La génération de la Nakba
La révolution palestinienne a été générée par les hommes et les femmes qui ont vécu l’expérience de la Nakba (la catastrophe). Ces révolutionnaires se sont identifiés en tant que « génération de la Nakba » et leur monde ne peut être compris qu’à la lumière de cet événement fondamental.
À l’instar de toutes les tragédies collectives, il est possible d’approcher la Nakba de diverses façons.
Le plus généralement, elle se définit selon les termes du nombre de personnes déracinées de leurs foyers : l’expulsion et la dépossession par la force d’entre 750 000 et 950 000 Palestiniens ; l’expropriation violente de 78 % de leurs terres d’origine par des colons juifs européens arrivés de fraîche date ; la mort de plus de 12 000 Palestiniens en 1947 et 1948, sans parler de dizaines de milliers de blessés ; le massacre de centaines de villageois et de citadins dans quelque trois douzaines de localités.
Pourtant, ces chiffres ne rendent pas le sens de la Nakba, que l’on saisit mieux aujourd’hui par le biais des milliers de récits et souvenirs oraux qui ont été enregistrés, filmés, retranscrits et publiés à propos de cette période.
Chacun met en lumière la nature séminale de l’événement et l’impact écrasant de la Nakba sur les existences de ceux qui l’ont subie. Parmi ces histoires, il y a une spécificité du côté des souvenirs révolutionnaires. Non seulement, ils décrivent les moments marquants de la destruction individuelle et collective des habitations et de la société, mais ils nous permettent de comprendre l’importance cruciale de l’expérience de la dépossession dans la formation de la conscience révolutionnaire palestinienne.
Les premiers comptes rendus ici proviennent de Salah Khalaf (Abu Iyad) et de George Habash (Al-Hakeem), deux jeunes hommes qui allaient devenir des révolutionnaires de premier plan.
Leurs souvenirs nous donnent un aperçu de leur socialisation secondaire d’avant la Nakba.
Les deux hommes étaient impliqués dans des activités anticoloniales alors qu’ils étaient étudiants respectivement à Jaffa et à Lydd et leur engagement prit la forme de mobilisations occasionnelles au sein des structures de résistance déjà présentes en Palestine durant la période du Mandat britannique.
Dans le cas d’Abu Iyad, cela se vit dans sa participation à la section Ashbāl (Lionceaux) de l’organisation al-Najjada, un genre d’activité patriotique pour boy-scouts. Quant à Habash, cela se révéla dans sa participation à des grèves scolaires et des manifestations nationales.
De façon plus significative, les deux comptes rendus illustrent qu’une tragédie nationale affectant un peuple tout entier fut vécue et perçue à un niveau on ne peut plus intime. Ni Khalaf ni Habash n’avaient entendu parler de ces événements à la radio, dans les journaux, ou même dans la bouche d’un parent, grand-parent ou autre membre de la famille : ils vivaient eux-mêmes au beau milieu du désastre collectif qui se déroulait.
Le répertoire factuel de la Nakba prend rapidement de l’extension et les chercheurs déterrent aujourd’hui des atrocités dont le souvenir jusqu’ici avait été laissé de côté. Ces moments de profonde perte nationale ont changé les vies d’un grand nombre de futurs dirigeants et cadres palestiniens.
Ses mémoires reflètent les angoisses et les inquiétudes qu’ils a vécues en apprenant le massacre alors qu’il recevait une formation militaire en Syrie, ainsi que les marques profondes que ce massacre a laissées au sein de sa famille et en lui-même.
L’une des personnes mentionnées dans cette source est Abd al-Qadir al-Husayni, qui a perdu la vie lors de la bataille pour la Palestine.
De telles figures emblématiques ont été vénérées tant à l’échelle nationale que dans le monde arabe élargi et elles avaient une stature que l’on peut retrouver dans n’importe quel compte rendu macro-historique. Toutefois, l’expérience de la Nakba peut également être abordée très utilement d’un point de vue micro-historique.
