qui vit sa terre.

« Cet album a été enregistré dans le studio de la maison où je vis, une maison qui a été construite voici 250 ans à Kafr Yasif. Cela a été fait intentionnellement, comme une façon de me connecter à la population locale. La première chose que j’ai faite avant d’enregistrer a été de planter des fleurs. Il y avait des dizaines de plants séchés, et j’ai donc apporté des cyclamens et des jonquilles et, quand les fleurs ont fleuri, les chansons ont commencé à naître. »

C’est un titre très optimiste à une époque qui l’est beaucoup moins…

« Oui, c’est intentionnel. Le titre complet de la chanson ‘Fatah al-Ward’ écrite par Tawfik Ziyad et composée par Firas Rubi, est ‘Avant leur venue’. On pourrait dire que c’est sur l’époque qui a précédé la venue des Israéliens en Palestine, avant que Da’esh ne vienne au Moyen-Orient, avant que les nazis ne viennent en Europe, etc. La chanson dit ceci : ‘Les fleurs ont fleuri sur l’appui de ma fenêtre et ma maison était baignée d’un rayon de soleil et je rêve de pain pour tout le monde’. Je viens d’une idéologie communiste marxiste qui dit que tout le monde mérite d’avoir du pain.

« Et, brusquement, la chanson s’arrête, et il y a un bref solo de qanun, puis elle reprend : ‘Les fleurs, les vignes, les rêves, le soleil étaient tous là quand ils sont arrivés. Ils sont arrivés sur un char dégoulinant de sang.’ La chanson se termine, mais pas avant que je ne retourne vers les roses qui fleurissent. Vers l’espoir. »

La dernière fois que j’avais vu Murkus chanter, c’était lors de la manifestation contre la démolition du village non reconnu de Dahmash, où elle a interprété « Asfur Tel Min a-Shubak », de Marcel Khalife. La chanson parle d’un oiseau qui apparaît sur l’appui de fenêtre et qui demande qu’on l’accueille. On sait que Khalife a dédié la chanson aux détenus palestiniens dans les prisons israéliennes, ainsi qu’aux prisonniers arabes dans le monde entier. La chanson a l’air d’une simple chanson d’enfant – mais le contexte politique est clair pour tout le monde.

La chanson : « Asfur Tel Min a-Shubak » :

 

Murkus a également chanté lors d’une commémoration à Nazareth des événements d’octobre 2000, et elle est impliquée dans la lutte autour du village non reconnu d’Al Araqib, qui est régulièrement démoli par les Israéliens et tout aussi régulièrement reconstruit par ses résidents bédouins. Je l’interroge sur la transition entre son passage dans la version israélienne de Sesame Street et le duo « Shalom-Salam » avec le célèbre chanteur israélien Alon Oleartchik, dans ce qui s’avère être une démarche visant à mettre en évidence sa propre identité palestinienne, y compris son album de 2007 « Nana Ya Nana », qui propose des versions nouvelles de chansons folkloriques palestiniennes devenues des classiques.

« C’était le choix des médias. Au moment où j’ai travaillé avec Alon Oleartchik, les médias ont été très intéressés mais, aujourd’hui, je travaille avec des musiciens juifs dans mon propre ensemble et personne n’en parle, parce que je n’en fais pas toute une affaire.

« Mon travail avec des musiciens juifs remonte à mon premier album, ‘Amal’, qui comprenait des chansons sur les prisonniers palestiniens, sur la liberté et sur la terre natale. Ce groupe a fini par se séparer parce qu’aucune société d’enregistrement ne voulait de nous. Ils avaient des problèmes avec le fait que je voulais me produire à Umm al-Fahm et à Nazareth dans des conditions difficiles, et je refuse de jouer pour un public exclusivement juif. J’avais également refusé de prendre de l’argent de fondations judéo-arabes et j’avais dit à mes musiciens que je n’avais pas l’intention de vivre et mourir au service de la coexistence. Ce n’est pas simplement un droit. J’en ai le droit, en fait, tout d’abord et surtout en tant qu’artiste. Cela n’a rien à voir avec mon identité palestinienne. C’est simplement parce que je suis qui je suis.

