Palestine : pas de solidarité sélective

Nada Elia, 15 décembre 2015

En se pliant aux programmes féministes et LGBT traditionnels, on laisse entendre que les hommes palestiniens hétérosexuels sont parfaitement tuables

 Photo : des citoyens palestiniens d’Israël brandissent une photo de la féministe égyptienne et romancière de premier plan Nawal el-Saadawi lors d’une manifestation contre les violences sexuelles faites aux femmes en Égypte, à Jaffa, au nord de Tel-Aviv, le 12 février 2013 (AFP). 
Des citoyens palestiniens d’Israël brandissent une photo de la féministe égyptienne et romancière de premier plan Nawal el-Saadawi lors d’une manifestation contre les violences sexuelles faites aux femmes en Égypte, à Jaffa, au nord de Tel-Aviv, le 12 février 2013 (AFP).

En novembre, la National Women’s Studies Association (NWSA) est devenue la première association féministe conventionnelle occidentale à voter en masse en faveur du soutien à la campagne palestinienne de boycott universitaire et culturel de l’État d’Israël.

Le féminisme dans le Nord a fait beaucoup de chemin depuis l’époque où une Betty Friedan grossière, naïve et condescendante a tenté de faire taire l’éminente féministe égyptienne Nawal el-Saadawi lors de la Conférence internationale des Nations unies sur les femmes de Nairobi (Kenya). « Je vous prie de ne pas évoquer la Palestine dans votre discours », avait lancé Friedan à el-Saadawi lorsque celle-ci se dirigeait vers la scène pour donner sa conférence. « C’est une conférence sur les femmes, pas une conférence politique », avait poursuivi Friedan.

C’était il y a trente ans, en 1985. De toute évidence, si Friedan, éminente activiste américaine pour les droits des femmes, connaissait d’el-Saadawi plus que le simple fait qu’elle était une féministe passionnée, elle aurait su que sa demande aurait été ignorée. El-Saadawi ne pouvait être réduite au silence et donna exactement le discours qu’elle avait prévu de donner.

« Bien entendu, lors de mon discours, je n’ai pas tenu compte de ce qu’elle m’avait dit, puisque j’estime que les questions des femmes ne peuvent être traitées séparément de la politique, a-t-elle écrit plus tard. L’émancipation des femmes dans la région arabe est étroitement liée aux régimes sous lesquels nous vivons, des régimes qui sont dans la plupart des cas soutenus par les États-Unis, tandis que la lutte entre Israël et la Palestine a un impact important sur la situation politique. En outre, comment peut-on parler de la libération des femmes palestiniennes sans parler de leur droit de jouir d’un territoire et d’y vivre ? »

Mais cet échange entre Friedan et al-Saadawi n’a pas uniquement révélé l’ignorance d’une féministe occidentale à propos d’une féministe arabe de premier plan de l’époque. Il s’agissait là (et il s’agit toujours) d’une illustration éloquente de l’approche très problématique des pays du Nord à l’égard du féminisme dans les pays du Sud. Cette approche vise à décontextualiser les circonstances régissant les communautés des pays du Sud et à les analyser comme si elles fonctionnaient dans un espace qui leur est propre, à l’abri de la politique mondiale prenant la forme de colonialisme, d’occupation, de militarisme, de commerce international, de « plans de développement » ou d’autres manifestations de l’ingérence étrangère.

Les femmes des pays du Nord tendraient alors une main charitable en signe de solidarité pour « sauver » leurs « sœurs » moins fortunées. Comme le veut la phrase célèbre de Gayatri Spivak, le colonialisme se définit par des « hommes blancs [qui] sauvent les femmes brunes des hommes bruns ».

Toutefois, le plus important au sujet du vote récent de la NWSA est que celui-ci indique une transition de l’idée de « sauver les femmes brunes » à une compréhension solide du fait que tout un peuple, femmes et enfants, mais aussi les hommes, est systématiquement opprimé.