À un niveau local, les souvenirs de résistance étaient liés à des expériences tant locales que nationales. La plupart des combattants (particulièrement dans les districts ruraux) n’ont pas publié de souvenirs, mais leurs récits ont circulé oralement, créant ainsi la base d’une littérature de plus en plus étoffée de récits palestiniens locaux.
Ce genre de sources fournissent une riche description de la vie des hommes et femmes des campagnes – que l’on négligerait, autrement – en retranscrivant la résistance de ceux qui y ont combattu et vécu, de même que les noms de ceux qui ont perdu la vie.
Un thème récurrent, dans ces comptes rendus, est l’imagination et l’inventivité des combattants pour mettre au point des méthodes de résistance, vu les forces sionistes supérieures et le soutien inadéquat de l’armée arabe.
Pour de nombreux futurs révolutionnaires qui allaient grandir dans les camps de réfugiés au cours des années 1950, ces récits de combattants en provenance de leurs propres villages ont eu une influence profonde sur leurs conceptions du monde et sur leurs choix futurs.
Tout aussi influent, il y a eu un sentiment d’impuissance politique et militaire qui a accompagné l’expérience de la dépossession.
Les Palestiniens manquaient d’organisations, d’armes ou de formation adéquates pour affronter l’ampleur de l’offensive militaire lancée contre eux.
Cette situation plus qu’embarrassante allait engendrer l’élan vers un engagement révolutionnaire futur davantage organisé et qui aurait pu être à même de fournir des moyens concrets en vue d’annuler la dépossession de leurs foyers.
L’absence d’organisations puissantes et efficaces à la veille de la Nakba était imputable à une diversité de facteurs.
Le plus important (et tel que l’avait remarqué Abu Iyad) était l’élimination complète de toute activité politique organisée par le pouvoir colonial britannique lors de la révolte palestinienne de 1936-39, qui avait très gravement affaibli la capacité palestinenne de résistance en 1948.
Pourtant, il y avait eu une résistance répandue : Comme le montrent les mémoires d’Ahmad al-Yamani (Abu Mahir), un effort énorme avait été accompli aux niveaux locaux pour affronter la crise existentielle vécue alors par les Palestiniens.
Cette initiative avait finalement échoué en raison d’une conquête militaire irrésistible et, en fin de compte, tous les habitants du district avaient été forcés de quiter la Palestine. Avant d’être expulsés, certains avaient été envoyés dans des camps de travail forcé, comme la chose est décrite ici, ou contraints d’agir en tant que serviteurs des combattants sionistes.
La direction des notables urbains ne possédait ni le matériel ni l’appui militaire nécessaire pour empêcher cette destruction nationale, pas plus qu’elle n’avait les capacités politiques de représenter son peuple ou de garder son pays intact.
Le gouvernement avait été instauré le 22 septembre 1948, à l’époque où la Nakba battait toujours son plein. Bien que sa capitale officielle ait été Jérusalem, son quartier général de fait se trouvait à Gaza, avant de déménager pour le Caire (sous les pressions égyptiennes). Son président (Haj Amin al-Husayni), son Premier ministre (Ahmad Hilmi Abd al-Baqi Pasha) et son cabinet de ministres étaient toutes des personnes en provenance d’un contexte de notables urbains.
En théorie, cette institution (reconnue par les États de la Ligue arabe, sauf la Jordanie) disposait d’un mandat qui couvrait la totalité de la Palestine.
Toutefois, à la fin de la guerre, l’État d’Israël venait de s’établir sur 78 % du territoire de la Palestine sous mandat britannique ; les 22 % restants du pays étaient désormais désignés sous l’appellation de « Cisjordanie et bande de Gaza ».
Les Palestiniens restés dans les territoires perdus en 1948 étaient maintenant soumis au seul pouvoir militaire israélien, très strict, et à la loi martiale, alors que la Cisjordanie était annexée au Royaume hachémite de Jordanie.
Seul un très minuscule coin de la Palestine, la bande de Gaza, relevait théoriquement de la compétence du Gouvernement pan-palestinien. Même là, toutefois, le contrôle politique, militaire et financier était fermement détenu par l’administration égyptienne.