« Bien des années ont passé, j’ai gagné en maturité et me suis développée musicalement et en tant que chanteuse, mais le sujet, le thème général du dernier album est en gros très similaire à celui du tout premier. Ce n’est pas tout le monde qui a du pain, il y a la guerre et le conflit ne fait qu’empirer. Le contenu est similaire, et mon optimisme aussi. »

« Fatah al-Ward » est entièrement le produit d’un investissement personnel de Murkus ; elle a produit elle-même l’album sans l’aide d’aucune société de disques. C’est en partie dû à la crise qui touche actuellement les maisons de disques, et aussi à la difficulté pour ces maisons d’imaginer comment ils vont s’y prendre pour la faire passer sur le marché.

« Ils ne savent pas où me situer. Dans quelle catégorie allons-nous la mettre ? Qu’est-ce qu’elle représente ? Ce ne sera pas Chava Albertstein, Yehudit Ravitz ou Ninet et ce n’est pas ce qu’elle veut être non plus. Quand j’ai rencontré Rita, elle m’a dit : ‘Hé ! Tu dois chanter dans le monde arabe.’ Je l’ai regardée et je lui ai demandé pourquoi. Bien sûr que je désire chanter dans le monde arabe mais, dès l’instant où elle m’avait entendu chanter en arabe, elle savait que je n’étais pas de son monde. C’est de l’ignorance et du racisme. Il est possible que j’agace les gens du fait que je n’ai pas choisi d’être une artiste qui cherche le succès commercial. C’était important pour moi de rebâtir la scène culturelle musicale palestinienne qui avait été liquidée en 1948. »

Vos fans sont surtout des Palestiniens à l’intérieur d’Israël ?

« Pas seulement, mais oui, ils sont mon principal public. La plupart de mes spectacles s’adressent à ce groupe, bien que pas mal de gens qui parlent hébreu viennent à mes concerts aussi. Toutefois, récemment, j’ai joué dans une boîte de Tel-Aviv et j’ai participé à un autre projet musical, lequel a été suivi par une vaste campagne sur Facebook m’accusant de normalisation. Moi ! Une citoyenne de l’État d’Israël ! Ils ont écrit que j’étais une traître, que je travaillais avec le ministère des Affaires étrangères et que j’avais participé au festival international de jazz là-bas. Ils m’ont cataloguée comme traître à une époque tellement dangereuse, une époque où la violence fait rage et échappe à tout contrôle dans les rues. J’ai sorti une déclaration réfutant tous ces mensonges et j’ai annoncé que j’allais chanter et donner des concerts partout où j’en aurais envie. La musique est un art et l’art ne peut exister que dans un endroit qu’on appelle liberté. »

La campagne agressive contre Murkus est parvenue jusque Radio A-Shams — la station de radio en lange arabe la plus populaire du pays – où Murkus accueille une émission populaire sur la culture et l’art. Suite aux accusations dont elle faisait l’objet, elle a été convoquée par les propriétaires de la station, qui ont dès lors décidé de retirer son émission du circuit. Ironiquement, cela se passait à peu près au même moment où Murkus participait à une campagne de l’ONG israélienne Sikkuy contre les licenciements de citoyens palestiniens parce qu’ils exprimaient leurs opinions politiques.

« Quand j’ai expliqué au directeur de la station ce qui se passait, il a mis mon émission en suspens et m’a dit que j’attirais trop les critiques. Je n’ai jamais douté que la campagne contre moi, au beau milieu de toute cette violence et de ce sang, ait visé à me réduire au silence. Je n’appelle pas à la coexistence. Ce n’est pas le mot exact. Mais je crois dans le travail en direction du dialogue. En même temps que je lutte pour la liberté du peuple palestinien et la fin de l’occupation et de l’oppression, je n’ignore pas non plus les Israéliens parmi lesquels je vis. Pouvons-nous réellement faire autrement ? 

