La pratique de la rétention des corps par Israël laisse leurs familles palestiniennes dans une cruelle incertitude

La déjà très vieille politique israélienne de rétention des corps des Palestiniens tués pour avoir prétendument tenté d’attaquer des cibles israéliennes est utilisée depuis des décennies. Après avoir officiellement mis un terme à cette politique en 2004, Israël en a repris la mise en pratique il y a six ans. Elle s’est considérablement intensifiée depuis mai. 

Fatima Hammad prie près de la tombe creusée pour son fils Mohammad à Silwad, en Cisjordanie occupée. Israël a refusé de restituer son corps. (Photo : MEE / Shatha Hammad)

Fatima Hammad prie près de la tombe creusée pour son fils Mohammad à Silwad, en Cisjordanie occupée. Israël a refusé de restituer son corps. (Photo : MEE / Shatha Hammad)

Shatha Hammad, depuis Abou Dis, Cisjordanie occupée, 8 août 2021

Dans leur maison inhabituellement calme, Khaled Yousef Afana, 56 ans, et sa femme Khulood, 47 ans, feuillettent des albums de photos de leur fille aînée, Maï, en la regardant grandir : de bébé nouveau-né jusqu’aux cérémonies de remise des diplômes, avec le froissement de chaque page et l’espace laissé libre pour le moment auquel elle aurait décroché son doctorat en médecine.

Les parents de Maï n’ont plus déposé leur album depuis la fin juin, quand ils ont appris que leur fille de 29 ans avait été tuée et qu’il n’y aurait plus de photos à ajouter à l’album.

Le matin du 16 juin, Khaled a reçu un appel l’informant que les forces israéliennes avaient abattu Maï près du village de Cisjordanie occupée de Hizma, au nord-est de Jérusalem, au moment où elle se rendait à Ramallah en voiture.

L’armée israélienne a prétendu que Maï avait tenté de foncer sur des soldats israéliens avec son véhicule – une version des événements que la famille de Maï a rejetée catégoriquement. Des images extraites d’une vidéo prise après que Maï avait été abattue ont circulé plus tard sur les médias sociaux, montrant des soldats qui empêchaient des infirmiers de s’approcher d’elle.

Depuis près de deux mois, la famille Afana vit avec une double douleur : celle d’avoir perdu leur fille et celle du combat inattendu contre le fait qu’Israël retient son corps, ce qui empêche la famille d’enterrer Maï et de lui faire ses adieux pour de bon.

Khaled Afana regarde des photos de sa fille Maï, dans la maison familiale d’Abou Dis, près de Jérusalem. (Photo : MEE / Shatha Hammad)

Khaled Afana regarde des photos de sa fille Maï, dans la maison familiale d’Abou Dis, près de Jérusalem. (Photo : MEE / Shatha Hammad)

La déjà très vieille politique israélienne de rétention des corps des Palestiniens tués pour avoir prétendument tenté d’attaquer des cibles israéliennes est utilisée depuis des décennies. Après avoir officiellement mis un terme à cette politique en 2004, Israël en a repris la mise en pratique il y a six ans.

Selon la Campagne nationale palestinienne de recouvrement des corps des martyrs, Israël a retenu les corps de 81 Palestiniens, depuis 2015, les conservant dans des surgélateurs à la morgue. Quand un soulèvement populaire a parcouru la Palestine en mai et en juin de cette année, cette politique est revenue une fois de plus à l’avant-plan, et 11 Palestiniens morts sont retenus depuis lors.

« Nous vivons dans un tourbillon »

Les circonstances exactes de la mort de Maï sont demeurées inconnues, mais ses parents restent catégoriques : leur fille n’aurait jamais tenté de commettre une agression.

Khaled a expliqué à Middle East Eye que Maï se rendait à Ramallah pour un rendez-vous médical, ce matin-là, et elle avait appelé une amie qui habitait sur le parcours afin de se rencontrer pour prendre le déjeuner pendant qu’elle serait en ville.

