Le discours de Ronnie Barkan dans un tribunal de Berlin : «Je suis ici en accusateur, pas en accusé.»

Jonathan Ofir, 6 mars 2019

Février 2019. Les trois (inculpés) de Humboldt, Stavit Sinai, Ronnie Barkan et Majed Abusalama reçoivent un prix des mains de l'adjointe au maire de Copenhague pour les Affaires techniques et environnementales, Ninna Hedeager Olsen (tout à droite).

Février 2019. Les trois (inculpés) de Humboldt, Stavit Sinai, Ronnie Barkan et Majed Abusalama reçoivent un prix des mains de l’adjointe au maire de Copenhague pour les Affaires techniques et environnementales, Ninna Hedeager Olsen (tout à droite).

Lundi, trois activistes de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) contre Israël comparaissaient lors d’une première audience devant un tribunal de Berlin, pour avoir interrompu en 2017 une conférence donnée par la parlementaire israélienne Aliza Lavie à l’Université de Humboldt de Berlin.

Les trois accusés voulaient mettre en évidence la complicité de Lavie dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Les trois activistes sont Ronnie Barkan, Stavit Sinai (tous deux Juifs israéliens) et Majed Abusalama (Palestinien) et sont désignés sous l’appellation « les trois de Humboldt ».

Bien qu’ils se soient vu décerner récemment une récompense pour leur courage par une édile de Copenhague, on les a considérés comme des criminels, à Berlin.

Une manifestation de protestation à l’extérieur du tribunal, juste avant le procès, exhibait des affiches disant « Traînez les crimes de guerre israéliens en justice et NON les personnes qui les dénoncent ! »

Le discours tenu par Ronnie Barkan lors de l’ouverture du procès a été magnifique :

Ronnie Barkan prononça un discours remarqué devant le tribunal de Berlin

Je suis ici aujourd’hui avec un sentiment de fierté.

Non pas de fierté par vanité, mais parce que je sais que ce que j’ai fait était fondamentalement juste et que j’ai agi pour le bien général.

Je suis aussi ici en accusateur, et non en accusé.

La seule chose qu’on pourrait me reprocher, c’est de ne pas en faire assez pour mettre un terme aux crimes graves commis sous la responsabilité de l’État d’Israël. Les accusés, aujourd’hui, Votre Honneur, sont l’État criminel d’Israël et ses complices, qui seront cités dans cette salle de tribunal pour avoir aidé et encouragé les crimes israéliens contre l’humanité.

Je suis également ici en tant que Juif israélien privilégié qui travaille à démanteler l’apartheid.

Les termes « Juif israélien privilégié », de même que le terme « apartheid », n’ont rien d’une question d’opinion personnelle, mais sont strictement une question de définition juridique. Vous comprendrez, Votre Honneur, que je ne me définis pas comme étant israélien ou juif, mais que telle est la façon dont l’État d’Israël me définit – tel est mon statut juridique sous l’apartheid israélien.

Ma citoyenneté est « israélienne ». Mais je ne porte pas la nationalité israélienne parce que c’est une chose qui n’existe pas. Ma nationalité, selon l’État, est « juive ». Mes concitoyens en provenance d’autres contextes raciaux et ethniques portent une nationalité différente. Ils sont également des citoyens de l’État mais ce sont des citoyens soumis de deuxième rang – ils ont la même citoyenneté mais une nationalité différente – pouvant être « arabe », « circassienne » ou « druze ». Ce système à deux niveaux prétend accorder les mêmes droits à tous ses citoyens, mais son seul but est d’accorder de façon sélective les droits les plus importants à un groupe choisi tout en les refusant à tous les autres groupes.