Dans la mesure où le mouvement BDS dénonce l’apartheid israélien et en raison des mesures oppressives prises par Israël contre l’ensemble du peuple palestinien, et non pas une section spécifique de celui-ci, une grande majorité des organisations de femmes palestiniennes ont signé l’appel palestinien au boycott, au désinvestissement et aux sanctions. Cet appel aborde cependant les circonstances qui touchent tous les Palestiniens, et les activistes pour la solidarité avec la Palestine doivent faire attention à rappeler aux gens cet objectif global, bien que la NWSA soit une organisation « féministe ».

Le texte de la résolution indique clairement que cela a été compris, comme il dénonce « l’injustice et la violence, notamment les violences sexuelles et à caractère sexiste, causées aux Palestiniens et aux autres populations arabes […] ainsi que le déplacement à des fins colonialistes de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens au cours de la Nakba de 1948 ».

Une violence sexospécifique et raciste

En effet, la violence d’Israël contre les Palestiniens est à la fois sexospécifique et raciste. Les femmes et les enfants (victimes que les féministes occidentales dénoncent le plus souvent), mais aussi tous les hommes adultes, homosexuels et hétérosexuels, sont opprimés par Israël. La violence prend de multiples formes et imprègne chaque aspect de la vie de tous les Palestiniens. Les femmes sont désignées comme les mères, les sœurs ou les épouses de « terroristes » d’aujourd’hui et de demain.

T-shirtsAinsi, nous avons des soldats israéliens qui portent des t-shirts représentant une femme palestinienne enceinte en ligne de mire d’une arme à feu avec l’inscription « D’une pierre, deux coups ». Certains conseillers politiques proposent quant à eux de violer les femmes palestiniennes pour produire un effet dissuasif sur le terrorisme. De même, des membres de la Knesset appellent ouvertement au meurtre des femmes palestiniennes car elles donneraient naissance à des « petits serpents ». Ces « serpents », ce sont les jeunes enfants palestiniens que les soldats et colons israéliens arrêtent, enlèvent, torturent ou tuent en toute impunité.

L’un des t-shirts tristement célèbres portés par les soldats israéliens montre effectivement un jeune enfant avec l’inscription « Plus ils sont petits, plus ils sont difficiles à atteindre ». Mais ce t-shirt est très loin de raconter l’histoire du traumatisme des enfants palestiniens, qui n’ont jamais goûté à liberté ou à la sécurité un seul jour de toute leur vie. Ces enfants vivent dans la peur constante ;  la plupart d’entre eux voire tous ont vu leur père être arrêté, beaucoup d’entre eux ont eux-mêmes été arrêtés, tandis que dans la bande de Gaza, quatre enfants sur cinq ans souffrent de malnutrition à un âge où les carences en micronutriments ont des répercussions à vie sur les organes vitaux. Pourtant, se concentrer sur « les femmes et enfants » est le signe d’une myopie qui ne permet pas de comprendre que les hommes palestiniens sont également des victimes. Évidemment, leur humiliation repose sur la violation des normes sociales de la masculinité et de la paternité. Dénoncer le fait que des centaines de femmes et d’enfants innocents sont enfermés dans les prisons israéliennes revient également à laisser entendre qu’il est normal d’emprisonner des milliers d’hommes innocents.

De même, l’inclusion des hommes homosexuels dans le cercle des personnes dignes de recevoir de la solidarité est également problématique, car cela semble renforcer la perception orientaliste des communautés arabes et musulmanes comme des communautés irrémédiablement homophobes, alors qu’Israël est considéré comme plus « libéral » et plus « gay-friendly ». On ignore là le fait qu’Israël n’interroge pas les gens sur leur sexualité avant de les bombarder et n’a certainement pas demandé aux gens s’ils étaient homosexuels en 1948, lorsqu’Israël a engagé une série de massacres, rasé plus de 500 villes et déplacé près de 80 % de l’ensemble de la population palestinienne afin de créer un État juif sur la terre de Palestine.