« Nous croyons qu’il est complètement farfelu de prétendre que Maï tentait d’effectuer une opération. Nous pensons qu’elle a pu prendre une route latérale afin d’éviter le trafic et qu’elle a été surprise de découvrir qu’il s’agissait d’une route destinée aux colons »,

a déclaré le père.

Ajoutant à la confusion, des témoins oculaires ont dit plus tard à la famille que c’était effectivement un colon israélien au volant d’un tracteur, et non l’armée, qui avait tiré sur Maï et l’avait tuée, et que les forces israéliennes n’étaient arrivées sur les lieux que plus tard. 

Jusqu’à présent, les autorités israéliennes ont refusé de répondre aux questions des membres de la famille Afana à propos du corps de leur fille, qu’elles refusent obstinément de restituer.

Maï était mariée et elle avait un bébé, une fille. Après avoir obtenu un baccalauréat en psychologie à l’Université Al-Quds de Jérusalem, elle avait terminé une maîtrise dans la même université et, au moment de sa mort, elle achevait son doctorat en médecine à l’Université Mutah, en Jordanie. Elle traversait la frontière plusieurs fois par semaine pour suivre ses cours. 

« Pour Maï, l’impossible n’existait pas. C’était une fille combative et ambitieuse qui bâtissait ses rêves avec tout ce qu’elle pouvait trouver de force et de volonté de défi »,

a expliqué Khaled.

« Elle rêvait de devenir ambassadrice afin de représenter un jour la Palestine dans le monde, et j’étais certain qu’elle allait réaliser ce rêve. »

Khulood se rappelle que sa fille soutenait vraiment beaucoup ses parents, en dépit de sa vie universitaire et familiale très chargée.   

« Elle ne nous a jamais quittés », a expliqué Khulood à MEE. 

« Elle me rendait visite chaque jour et elle aidait ses frères et sœurs en les encourageant à étudier. Elle n’était pas qu’une fille, pour moi, elle était aussi une amie et une sœur. »

Après avoir lutté pour fournir une existence décente et normale à sa fille, tout ce que Khaled cherche aujourd’hui est de récupérer son corps et de lui donner les funérailles qui conviennent.

« Nous connaissons une grande douleur et nous sommes incapables de comprendre sa rétention prolongée dans un surgélateur »,

a-t-il déclaré.

« Nous vivons dans un tourbillon, sans la moindre stabilité, sans la moindre accalmie. En tuant Maï et en retenant son corps, ils ont tué notre vie en tant que famille. Nous n’aurons plus jamais une existence normale. »

En plus d’avoir installé une tente de sit-in dans leur ville natale d’Abou Dis, dans la banlieue de Jérusalem, les Afana ont organisé des manifestations chaque semaine à l’entrée de la colonie israélienne illégale de Maaleh Adumim, afin d’exiger la restitution du corps de Maï.

« Elle me manque tout le temps » a déclaré Khulood.

« Je ne puis penser à rien au-delà de Maï et du besoin de récupérer son corps. »

L’attente près d’une tombe vide

Dans la ville de Silwad, au nord-est de Ramallah, Fatima Hammad partage la douleur des Afana. 

Le 14 mai, l’armée israélienne a abattu et tué son fils de 30 ans, Mohammad Ruhi Hammad, près de la colonie d’Ofra, voisine de Silwad, prétendant qu’il avait tenté de commettre un attentat en fonçant sur des personnes avec sa voiture.

La famille a rapidement préparé une tombe pour Mohammad, sans savoir que l’arme allait décider de retenir son corps. Près de trois mois plus tard, la tombe est restée ouverte. Régulièrement, Fatima va visiter le site désert, empli de feuilles mortes et de fleurs, alors que le corps de son fils reste enfermé dans un surgélateur d’une morgue israélienne.

« C’était le deuxième jour de l’Eid. Mohammad a quitté la maison après avoir pris son petit déjeuner avec moi »,

dit Fatima. 

« Deux heures plus tard, j’ai reçu la nouvelle de son martyre. Cela a été une nouvelle choquante et douloureuse. »

Elle n’exclut pas la possibilité que son fils puisse avoir tenté de commettre un attentat, disant qu’il avait été très affecté par la répression violente des manifestations par les Israéliens à Jérusalem-Est occupée et lors des 11 journées meurtrières de guerre contre Gaza. 