Ainsi donc, à la fin de la guerre de 1948, la Palestine avait été effacée de la carte politique.
Sous des conditions aussi extrêmes de domination coloniale et régionale extérieure, le Gouvernement pan-palestinien s’avéra incapable de faire progresser la cause de son peuple.
La revendication centrale des réfugiés palestiniens – pouvoir regagner leurs foyers et terres – fut totalement rejetée par le nouvel État israélien.
Un nombre infime de réfugiés revinrent en fraude dans leur pays et, parmi ceux-ci, des personnages politiques affiliés au Parti communiste, comme Émile Habibi et Émile Touma.
Ils allaient devenir des dirigeants en vue dans les rangs des Palestiniens qui étaient restés dans les frontières de l’État israélien nouvellement créé.
Les retombées politiques et humanitaires de la guerre de 1948 provoquèrent des transformations majeures dans la pensée politique régionale, quand les intellectuels arabes commencèrent à être aux prises avec les implications cataclysmiques de l’issue de la guerre.
Ce texte classique, publié en août 1948, fut écrit par Constantin Zureik, un professeur syrien à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et l’un des plus éminents intellectuels arabes du milieu du 20e siècle.
C’est ici que le mot « Nakba » fut pour la première fois utilisé pour décrire la série d’événements qui se déroulèrent en Palestine de 1947 à 1948.
Ces événements ne furent pas catastrophiques que pour les Palestiniens, écrivait Zureik, mais aussi pour l’ensemble des Arabes.
Selon lui, la catastrophe fut provoquée par l’absence d’une structure politique moderne qui aurait pu libérer le monde arabe de la domination et du contrôle de l’étranger.
Par conséquent, inverser la Nakba requérait une unité politique et territoriale arabe, de même qu’une modernisation économique et sociale.
Cette grande transformation, aux yeux de Zureik, ne pouvait s’opérer que par le biais d’une jeune élite révolutionnaire possédant un profil social et politique modernistes et des crédits moraux absolument sans tache.
Selon la perspective de l’histoire révolutionnaire palestinienne, les passages peut-être les plus importants ici concernent la démarche critique que cette élite devait entreprendre et qui consistait à « s’organiser et s’unifier en partis et organisations bien définis ».
La théorie de la transformation révolutionnaire articulée par Zureik s’inscrit dans la tradition avant-gardiste bien établie de la pensée politique moderne.
Ce qui concerne le plus la génération de la Nakba, c’est l’immense impact de cette théorie sur la scène politique arabe.
L’un des effets immédiats et directs du livre fut l’instauration à Beyrouth d’un groupe qui prit finalement le nom de Mouvement des nationalistes arabes (MAN).
La lecture suivante provient des mémoires de l’un de ses fondateurs, Ahmad al-Khatib, un Koweïtien qui, en 1948, était encore étudiant en médecine. Al-Khatib faisait partie d’un cercle d’étudiants originaires de divers pays arabes et auquel appartenaient également George Habash, Wadi Haddad et Hani al-Hindi. Tous étaient étroitement liés à Zureik et profondément influencés par son ouvrage « La signification du désastre ».
Donnant un sens au développement intellectuel de ce groupe, les mémoires d’Al-Khatib montrent comment le but d’inverser la Nakba les poussa, lui et ses camarades, à chercher la transformation de la réalité politique arabe en créant un réseau clandestin opérant à travers toute la région.
Al-Khatib mit en place la branche koweïtienne de ce réseau, qui allait bientôt devenir le mouvement politique le plus important de ce pays et une base solide pour l’action populaire pan-arabe orientée vers la libération de la Palestine.
Al-Khatib faisait partie d’une génération de gens qui comprenaient que la cause de la Palestine leur appartenait autant à eux qu’au peuple palestinien. Toutefois, son expérience de la Nakba était plus directe que celle de la plupart des autres membres de sa génération.
