Pour lutter contre le chômage, ces femmes de Gaza retournent à la terre

Ghaidaa, Aseel et Nadine en avaient assez de chercher du travail à Gaza. Et c’est ainsi qu’elles ont loué un lopin de terre, qu’elles se sont mises à y cultiver des légumes et que, par la même occasion, elles sont devenues un phénomène.

Ghaidaa Qudaih, de l’initiative agricole des Green Girls (les filles en vert) à Gaza. (Photo : avec l’aimable autorisation de Gisha)

Ghaidaa Qudaih, de l’initiative agricole des Green Girls (les filles en vert) à Gaza. (Photo : avec l’aimable autorisation de Gisha)

Suha Arraf, 5 août 2021

Quand Ghaidaa Qudaih a décroché son diplôme à l’université, elle est devenue l’une des innombrables Palestiniennes à essayer de survivre tant bien que mal dans la pauvreté étouffante qui l’entourait dans la bande de Gaza. Quand elle a découvert à quel point ç’allait être malaisé de dénicher un boulot, même avec un diplôme en gestion d’entreprise, elle s’est rendu compte qu’elle allait devoir elle-même prendre le taureau par les cornes.

Ghaidaa Qudaih est l’une des trois jeunes Palestiniennes de Gaza qui ont contribué à fonder Green Girls, un projet agricole géré par des femmes dans le but d’aider à lutter contre le chômage et contre la pauvreté régnant chez les femmes à Gaza.

« Nous voulions ramener les Palestiniens à la terre. Bien des jeunes gens s’en vont ou veulent quitter la bande de Gaza, et nous disposons de ce bien, la terre »,

a expliqué Ghaidaa, qui s’est associée à Aseel Najjar et Nadine Abu Rok — toutes trois du village de Khuza’a, à proximité de Khan Yunis – pour constituer le collectif.

À l’instar de Ghaidaa, ni Aseel ni Nadine ne pouvaient trouver du travail, malgré leurs diplômes obtenus dans des universités de Gaza. Cela ne devait guère surprendre au vu de près d’une décennie et demie de blocus par Israël. Les restrictions de mouvement imposées par Israël aux marchandises et aux individus tant pour entrer à Gaza que pour en sortir ont eu un effet très marquant sur la population de l’enclave. Le blocus a laissé l’économie de Gaza en lambeaux et la plupart de ses résidents sont donc coupés du monde.

Le taux de chômage à Gaza est de 43 pour 100, avec celui des femmes qui oscille aux alentours de 60 pour 100. En outre, pas moins de 79 pour 100 des personnes employées dans le secteur privé gagnent moins que le salaire minimum.

Ni Ghaidaa ni Aseel ni non plus Nadine ne voulaient rester assises chez elles après leurs études, de sorte qu’elles ont cherché des options de bénévolat. Les deux premières sont de grandes amies depuis dix ans et elles ont rencontré Nadine Abu Rok au moment où elles faisaient du bénévolat.

« Toutes trois, nous sommes des femmes ambitieuses qui veulent aller de l’avant dans la vie »,

a expliqué Ghaidaa.

« Nous avions un tas d’idées : ouvrir un magasin de vêtements, un endroit où nous aurions préparé de la cuisine traditionnelle ou encore une boutique pour vendre de l’artisanat. Mais les désavantages de chacun de ces projets dépassaient toujours ses avantages. »

Un jour, se souvient Ghaidaa, elles étaient assises chez Aseel quand le père de cette dernière, qui est également agriculteur, leur a dit :

« Pourquoi ne travailleriez-vous pas dans l’agriculture ? Vous êtes fortes et courageuses. »

« Nous avons été excitées par cette idée », a ajouté Ghaidaa. Elles se sont alors rendu compte qu’elles pouvaient louer une terre agricole et en reporter le paiement jusqu’au moment de récolter les produits de cette terre. Elles ont consulté des ingénieurs agronomes et des professionnels et se sont mises en quête d’une terre.

Elles ont finalement déniché un lopin de trois dounams (30 ares) situé à 550 mètres de la clôture entre Gaza et Israël.

« Nous avons choisi cette terre parce que le loyer est bon marché, 100 dollars l’an, puisqu’elle se situe un peu plus loin [des centres de population de Gaza] »,

a expliqué Ghaidaa.

