TRIBUNE
Le professeur émérite en droit des médias Dirk Voorhoof estime que la plainte pour antisémitisme contre l’écrivain Dimitri Verhulst, suite à une tribune récente publiée dans De Morgen, est déplacée et grotesque.
Selon le professeur, il n’y est nullement question d’incitation à la haine. Le fait que le Forum des organisations juives brandit la menace d’une procédure pénale peut avoir un effet dissuasif sur le débat public et sur le droit à la critique dans la question israélo-palestinienne, déclare-t-il.
Le Forum des organisations juives (FOJ) a fait savoir qu’il allait introduire une plainte contre l’écrivain Dimitri Verhulst, suite à une tribune publiée récemment dans De Morgen. Dans cette tribune intitulée « Il n’y a pas de terre promise. Il y a une terre volée », Verhulst formulait une critique à l’égard d’Israël et son oppression violente des Palestiniens, accompagnée d’une pique à l’adresse des Juifs en tant que peuple élu.
La tribune était motivée par la publication d’un recueil de douze récits palestiniens de science-fiction qui se déroulent tous en l’année 2048, c’est-à-dire un siècle exactement après la fondation de l’Etat d’Israël et la partition de la Palestine de l’époque. Verhulst déclare être resté sans voix à la lecture de ces récits saisissants de ses collègues palestiniens, qui vivent et écrivent par ailleurs entre deux attaques de missiles et l’estomac vide. De la science-fiction en provenance d’un pays… sans futur.
Pour les Palestiniens, il n’y a pas de terre promise, mais bien une « terre volée » et des « vies volées ».
Verhulst fait allusion aux plus de 10.000 Palestiniens qui, depuis le début de ce siècle, ont été tués « par des balles israéliennes qui ne connaissent pas les dix commandements ».
Verhulst exprime son mépris pour la façon dont l’Etat d’Israël – et, par extension, le peuple juif – colonise les Palestiniens. Il écrit d’un ton sarcastique : « Parce que Dieu a Ses favoris et qu’il sied donc que Ses élus aient leurs privilèges, les Palestiniens ont été chassés de leurs foyers en 1948 au profit des petits chouchous de Dieu. Moïse l’avait bien noté, le peuple élu devait aller là et nulle part ailleurs, donc cela avait son poids, comme argument. »
Et, un peu plus loin, Verhulst ajoute : « Il est pénible de discuter avec des élus. Dès qu’on aborde Israël et le sort des Palestiniens, ils vous regardent comme si vous aviez souscrit personnellement à l’Holocauste, ce qui, vous concernant, est d’une inégalable absurdité et, secundo, constitue une attitude à la Calimero bien trop lisse pour vous donner envie de continuer à les opprimer. »
Ce sont ces passages qui hérissent le FOJ et qui, selon ce dernier, constituent une expression d’antisémitisme et une insulte à l’encontre du peuple juif. Le Forum insiste sur le fait qu’il est permis de critiquer l’Etat d’Israël, mais que cette critique ne peut porter sur le « peuple juif en tant que peuple ». Selon le FOJ, l’allusion au caractère élu du peuple juif comme légitimation de l’oppression des Palestiniens est une allégation qui vise non pas la politique de l’Etat d’Israël, « mais bien les Juifs en tant que peuple ».
De la sorte, estime le FOJ, les limites de la liberté d’expression ont été dépassées et cela justifie donc la plainte pénale via laquelle le Forum vise une condamnation judiciaire de Verhulst, sous forme d’une amende en espèces ou d’une peine de prison (conditionnelle). D’après le FOJ, ce que Verhulst exprime dans sa tribune est « purement et simplement antisémite : une insulte adressée aux Juifs en tant que peuple ».
Insulter un peuple n’est pas punissable
Soyons clairs tout de suite : le droit pénal belge ne comporte aucune pénalisation de l’antisémitisme ni de la profération d’insultes à l’adresse d’un peuple. Seules des personnes à titre individuel peuvent introduire une plainte pour insulte, ou calomnie, ou atteinte à l’honneur, en conformité avec les articles 443-448 du Code pénal : insulter un peuple (les Chinois, les Américains, les Britanniques, les Arabes, les Juifs, les Wallons, les Hollandais, les Flamands…) n’est donc pas punissable.
La loi n’interdit pas non plus les expressions qui dénigrent ou créent des stéréotypes ou encore qui pourraient contenir une connotation raciste. La loi contre le racisme sanctionne toutefois la diffusion d’idées s’appuyant sur la supériorité ou la haine raciale et de propos qui, consciemment et en public, incitent à la discrimination, la ségrégation, la haine ou la violence envers un groupe de personnes ou une communauté sur base de leur nationalité, leur origine, leur provenance nationale ou ethnique ou leur prétendue race.
La loi contre la discrimination comporte une pénalisation similaire, entre autres lorsque l’incitation à la haine, la violence ou la discrimination est liée à la foi ou aux conceptions philosophiques. A plusieurs reprises, la Cour constitutionnelle a insisté sur le fait que ces dispositions pénales devaient être interprétées dans le cadre strict de la liberté d’expression et que seule l’incitation consciente et manifeste à la haine, la discrimination ou la violence entrait en ligne de compte pour une condamnation.
La loi contre le racisme punit toutefois les propos qui incitent, consciemment et en public, à la discrimination, la ségrégation, la haine ou la violence envers un groupe de personnes ou une communauté.