Le temps qu’il avait passé comme volontaire médical au camp palestinien d’Ain al-Hilweh, dans le Sud du Liban, l’avait rempli de frustration vis-à-vis des « sionistes, des pays qui les soutenaient et des partis et pays arabes qui avaient tourné le dos aux Palestiniens ».
C’est cette frustration qui fournit l’élan nécessaire pour préparer une voie influencée par l’héritage de l’ancienne génération des révolutionnaires palestiniens.
En compagnie de George Habash et de Wadi Haddad, al-Khatib allait régulièrement rendre visite à un ancien combattant blessé, Ibrahim Abu Dayya.
Ce dernier leur enseignait des chants patriotiques et partagea avec eux et de façon très détaillée sa solide expérience de lutte armée.
Il avait participé à la révolte de 1936, mais avait réellement acquis sa célébrité et sa disctinction lors de guerre de 1948, lorsqu’il était un commandant militaire important auréolé de sa fameuse victoire à la bataille de Surif.
Grièvement blessé après avoir été frappé par sept balles lors d’une attaque réussie contre Ramah Rahil, il finit par se retrouver à l’hôpital de l’AUB à Beyrouth.
La nouvelle de sa mort en mars 1952 fut l’occasion d’un éloge funèbre dans le quotidien récemment créé (à l’époque) al-Tha’ar, le tout premier organe de presse du Mouvement des nationalistes arabes.
C’est à ce moment que la jeune génération de révolutionnaires fit le vœu, pour honorer sa mémoire, de faire revivre la lutte en s’inspirant de son riche héritage historique.
Alors qu’on se souvient du nom de personnages proéminents comme Abu Dayya, les gens ordinaires impliqués dans la lutte pour la Palestine ont continué à vivre sous des formes collectives, comme dans la littérature, par exemple.
Leurs expériences ont été reconstituées dans les travaux d’auteurs révolutionnaires comme Samira Azzam, qui avait vécu la Nakba alors qu’elle avait 20 ans et qui était devenue active au sein du groupe Voie du retour (Front de libération de la Palestine), dans les années 1960. Sa nouvelle, Bread of Sacrifice (Le pain du sacrifice, 1960) approche la Nakba du point de vue de la résistance urbaine palestinienne.
Située à la veille de la chute de Haïfa, le 22 avril 1948, l’histoire est soulignée de motifs romantiques et culmine par une fin tragique.
Pourtant, ici, la tragédie révèle des griefs permanents qui sont sources d’une relance de la mobilisation.
De façon significative, cette mobilisation compte autant sur les contributions des femmes que sur celles des hommes.
Comme l’explique clairement l’héroïne d’Azzam, Su’ad : être confrontée à la Nakba a été un besoin humain naturel et essentiel, vécu quel que soit le genre, qu’on soit homme ou femme, et défier l’autorité du père a été la première démarche vers la participation des femmes à la lutte révolutionnaire pour le retour chez soi.
Au-delà de son impact caractéristique sur les mouvements politiques de base palestiniens et arabes, la Nakba a également modelé l’expérience d’une génération de dirigeants arabes qui, dans les années 1950, ont assumé le pouvoir par le biais de l’action révolutionnaire.
Nombreux étaient ceux qui avaient participé à la guerre de Palestine, en combattant dans les armées de leurs pays à la suite de la déclaration de guerre arabe, en mai 1948.
Le plus célèbre de tous fut Gamal Abdel Nasser, dont la période passée en Palestine influença le cours futur de la révolution palestinienne.
Pour les membres de sa génération, cet événement fut un moment clé qui allait altérer le sort de la région pour les décennies à venir.
Karma Nabulsi est chargée de cours en politique au collège St Edmund Hall de l’université d’Oxford.
Avec son équipe elle a réalisé un cours en ligne sur la révolution palestinienne.
Le cours est disponible sur : The Palestinian Revolution
Le texte ci-dessus est le premier chapitre de la partie
Enseigner la révolution
Traduction : Jean-Marie Flémal
Mise en page + quelques photos et liens supplémentaires : la rédaction de ce site
(*) Poème évoquant le massacre :
Et la plage de Tantoura ment