Cependant, mon passeport, que j’ai ici en main, prétend que ma nationalité est « israélienne ». Mais c’est un mensonge ! Cela fait de mon passeport et de tout autre passeport israélien un doicument falsifié. La Cour suprême israélienne a déjà rejeté la notion de nationalité « israélienne » – en affirmant que cela saperait le caractère même de l’État d’Israël ! C’est très vrai. Avoir la nationalité « israélienne » – avoir la même nationalité pour tous les citoyens de l’État signifierait qu’il pourrait y avoir une CERTAINE base d’égalité – et que cela anéantirait TOUT ce autour de quoi tourne l’État d’Israël. Leurs documents internes en hébreu peuvent dire ce qu’ils veulent, mais mon document en anglais doit forcément être un faux – imaginez simplement de quoi il aurait l’air s’il disait la vérité, en fait !

Aujourd’hui, plus de 70 ans après la colonisation et l’occupation de la Palestine, il existe un régime qui contrôle les existences de quelque 19 millions de gens. Un seul tiers d’entre eux, soit environ 7 millions, disposent de droits humains et collectifs fondamentaux. Il s’agit du groupe privilégié auquel j’appartiens.

Les 12 millions restants vivent sous diverses formes d’oppression :

6 millions vivent en exil forcé depuis sept décennies. Nombre d’entre eux sont restés apatrides à ce jour – on leur refuse le droit de rentrer chez eux et ce, dans le seul but de sauvegarder la pureté ethnique dans ce pays.

Quatre autres millions de personnes souffrent d’une occupation militaire brutale et barbare depuis cinq décennies, une occupation qui leur refuse le moindre droit, y compris, dans bien des cas, le droit à la vie.

Enfin, il y a les 2 millions de citoyens palestiniens qui sont, au mieux, des citoyens soumis de deuxième rang. La loi leur interdit de revendiquer l’égalité, le multiculturalisme et les droits des minorités – il leur est interdit de transformer Israël en démocratie.

Étant donné tout cela, il n’est guère surprenant que le rapport de l’ONU sur l’apartheid israélien, rédigé par les spécialistes réputés que sont Tilley et Falk, conclue que l’État d’Israël a institué en pratique le crime d’apartheid – l’un des quelques crimes que l’on range dans la catégorie des crimes contre l’humanité.

Ce rapport conclut que l’ensemble des 12 millions de Palestiniens sont directement affectés par les pratiques israéliennes de l’apartheid. La chose comprend également les millions de réfugiés palestiniens, dont certains résident dans cette ville et devraient bénéficier d’une protection, en tant que personnes persécutées.

Mais pourquoi sont-ils toujours des réfugiés, 70 ans plus tard ?

Pour une seule et simple raison – qui fait que je puis être un Juif israélien privilégié à leurs dépens –, c’est qu’ils ont été punis du crime consistant à appartenir à la mauvaise ethnicité.

Si l’État d’Israël est effectivement un État d’apartheid, chaque personne dans cette salle devrait avoir l’obligation morale, voire juridique, de s’opposer à des crimes aussi graves, perpétrés jour après jour et à toute heure. C’est précisément la raison pour laquelle les principes de Nuremberg ont été rédigés – afin de presser les gens comme nous à passer à l’action.

Quand la représentante de l’apartheid et membre de la Knesset Aliza Lavie est arrivée à l’Université de Humboldt, elle était explicitement chargée de la mission de s’en prendre à la campagne BDS qui défie la politique criminelle d’Israël que Lavie tente de toutes ses forces de protéger et de promouvoir. Lavie est non seulement présidente du lobby anti-BDS au Parlement, elle a également été membre du Comité de la Défense et des Affaires étrangères qui a décidé et supervisé le massacre à Gaza, en juillet 2014, de 2 200 personnes, dont 551 bébés et enfants. Ironiquement, elle a été aussi chef de mission au Conseil européen – où elle est apparue en plusieurs occasions afin de défendre les violations israéliennes – cela allait de la défense du système d’incarcération de masse et de la torture des enfants palestiniens, à la défense du massacre de manifestants non armés le long de la clôture du ghetto de Gaza – des manifestants dont la revendication toute simple et fondamentale était de pouvoir rentrer chez eux.

