Pourquoi mes livres ne sont pas publiés en Israël

Susan Abulhawa

Susan Abulhawa

Comment pourrais-je vendre les droits de mes livres à ceux qui parlent du droit à posséder une terre qui a été nourrie par les cadavres de nos ancêtres ?

Il y a plus d’un an, en juin 2014, une maison d’édition israélienne m’avait proposé un contrat pour Les matins de Jénine et Le bleu entre le ciel et la mer.

En tant que ferme supportrice du boycott économique et culturel d’Israël, j’avais refusé.

À l’époque, je n’avais pas rendu ma décision publique, mais j’avais prévu d’écrire finalement quelque chose là-dessus.

Puis le temps avait passé, trop rapidement, comme le temps à tendance à le faire.

Ainsi donc, plutôt que d’écrire un article, je me contenterai de partager ici toute la correspondance à ce sujet.

La décision et les raisons de mon refus sont évidentes. J’ai décidé de supprimer les noms des personnes, parce qu’ils ne sont pas vraiment importants.

L’offre m’était venue via mon agente. Le passage suivant est la partie importante de la réponse que je lui avais adressée :

« Quant à des éditeurs israéliens, ce n’est pas une option. Quand nous, Palestiniens, serons libres de vivre dans notre propre terre natale en tant que citoyens égaux de l’État, je serai heureuse de signer un contrat pour un traduction en hébreu. Mais, tant que ce système d’apartheid ne sera pas tombé, je ne ne ferai pas de transactions commerciales avec des Israéliens. »

Mon agente doit avoir montré cette lettre à l’éditeur israélien, parce qu’ensuite, j’ai reçu le courrier suivant :

« Auriez-vous l’amabilité de bien vouloir transmettre ma lettre à Susan Abulhawa :

Les éditions [nom de la société occulté] partagent votre espoir de voir un jour disparaître le système d’apartheid. Notre plus grande joie serait de pouvoir assister à la création d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël. Puisque notre profession traite de livres, notre façon de concrétiser ce rêve consiste à essayer d’élargir l’horizon de nos lecteurs. Nous sommes constamment à la recherche de voix intéressantes en provenance du monde arabe et musulman. Personnellement, j’ai lancé la publication de [titre du livre et nom de l’auteur occultés] voici quelques années et j’ai également publié l’an dernier [nom du livre occulté], de l’écrivain iranien [nom de l’auteur occulté] afin d’élargir le champ d’intérêt du public. J’ai pensé que votre voix pouvait être importante pour nos lecteurs. Le dialogue m’a toujours semblé la seule méthode.

Dans l’espoir d’un avenir de dialogue et de paix.

Avec mes meilleures pensées,

[nom occulté]  »

Je lui ai répondu directement :

« Chère [nom occulté],

J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je vous écrive directement. Cela me paraît plus facile ainsi.

Je respecte ce que vous essayez de faire. Si je crois qu’il conviendrait de faire des efforts afin d’intéresser le public israélien à l’existence des Palestiniens autochtones non juifs opprimés par l’État, je ne pense toutefois pas que ces efforts incombent aux Palestiniens. Je ne crois pas davantage qu’il peut y avoir un dialogue alors qu’il existe un tel déséquilibre manifeste de pouvoir. Il peut y avoir d’autres mots pour désigner un tel échange, mais le mot « dialogue » n’est pas celui qui convient.

Ce n’est pas une décision facile que de refuser de voir mon œuvre traduit en hébreu, avant tout parce que l’hébreu, comme l’arabe, est une langue propre à la Palestine et qu’elle y était parlée par les Juifs palestiniens bien avant la création d’Israël. Mais l’existence actuellement d’un État partisan de l’idéologie de la suprématie raciale, qui abolit les droits de millions d’autochtones non juifs, aussi bien en Israël qu’en exil, est la raison pour laquelle je ne puis, en toute conscience, participer à la moindre initiative (sauf lorsque je n’ai pas le choix, comme au passage d’une frontière, etc.) susceptible de normaliser l’exclusion et les privilèges ethniques et religieux.

Il se peut qu’il viendra un temps où je pourrai voir les choses différemment, peut-être à la façon de mon ami [nom de l’auteur occulté], que j’aime, respecte et admire, que nous soyons d’accord ou pas. Mais, en attendant, je me vois obligée de décliner respectueusement votre aimable proposition et j’espère que vous me comprendrez.

Avec mes sentiments chaleureux,

Susan »

Et voici sa réponse, qui fut la dernière de cet échange épistolaire :

« Chère Susan,

Merci beaucoup d’avoir écrit. Le déséquilibre du pouvoir requiert une asymétrie dans l’acte de la parole. Je sens que ma tâche consiste à écouter. « Je comprends très bien » serait un cliché. Pour être plus précise – je puis vous dire que je ne prends pas du tout mal votre refus.

Très, très bien à vous, [nom occulté]  »

Je crois que s’engager avec des institutions ou sociétés israéliennes confère de la légitimité à un État ethnocratique dont les principes fondateurs s’appuient sur la priorité de droit, les privilèges et la suprématie au nom de considérations ethniques et religieuses.

Des noms célèbres, naturellement, ont plus d’impact.

Mais la seule légitimité qu’Israël pourrait vraiment revendiquer doit venir de sa population autochtone.

C’est la raison pour laquelle ils demandent en permanence aux Palestiniens de reconnaître leur droit à l’existence dans une nation exclusivement juive.

Ce ne sera que lorsqu’il bénéficiera de la reconnaissance des héritiers légaux, historiques et culturels qui appartiennent à cette terre depuis des siècles (au moins), qu’Israël pourra revendiquer sa quête de légitimité.

Leur revendication portant sur la Palestine, sur nos maisons, notre histoire et notre héritage, sur notre culture et notre nourriture, sur nos chants et contes originaux, s’est exprimée par la force des armes et par la terreur, et c’est bien là la façon d’agir de toutes les entreprises coloniales d’implantation.

Comment pourrais-je vendre les droits de mon roman à un peuple qui a détruit notre société ?

À un peuple qui m’a jusqu’à interdit de visiter mon pays ?

À ceux qui parlent avec tant de suffisance du droit à posséder une terre qui a été nourrie par les cadavres de nos ancêtres ?


Susan Abulhawa est née en 1967 en Palestine, de parents réfugiés de la guerre des Six-Jours.

Élevée en partie au Koweït, en Jordanie et dans la partie occupée de Jérusalem-Est, elle vit maintenant aux États-Unis. Susan Abulhawa est l’auteur de « Les Matins de Jénine » (édité en français chez Buchet-Chastel en 2008), qui a remporté le Best Book Award 2007 dans la catégorie Fiction historique.

Elle est commentatrice politique, activiste pour les droits humains et fondatrice d’une organisation internationale pour la défense des enfants.

Son premier recueil de poésie « My voice sought the wind » est publié en 2013 chez Just World Books.

Sa deuxième publication en français, « Le Bleu entre le ciel et la mer » (« The Blue between Sky and Water »), est édité chez Denoël, en 2016


Publié le 16 décembre 2020 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal

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