Les femmes ne sont pas que les résistantes rebelles que l’on a décrites. Leurs actions et réactions sont un reflet de tout ce que des années d’humiliation et de dégradation peuvent faire à une famille et à une population.
Ahed, aujourd’hui âgée de 16 ans, était naguère une fillette timide qui chuchotait à peine chaque fois qu’on lui posait des questions. Sa voix était douce et elle se prêtait à une vulnérabilité qui vous poussait à l’aborder avec délicatesse et gentillesse.
Elle était la petite fille du village de Nabi Saleh dont on ne parvenait pas à maîtriser la tignasse. Son épaisseur et son volume, toutefois, ne l’ont pas protégée des horreurs jaillissant autour d’elle.
Je me souviens de la première fois où je suis allée à Nabi Saleh pour la manifestation hebdomadaire contre l’expansion des colonies. C’était une journée d’été et le soleil cognait sans pitié au-dessus de nos têtes. Mon t-shirt était trempé de sueur et j’avais les poumons en feu à cause des gaz lacrymogènes. Ce fut aussi la première fois que je rencontrai Nariman Tamimi.
Nariman est mère de quatre enfants, mais elle est aussi la femme qui a accueilli tous ceux qui sont entrés chez elle.
À l’époque, nous ne nous connaissions pas ni ne savions que nous allions être liées par la tragédie. Pourtant, quand les soldats ont tenté de nous arrêter, ma jeune cousine et moi, Nariman s’est empressée d’intervenir sans la moindre hésitation.
Ses mains tremblaient terriblement alors qu’elle empoignait une caméra de vidéo dans une tentative désespérée de filmer toute violation potentielle par l’armée. Malgré sa nervosité manifeste, elle avait élevé la voix et hurlé à l’adresse des soldats armés jusqu’aux dents : « Ce sont mes filles, vous n’allez pas les prendre ! »
À ce moment, mes genoux tremblaient et mon cœur palpitait à cause de la crainte d’être arrêtée. Mais je fus ensuite envahie d’une sensation de calme. Cette jeune femme, qui n’avait même pas la moindre idée de mon nom, était prête à risquer sa vie pour assurer ma sécurité.
Sous toute sa force et sa détermination, le hurlement de Nariman est une petite partie d’elle-même. Elle est une femme qui supporte fermement ses cicatrices et qui peint un monde de rêves où elle est simplement une femme palestinienne.
À certains moments, elle s’asseyait au balcon de sa maison à Nabi Saleh pendant que nous sirotions un thé et que nous imaginions un autre monde. D’une manière ou d’une autre, c’était toujours un moment où nous aurions pu ne jamais nous rencontrer, parce que nous n’avions pas à nous rencontrer. Nous ne manifestions pas, nous ne combattions pas pour notre droit à la sécurité, nous vivions juste les banalités de la vie.
Nous construisions une toile de réalités pleines de couleurs, mais elles ont toujours été massacrées par les souvenirs de chagrins, de douleurs et de violences.
La voix de Nariman se brisait alors qu’elle rappelait l’histoire de son frère Rushdie Tamimi, qui a rendu son dernier souffle dans ses bras après qu’il a été abattu par les forces israéliennes. Sa mort est survenue juste un an après que son cousin Mustafa Tamimi, étendu dans une mare de sang, a été pris pour cible par un soldat israélien.
« Ceux qui vivent », m’a-t-elle dit, « ne sont pas vraiment en train de vivre ». Elle continuait en rappelant comment son époux avait été incarcéré, comment elle racontait à ses enfants l’histoire de sa force, car elle ne pouvait pas se permettre de s’effondrer devant eux.
Je me souviens quand elle a couru serrer dans ses bras son époux Bassem qui venait d’être libéré de prison. Ce moment de joie a été suivi par l’emprisonnement de son fils aîné, Waed. Avec ses enfants jouant au loin, nous essayions de nous souvenir des noms de ces dizaines de personnes qu’elle aimait et qui avaient été arrêtées, qui étaient torturées, blessées, ou tuées. Nous oubliions presque toujours quelqu’un.
Tandis que Nariman porte le poids de ces expériences, ses enfants essaient tranquillement de donner un sens à tout cela. C’est le même sort pour la plupart des enfants palestiniens.
Ahed, qui avait à peine neuf ans quand les manifestations ont commencé, se pose aussi comme un témoin de toutes les injustices commises par les forces israéliennes. La petite fille à la voix timide a réalisé très jeune qu’elle ne pouvait pas se permettre de rester silencieuse, que les chuchotements sont un luxe que peuvent se permettre ceux qui n’ont pas à défendre leurs maisons contre des raids quotidiens, l’annexion de leur terre, ou l’incarcération.
Cela fait quelques années, quand les forces israéliennes ont tenté d’arrêter son frère, qu’Ahed est devenue un phare d’espoir et de résistance dans le village. Son corps maigre, plein de rage, elle brandissait le poing devant les soldats israéliens alors qu’ils s’agrippaient à leurs armes.
Bien qu’adolescente, Ahed est jugée par un tribunal militaire israélien qui a un taux de condamnations de 99,7 %. Depuis 2012, l’armée israélienne a gardé, chaque mois, en moyenne 204 enfants palestiniens en détention, dont plus des trois quarts ont subi une forme ou une autre de violences physiques après leur arrestation.
Le crime dont les Tamimi sont accusées s’oriente vers l’incitation et l’agression. Ce que le tribunal israélien ne peut concevoir, et qu’il refuse de reconnaître, c’est le fait que la présence de soldats dans la maison des Tamimi était, en premier lieu, injuste et qu’elle faisait partie d’une occupation illégale.
Pour ajouter à la colère, quelques instants juste avant qu’Ahed et sa cousine Nour ne soient filmées en train de hurler sur l’armée, les mêmes soldats investissaient leur maison et abattaient d’une balle dans la tête le cousin d’Ahed, Mohammad Fadel Tamimi, 14 ans. Il est actuellement en soins intensifs, d’après les médias palestiniens et les organisations de défense des droits humains.
Tous les membres de cette famille ont été arrêtés, à l’exception des deux plus jeunes garçons, Mohammad, 14 ans, et Salam, 12 ans. La triste réalité est que si ces injustices se poursuivent, un jour, nous pourrions avoir à demander aussi la libération de ces deux-là.
Nariman m’a dit une fois, « ce lieu est un lieu d’enfances massacrées ». Et de poursuivre, avec sa voix pleine d’amour et de tendresse : « Peut-être que vos enfants auront vraiment une chance ».
Publié le 22/12/2017 sur Newsweek
Traduction : Jean-Marie Flémal
Mariam Barghouti est une auteure basée à Ramallah.
Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MariamBarghouti
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