En effet, comme je l’ai écrit plus tôt dans un essai, lorsque l’on dénonce le fait qu’un « nombre disproportionné de femmes et d’enfants » ont été tués dans un massacre, on laisse entendre qu’il y a une certaine proportion sexospécifique de meurtres acceptables. Quelle serait cette proportion ? Pourquoi le meurtre d’hommes palestiniens est-il jugé acceptable ? Ces hommes ne sont-ils pas également des réfugiés dépossédés dont Israël viole les droits humains ? Mon essai précédent a été publié au cours de l’assaut israélien contre Gaza de 2014, la prétendue « opération Bordure protectrice ».

Mais la triste réalité est que chacune des attaques d’Israël peuvent se voir affubler le nom d’« opération Tuez-les tous ». Mis à part un racisme obscène et meurtrier, qu’est-ce qui pourrait justifier le meurtre d’un homme palestinien (même d’un combattant de la résistance) par une puissance occupante ? Nous devons en effet garder tout le temps à l’esprit qu’Israël, en tant que puissance occupante, a l’obligation légale de protéger les personnes dont il occupe le territoire. Cette obligation légale s’ajoute au fait qu’Israël, en tant que membre de l’ONU, est tenu de respecter la résolution 194 votée par l’Assemblée générale des Nations unies qui stipule que les réfugiés palestiniens ont le droit de retourner dans leurs foyers et dans les villages qu’ils ont quittés.

L’ONU reconnaît également le droit des peuples vivant sous l’occupation de se défendre par tous les moyens à leur disposition, y compris la résistance armée. Ce droit est inscrit dans au moins deux résolutions de l’ONU, dont la résolution A/RES/33/24 du 29 novembre 1978 votée par l’Assemblée générale des Nations unies, qui :

« 2. Réaffirme la légitimité de la lutte des peuples pour leur indépendance, leur intégrité territoriale et leur unité nationale et pour se libérer de la domination coloniale et étrangère et de l’occupation étrangère par tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte armée. »

Comme la résolution précédente, la résolution A/RES/3246 (XXIX) du 29 novembre 1974 votée par l’Assemblée générale :

« 3. Réaffirme la légitimité de la lutte des peuples pour se libérer de la domination coloniale et étrangère et de l’asservissement étranger par tous les moyens disponibles, y compris la lutte armée.

« 7. Condamne fermement tous les gouvernements qui ne reconnaissent pas le droit à l’autodétermination et à l’indépendance des peuples sous domination coloniale et étrangère et sous l’asservissement étranger, notamment les peuples d’Afrique et le peuple palestinien. »

Une compréhension des manifestations particulières de l’oppression sexospécifique est essentielle pour une solidarité plus efficace. Mais en se pliant aux programmes féministes et LGBT traditionnels, on laisse entendre que les hommes palestiniens hétérosexuels sont parfaitement tuables et ne peuvent jamais être transformés en victimes par Israël.

Ce n’est pas du féminisme, mais du racisme colonial pratiqué par des femmes. D’où l’importance du vote récent de la NWSA en faveur du soutien au mouvement BDS, qui recoupe l’ensemble du peuple palestinien.

En situation de génocide, il n’y a pas de place pour la solidarité sélective. Ou comme l’a expliqué Haneen Maikey, co-fondatrice et directrice exécutive de l’organisation gay palestinienne al-Qaws (« arc-en-ciel » en arabe), à des groupes gay occidentaux en 2014 : « Nous ne voulons pas de votre solidarité si votre soutien s’adresse uniquement à nous. Vous devez être solidaires avec l’ensemble de notre peuple. »


Publié le 15 décembre sur Middlle East Eye – édition française

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

Nada Elia est membre du collectif de pilotage de la Campagne américaine pour le boycott universitaire et culturel d’Israël.

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