« Si nous avions choisi une terre agricole plus proche, cela nous aurait coûté au moins 300 dinars [environ 1 400 shekels ou 435 dollars]. »

 

Mais, du fait qu’elles n’avaient pas de capital propre, elles ont eu besoin d’aide pour acheter du matériel. Les propriétaires du magasin local ne voulaient pas prendre de risques et consentir des prêts à des femmes qu’ils ne connaissaient pas, de sorte qu’un de leurs amis a pris la dette à son nom. Elles ont acheté des tuyaux et d’autres équipements pour une somme de 2 900 shekels (900 dollars) en tout, ne payant que 300 shekels (95 dollars) de leur propre poche. Elles ont aussi décidé d’éviter les engrais et de garder leur terre entièrement organique, se concentrant sur la culture de pois, de laitues et de radis.

Elles ont semé leurs premières graines le 20 octobre 2020. 

« C’est une date que je n’oublierai jamais »,

a rappelé Ghaidaa,

« nous avons travaillé chaque jour de six heures du matin à six heures du soir. »

Une centaine de jours plus tard, les cinq kilos de graines qu’elles avaient plantées s’étaient muées en plusieurs tonnes de produits.

« Pendant la récolte, je me suis fiancée officiellement et mon fiancé nous a aidées, comme l’ont fait également nos familles et nos amis »,

a expliqué Ghaidaa.

« Nous avons été très agréablement surprises par l’amour, l’encouragement et l’aide que nous avons reçus. Quand nous avons installé un système d’irrigation, tous les agriculteurs du coin sont venus nous aider à la connexion à la distribution d’eau. »

Pour aider à la vente de leurs produits, elles ont ouvert des pages Facebook et Instagram, où elles se sont mises à faire la publicité de leurs pois à trois shekels (un peu moins d’un dollar) le kilo. « Le retour a été sans précédent », a déclaré Ghaidaa.

« Des gens de Khan Yunis, Gaza et même de Rafah nous ont adressé des commandes. À Khuza’a, nous avons fait des livraisons en ligne à bicyclette. Une de nos collègues faisait la tournée à vélo et livrait les pois dans les diverses maisons. »

Tout n’a pas été comme sur des roulettes. Malheureusement, Khuza’a a connu un hiver de pluies fortes et de grêle, un phénomène rare, dans la région.

« Nous avons couru vers la terre, alors qu’il pleuvait à verse à l’extérieur, nous sommes restées sur place en pleurant »,

dit Ghaidaa.

« Nous avons découvert notre récolte détruite, toutes les feuilles étaient noires. Nous ne savions que faire. Nous avons pensé que personne ne voudrait de pois noirs et laids. Nous les avons cueillis et nous nous sommes assises dans ma maison située près du champ, nous avons décortiqué les pois et les avons vendus. Les gens les ont commandés et c’est ainsi que nous avons été sauvées lors de notre première récolte. »

Le mot s’est rapidement propagé et les trois jeunes femmes sont devenues des héroïnes locales grâce aux vidéos qu’elles avaient postées sur Facebook et Instagram. Elles ont fini par être reconnues dans la rue. Quand l’Union des Comités du travail agricole (UAWC) de Gaza, une ONG qui cherche à autonomiser les fermiers palestiniens dans les territoires occupés, a entendu parler des Green Girls, elle les a abordées et leur a proposé cinq dounams (un demi-hectare) de terre dans le même coin afin qu’elles y cultivent des carottes.

Les jeunes femmes ont organisé un groupe de 20 jeunes diplômé.e.s universitaires sans emploi, dont quatre sont devenues des partenaires au sein de Green Girls. L’UAWC les ai aidées à étendre leur système d’irrigation mais, fin mai, onze jours après qu’elles eurent planté les graines de carottes, éclatait la dernière guerre d’agression d’Israël contre Gaza.

Les jeunes femmes ont été mises dans l’impossibilité de rallier leur terre en raison de la proximité de la clôture qui sépare Israël et Gaza. Après la fin de la guerre, elles ont irrigué les semis à l’aide de grandes quantités d’eau afin d’essayer de les sauver. Leurs dépenses se sont accrues et les carottes ont fini par sortir, mais plus petites qu’on ne l’avait espéré.  