Toutefois, Mohammad avait devant lui un avenir à assurer : il s’apprêtait à se marier et il avait construit une maison pour sa femme et sa future famille.

Fatima Hammad tient une affiche représentant son fils dans la ville cisjordanienne occupée de Silwad. (Photo : MEE / Shatha Hammad)

Fatima Hammad tient une affiche représentant son fils dans la ville cisjordanienne occupée de Silwad. (Photo : MEE / Shatha Hammad)

Une campagne nationale a présenté une requête en vue de la restitution de son corps, deux jours après sa mort ; la seule réponse que l’organisation a reçue de l’armée israélienne était que le dossier était « en examen ».

En l’absence d’une réponse concrète, les Hammad continuent à organiser des événements et des protestations à Silwad. Décrivant la rétention des corps comme « inhumaine », Fatima a déclaré qu’une telle pratique visait davantage à punir les familles que le simple homicide commis sur un individu.

« En tant que famille musulmane, nous voulons enterrer notre fils selon la tradition islamique. C’est le plus élémentaire de nos droits »,

a-t-elle dit.

« Ceci, c’est le sommet de la criminalité dont se rend coupable l’armée israélienne – non pas contre les corps, mais contre nous, en tant que familles. »

« Nous n’en dormons plus la nuit et, en permanence, nous nous sentons mal à l’aise »,

a-t-elle ajouté.

Une « politique immorale »

Jeudi, les autorités israéliennes ont informé la Campagne nationale de recouvrement des corps des martyrs qu’elles n’avaient nullement l’intention de restituer le corps de Maï.

« Alors que nous n’avons toujours pas reçu de réponse claire de l’armée israélienne sur la raison pour laquelle elle retient le corps de Maï, nous préparons maintenant un appel à la Cour suprême israélienne »,

nous (MEE) a expliqué Salwa Hammad, coordinatrice de la campagne.

Alors qu’Israël retient des corps depuis 1967, avec de nombreux morts inhumés dans ces honteux « cimetières des numéros », la pratique s’est intensifiée exponentiellement depuis l’offensive palestinienne qui a débuté en septembre 2015 et qui a été marquée par des agressions à petite échelle de type « loup solitaire ».   

Cette politique enfreint les lois internationales et la Convention de Genève stipule que les parties d’un conflit armé doivent enterrer avec honneur leurs morts respectifs. Selon Salwa Hammad, Israël a retenu au moins 350 corps de Palestiniens depuis 2015, durant des périodes allant de trois jours à cinq ans. En 2017, un tribunal israélien avait décrété que cette politique était illégale, avant que sa décision ne soit prestement modifiée.

Répondant à une requête émanant de six familles palestiniennes, la Cour suprême israélienne a décidé en septembre 2019 qu’il était légal que l’armée retienne les corps des agresseurs présumés, mais à deux conditions : que l’individu tué ait fait partie du mouvement Hamas ou qu’il ait effectué une opération « significative ».

Un an plus tard, le cabinet de la sécurité israélienne décidait que l’on pouvait désormais retenir les corps de tous les Palestiniens abattus et accusés d’avoir perpétré des agressions contre des Israéliens, et pas uniquement les corps de ceux que l’on prétendait membres du Hamas.

Salwa Hammad, toutefois, prétend que le cas de Maï ne ressortit pas aux termes stipulés dans la décision de la Cour suprême en 2019.

« ‘Opération significative’ est un terme vague que l’armée interprète comme bon lui semble. Aujourd’hui, l’armée retient les corps de nombreux martyrs qui ne remplissent pas les conditions du tribunal israélien »,

a-t-elle déclaré.

Pendant ce temps, l’attente se poursuit pour les familles.

« Je ne sais pas quand nous récupérerons son corps »,

a déclaré Fatima.

« J’ai de l’espoir chaque jour et les jours passent l’un après l’autre et cet espoir n’est jamais satisfait. »


Publié sur Middle East Eye le 8 août 2021
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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