Cette législation a effectivement constitué la base aussi de condamnations pénales en Belgique suite à des incitations au racisme, à la discrimination et à la xénophobie (comme la condamnation des ASBL du Vlaams Blok et celle du président du FN, Daniel Féret) et suite à l’incitation à la haine et à la violence envers des non-musulmans (comme la condamnation de Fouad Belkacem). Ces condamnations pénales étaient certainement légitimes et elles sont restées inchangées devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
Mais, dans chacun de ces cas, il s’agissait donc bel et bien d’une incitation très consciente, explicite, insistante et répétée, via divers forums ou via internet, à la haine, la violence ou la discrimination envers un groupe ou une communauté en raison de son origine ou de sa foi, avec chaque fois aussi, donc, la caractéristique que cette violence ou cette discrimination serait transformée en action. Ce n’est que dans ce contexte et sous ces conditions qu’une ingérence dans la liberté d’expression peut être justifiée comme « nécessaire dans une société démocratique ».
Pas de délit de haine
La tribune de Dimitri Verhulst qui attire l’attention sur une série de récits d’auteurs palestiniens et qui, ce faisant, fait référence aux situations inhumaines régnant en Palestine et aux actions violentes d’Israël contre le peuple palestinien, ne peut que difficilement être considérée comme une forme d’incitation à la haine, la violence ou la discrimination envers le peuple juif. Il est tout bonnement grotesque de voir le moindre propos punissable dans l’allusion à Moïse, au caractère élu du peuple juif, à la politique des Nations unies concernant la partition de la Palestine en 1948 et à l’oppression des Palestiniens.
L’allusion au peuple juif en tant que peuple élu de Dieu n’est certes pas une réflexion géopolitique subtile à propos de la politique scandaleuse d’Israël à l’égard des Palestiniens, mais elle ne fait toujours pas pour autant de la tribune de Verhulst un délit de haine. Par ailleurs, Israël est bel et bien un Etat démocratique où c’est chaque fois la population qui élit les dirigeants qui sont responsables de la politique israélienne dans la question palestinienne. Ce qui, naturellement, n’implique pas que tous les Juifs sont des sionistes.
Quoiqu’il en soit, il serait préférable de ne pas attaquer directement l’auteur d’une tribune de presse avec une menace de procédure pénale, suite à une réflexion critique sur le sort des Palestiniens. Toutefois, quelle que soit l’intention qui la sous-tend, ce genre de menace de procédure a effectivement un impact des plus néfastes sur la liberté d’expression et sur le droit à la critique dans le cadre des analyses critiques traitant de la question israélo-palestinienne.
Dans ce cas, il est question de chilling effect, un effet dissuasif sur le débat public, dans lequel s’échangent des jugements de valeur et des propos qui peuvent inquiéter, blesser ou heurter, ou qui comportent des éléments outranciers ou provocants.
Cela doit pouvoir avoir lieu, sur un forum public : certains groupes peuvent se sentir insultés, mais ils ont aussi le droit d’exprimer leur mécontentement à ce propos… dans le cadre du débat public. La lutte contre le racisme et la xénophobie, et donc contre l’antisémitisme aussi, est sans nul doute une priorité sociétale importante où, dans certains cas, il peut être indiqué de faire appel au droit pénal.
Mais agiter des menaces de procédure pénale suite à la publication de la tribune de Dimitri Verhulst est dans ce cas déplacé et grotesque, parce que cette tribune ne présente en aucun cas les caractéristiques d’un délit de haine. Il est hautement préférable que nous sauvegardions la liberté d’expression dans ce pays et que nous gardions ouvert le débat public.
La poursuite en justice de l’incitation au racisme, à la violence, à la discrimination et à la xénophobie ne pourra se faire de façon très sélective que dans des cas de manifeste et de diffusion répétitive d’idées et de points de vue qui désirent restreindre les droits fondamentaux d’individus ou de groupes de notre société sur base de leur origine, nationale, religion ou philosophie. Avec sa plainte contre Verhulst, le Forum des organisations juives bagatellise la gravité de cette problématique.
Publié le 6/8/2019 sur VRT NWS
Traduction : Jean-Marie Flémal
Dirk Voorhoof est professeur émérite en droit des médias à l’Human Rights Centre de l’Université de Gand.
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Le point de vue du journal De Morgen
« Le débat se retrouve au point mort »
Le rédacteur en chef de De Morgen, Bart Eeckhout, ne voit rien à redire à la tribune de Dimitri Verhulst.
« D’accord, elle était formulée dans un langage cinglant, mais c’est également ce que nous attendons de nos éditorialistes », déclare-t-il.
Le journal soutient donc résolument Verhulst. « Le ton de la tribune est dur et cinglant, la formulation très pointue », reconnaît Eeckhout. « Et, de ce fait, çà et là, des gens se sentiront heurtés, mais cela fait partie du débat. Ce que je trouve plus vicieux, c’est cette façon systématique d’introduire des plaintes. De la sorte, le débat est absolument mis au point mort et toute critique est rendue impossible. »
Sur le site de De Morgen, au-dessus de la tribune, figure déjà une sorte de bannière faisant état de la plainte. « Demain, dans le journal, nous publierons également un article dans lequel nous donnerons la parole aux deux parties », peut-on lire.
Eeckhout insiste sur le fait que, ces prochains jours, la tribune va connaître une seconde vie sur les sites d’information de la droite à l’extrême droite, tel ThePostOnline, aux Pays-Bas. « Ce site est proche de Thierry Baudet et de Geert Wilders et il a l’habitude de considérer toute prise de position en faveur des Palestiniens ou des musulmans comme un outrage. Pour nous, c’est une raison de plus de ne pas céder. »
(Publié le 5/8/2018 sur Het Laatste Nieuws – Traduction : Jean-Marie Flémal)
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