Après le cessez-le-feu, Israël a ouvert en partie les passages vers Gaza, permettant à une société installée en Israël de se mettre à importer dans l’enclave des carottes plus grandes à un demi-shekel le kilo. Cela a obligé les jeunes femmes à vendre les leurs à 30 agorot (10 cents) le kilo au lieu de 3 shekels comme prévu. Au lieu de faire pousser cinq tonnes de carottes, elles se sont arrangées pour n’en récolter que deux. Les coûts en eau à eux seuls s’élèvaient à plus de 2 000 shekels (625 dollars), a déclaré Ghaidaa.

Grâce à la publicité, les trois jeunes femmes ont également reçu des commandes de la Cisjordanie, mais n’ont pas eu la possibilité d’y faire parvenir leur marchandise. Jusqu’à la fin juin, Israël a interdit à Gaza d’exporter des produits vers la Cisjordanie et vers Israël, ce qui a abouti à une surabondance de produits sur le marché local (que les agriculteurs ont vendus à perte), à des destructions de récoltes et à d’importants dommages financiers pour les cultivateurs et les commerçants. Actuellement, Israël ne permet vers la Cisjordanie que des exportations limitées de produits agricoles en provenance de Gaza.

Malgré les obstacles, les jeunes femmes n’ont pas baissé les bras. Elles ont loué un tuk-tuk et ont vendu directement leurs marchandises aux marchands qui, à leur tour, les ont vendues sous le label « carottes des filles ». Après la fin de la saison des pois et des carottes, elles ont fait pousser des melons, qui se sont bien vendus à un prix de 1,5 shekel (environ 0,5 dollar) le demi-kilo.

Les Green Girls font pousser des légumes dans un endroit ouvert et n’ont pas les moyens financiers de construire des serres. Le coût de l’eau n’est que l’un des obstacles auxquels elles sont confrontées ; les restrictions sévères sur l’entrée des marchandises à Gaza empêchent, entre autres, la possibilité de réparer et d’améliorer les infrastructures hydrauliques de l’enclave. Dans le passé, cette politique a abouti à la destruction de marchandises agricoles ainsi qu’à d’autres difficultés.

Selon Gisha, l’organisation israélienne des droits humains, malgré de récentes concessions mineures, Israël continue d’empêcher l’entrée de milliers de marchandises nécessaires dans la bande de Gaza, y compris des matières premières et des pièces de rechange essentielles pour la production dans diverses industries, dont les infrastructures hydrauliques. Entre autres choses, Israël empêche également l’entrée des matériaux de construction nécessaires pour la restauration des immeubles résidentiels et des bâtiments civils qui ont été sévèrement endommagés ou complètement détruits durant les derniers bombardements.

Ghaidaa Qudaih et ses amies entretiennent avec ferveur le rêve d’étendre leur initiative.

« Au moment où nous nous développerons, nous aurons besoin de plus de mains – de la sorte, nous pourrons employer davantage de diplômés au chômage. Nous pouvons utiliser cette aide. Les jeunes ont beaucoup d’ambition, mais nous avons besoin d’aide économique de la part du ministère de l’Agriculture ou d’autres organisations dans le monde. »

« Nous vivons dans une enclave emprisonnée. C’est avec cela qu’il nous faut travailler. Nous sommes réalistes. Nous rêvons de devenir une société et de nous commercialiser en Cisjordanie et dans d’autres régions. Nous nous sommes arrangées pour diffuser la culture et de la terre et de l’agriculture. Bien des jeunes hommes et femmes nous suivent et nous consultent. Certains ont également commencé à cultiver des légumes et nous sommes allés les aider et les encourager à lancer des initiatives. »

« En ce moment même, nous attendons que la chaleur s’estompe. Quand nous récolterons un peu d’argent, notre prochain projet sera de faire pousser des courgettes et peut-être aussi des brocolis, des choux rouges et des choux-raves. Nous continuons, et le ciel est la limite. »


Publié le 5 août 2021 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal

Suha Arraf

Suha Arraf

 

 

 

Suha Arraf est réalisatrice, scénariste et productrice. Elle écrit sur la société arabe, sur la culture palestinienne et sur le féminisme

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