« Nous vivons dans un endroit où les dirigeants incitent à la haine et sont motivés par celle-ci. Où nos dirigeants sont des porcs capitalistes qui exploitent le peuple et tirent profit de la mort, tirent profit des victimes palestiniennes et des victimes de l’Holocauste. Ce sont la guerre et la mort qui les nourrissent. C’est une honte que la majorité du public israélien ne sache pas vers où ils nous dirigent. C’est une honte que ces choses soient faites en son nom. Et je sais qu’il y a beaucoup de gens qui voudraient s’exprimer mais qui ont peur de le faire. Et il règne une ignorance que les médias ne font que rendre plus grande encore. »

Aujourd’hui, enregistreriez-vous encore une chanson comme « Shalom-Salam » ?

« J’hésiterais davantage. J’ai enregistré beaucoup de chansons. C’était un geste. Aujourd’hui, je pense que la responsabilité est du côté des artistes juifs. Encore que leur gagne-pain serait menacé, s’ils le faisaient. J’attends toujours que ce camp-là adopte davantage de positions courageuses. Lors de la Première Intifada, nous avons été témoins du courage de certains artistes comme Si Heyman et Nurit Galron. Aujourd’hui, cela se voit moins. Et, par ailleurs, il y a la censure dans la société palestinienne, émanant du Mouvement islamique et d’autres groupes qui se prennent pour les seuls porte-parole de la question palestinienne. Je veux chanter partout et être partout. »

« Canta Palestina » : une chanson pour la Palestine et pour Vittorio Arrigoni, avec Enzo Avitabile

 

Vous avez des fans en Cisjordanie et à Gaza ?

« Bien sûr. J’ai chanté à Ramallah il n’y a pas longtemps et je prévois un concert à Bethléem. Mon rêve est de jouer à Gaza et à Beyrouth – mais avant tout à Gaza. Nous ne devons pas oublier Gaza, qui subit un blocus et dont la population souffre d’une pauvreté terrible suite à la dernière guerre. »

Bien qu’elle revendique et exprime son identité palestinienne dans sa musique – et peut-être pour cette raison – Murkus résiste à toute tentative de la définir comme une « chanteuse nationale ».

« Je suis une artiste avant tout. Une femme. Un être humain avec une vision. Je vais vous raconter quelque chose d’amusant : Hier, j’ai été interviewée par une station de radio arabe en même temps que deux autres artistes arabes de Haïfa. On m’a présentée comme ‘la chanteuse palestinienne Amal Murkus’. Quand je leur ai dit : « Attendez, attendez un peu, là ! Vous n’êtes pas palestiniens ? Wisam n’est pas palestinien ? Haitham n’est pas palestinien ? » C’était embarrassant et amusant en même temps. Imaginez qu’on présente Chava Alberstein comme ‘la chanteuse juive Chava Alberstein’. J’ai attiré leur attention sur le fait que nous sommes tous palestiniens. »

Ces derniers temps, Murkus fait la tournée de promotion de son nouvel album, qui n’est pas encore distribué dans les magasins de disques, mais qu’on peut se procurer lors de ses concerts, au Caffe Yaffa à Jaffa et au restaurant Fatoush à Haïfa. Finalement, l’album sera également distribué sous forme digitale.

L’album comprend aussi la chanson « La chaise blanche », écrite par l’ami de Murkus et poète Nida Abu Akal Mansour et composée par Louie Khalif. La chanson parle de la chaise blanche utilisée par le père de Murkus quand il allait s’asseoir dans le jardin. Chaque fois que Murkus parle de son père, Nimer Murkus, l’un des dirigeants du mouvement communiste en Israël, et qui avait officié à la tête du conseil municipal de Kafr Yasif, ses yeux se remplissent de larmes. « Quelques jours après la mort de mon père, je suis descendue dans le jardin, à l’endroit où nous nous asseyions et parlions tous les jours, et la chaise était inoccupée. La chanson parle de la terre. Mon père était un fermier passionné, il avait planté 100 oliviers en neuf ans. Dans ses derniers jours, au moment où il était déjà devenu aveugle, ; il a consacré beaucoup d’efforts à travailler la terre, comme s’il se préparait à sa mort. Après qu’il est mort, les arbres ont de nouveau porté des fruits. Peut-être est-ce l’origine de mon prénom, Amal, ‘espoir’. Je porte cet espoir en moi. »


Publié le 25 décembre 2015 sur 972mag.com

Traduction : Jean-Marie Flémal

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