Quand je me suis opposé à Lavie à l’Université Humboldt, je ne me suis pas seulement opposé à sa présence criminelle en cet endroit, mais j’ai été plus loin aussi, dans le but de donner des explications sur le rapport de l’ONU que j’avais en main et d’essayer de la mettre au courant de ses propres crimes. En partant, je lui ai d’ailleurs tendu le rapport en lui demandant de le lire.

Le fait que nous sommes ici aujourd’hui ne sert qu’à montrer qu’elle doit encore lire ce rapport et qu’il lui reste à exprimer des remords pour ses actions. Nous savons également qu’elle doit encore se voir intenter un procès.

Ceci jusqu’à ce jour – puisque ce tribunal est en mesure de modifier tout cela. J’attends par conséquent de Votre Honneur que vous preniez au sérieux ces considérations juridiques autour du crime d’apartheid.

Parce que, après tout, où, sinon à Berlin, devrais-je être en mesure de m’élever contre les expressions les plus manifestes de la dépravation humaine ?

Où, sinon à Berlin, devrions-nous être en mesure de nous dresser contre un système barbare qui instaure des différences entre les « Übermenschen » (les surhommes) et les « Untermenschen » (les sous-hommes) en s’appuyant sur des caractéristiques raciales et ethniques ?

Où, sinon à Berlin, en tant que petits-enfants de ces survivants qui n’avaient besoin que du monde pour le crier – devrions-nous exprimer à voix haute notre message disant que nous ne nous tairons pas et demanderons à d’autres de ne plus jamais se taire non plus ?

Et, si le tribunal devait choisir de regarder ailleurs pendant ce temps, j’aimerais rappeler que j’ai de beaux antécédents dans l’interruption des représentants officiels de l’apartheid et qu’aucun châtiment adéquat ne m’empêchera de refaire la même chose à l’avenir – tant que ne seront pas abolis les crimes israéliens contre l’humanité.

Voilà ce qui devrait constituer mon apport à ce procès.

Je me demande une chose seulement : Quel sera l’apport du présent tribunal ?

L’audience de quatre heures n’a pas suffi pour conclure l’affaire et la prochaine audience aura lieu lundi 11 mars, à 9 h 00, également au tribunal de Moabit à Berlin.

J’ai conversé avec Ronnie, qui me dit qu’ils espèrent la venue d’une foule importante la prochaine fois.

Cette fois-ci, la petite salle pouvait contenir environ 25 personnes, ce qui signifiait qu’une quarantaine de personnes attendaient à l’extérieur, parfois en se faisant remplacer les unes et les autres.

Toutes, pour ainsi dire, étaient là en solidarité avec les « trois de Humboldt ».

Ronnie a déclaré que la juge était généralement patiente, qu’elle permettait qu’on s’exprime politiquement, qu’elle faisait peu de commentaires, mais qu’elle pouvait également exprimer une certaine impatience dans cette affaire, dont les charges officielles sont du genre « intrusion et agression », bien qu’il n’y ait eu ni « intrusion » ni « agression » véritables dans le chef des accusés.

« J’ai des affaires plus importantes à traiter », a déclaré la juge au moment où le temps approchait la limite de 4 heures – m’a expliqué Ronnie – et qu’elle s’est rendu compte que, manifestement, l’affaire requerrait une audience supplémentaire.

Les accusés sont certainement intéressés dans cette prolongation – ils désirent inviter des témoins et présenter des preuves, et ils ont également fait remarquer que ce n’étaient pas eux qui avaient demandé que ces accusations leur soient imposées.

Ainsi donc, les « trois de Humboldt » sont satisfait de la poursuite du procès la semaine prochaine, en ce sens que, pour eux, il s’agit d’un procès contre les véritables criminels – Israël et ses partisans, qui ont décidé de les traîner en justice pour avoir dénoncé les crimes israéliens.


Publié le 6 mars 2019 sur Medium.com
Traduction : Jean-Marie Flémal

Quelques menus passages de la présente traduction ont été repris du texte publié sur le site CAPJPO EuroPalestine (NdT)

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