Relire Ghassan Kanafani au 21e siècle
Haidar Eid
La nécessité de lire la littérature palestinienne, et particulièrement en ce moment, émane de l’importance de rédiger une narration palestinienne.
La majeure partie de la littérature palestinienne est ce que Barbara Harlow appellerait une « Littérature de résistance ».
Notre familiarité avec ce genre de littérature et la connaissance que nous en avons, dans un monde d’après l’apartheid et d’après la guerre froide, ont malheureusement été déterminées par ce que le marché nous offre.
Notre familiarité avec la poésie de Mahmoud Darwich, Samih El-Qasim, Tawfik Zayyad et les romans d’Émile Habibi, Jabra Ibrahim Jabra, Ibrahim Nasrallah et Ghassan Kanafani – pour n’en citer que quelques-uns – est extrêmement pauvre, à tout le moins.
Si ces grands auteurs sont lus, c’est également dans les départements d’études islamiques et moyen-orientales.
Sans nul doute Edward Saïd a-t-il eu suffisamment de chance pour écrire en anglais et être publié aux États-Unis.
Mais je pense également à des manières de contrer la hasbara israélienne.
Prenez, par exemple, ce que disait l’ancien député et directeur général des affaires culturelles du ministère israélien des Affaires étrangères, Arye Mekel :
« Nous enverrons à l’étranger des romanciers et écrivains bien connus, des compagnies théâtrales, des expositions (…) De la sorte, vous montrerez la plus belle facette d’Israël et on ne pensera pas à nous dans le seul contexte de la guerre. »
Permettez-moi de proposer la relecture de deux romans de l’un des écrivains les plus populaires de la littérature arabe, Ghassan Kanafani, dans le contexte même des récents développements en Palestine d'(après) Oslo.
Ses histoires de la lutte d’hommes et de femmes pour se libérer de certaines forces inhumaines d’exploitation, d’oppression et de persécution se rattachent sans aucun doute aux idées, valeurs et sentiments par lesquels des êtres humains, hommes et femmes, colonisés vivent leur société et leur situation existentielle, politique et historique.
Une compréhension des romans de Kanafani requiert une compréhension plus profonde à la fois du passé des Palestiniens opprimés et de leur présent : une compréhension qui contribue à leur libération et à la libération de l’être humain en général.
Il n’est pas difficile pour toute personne qui lit ces deux romans (parmi les tout premiers romans de Kanafani) de remarquer un mouvement progressif, conscient et délibéré vers une réalité dynamique claire : une nouvelle réalité qui nous fait voir ce que nous n’avons jamais vu auparavant, qui nous transporte dans un nouvel ordre tant de perception que d’expérience.
En d’autres termes, les deux romans ont une grande influence artistique qui émerge d’une confrontation à la réalité plutôt que d’une tentative d’y échapper.
Nombre de thèmes et questions compliqués sont récurrents, dans ces romans : l’exil, la marginalisation, la mort et l’histoire. En effet, ces questions ont un rapport avec le rôle de Kanafani en tant qu’écrivain conscient de lui-même et révélant la faiblesse de certains Palestiniens (qui sont du côté des peuples colonisés en général) en préférant la quête de sécurité matérielle au combat pour reconquérir leur terre (Des hommes dans le soleil).
La responsabilité des dirigeants palestiniens quand ils laissent les Palestiniens suffoquer dans le monde marginal des camps de réfugiés est prédite d’une façon étonnante, dans ce roman.
Toutefois, l’univers des divers personnages palestiniens consiste en un mélange de relation poétique et organique avec la terre.
Être séparé de la terre et chercher des solutions individualistes conduit les hommes sous le soleil vers une mort tragique et sans dignité.
Ce qu’explore le roman, alors, c’est la relation dialectique entre les réalités extérieures et intérieures du réfugié palestinien.
Le monde de Tout ce qui vous est resté, d’autre part, est un monde de paralysie sociopolitique qui a besoin de s’ouvrir sur de nouvelles possibilités d’un futur meilleur.
La chose requiert d’effectuer un périple vers la conscience historique : un fait qui prend la guerre de 1948 comme centre d’émergence et image à l’arrêt de la Palestine.
Dans ce roman, on arrive à la conscience historique par le biais d’une transformation collective et individuelle ; et c’est par l’action qu’on atteint le moment réel, significatif de la liberté.
Naturellement, afin d’atteindre la conscience historique, on doit se débarrasser de toute fausse conscience.
Par conséquent, le roman est laissé sans fin, puisqu’il traite plutôt de commencements que d’épilogues, c’est-à-dire de tout un processus dialectique qui n’a pas de fin.
D’où qu’avec le dénouement optimiste, ouvert – quoique violent – de Tout ce qui vous est resté, et l’appel à la révolution dans Des hommes dans le soleil, on conclut que, contrairement à la théorisation de Francis Fukuyama, l’histoire ne peut jamais avoir de fin.
Hamid, le héros de Tout ce qui vous est resté, est un Palestinien opprimé qui cherche sa terre, son histoire et son identité, lesquels lui sont restitués par le biais de sa lutte pour reconquérir sa terre.
Le véritable centre du roman n’est pas seulement Hamid, mais les conditions réelles de la guerre et de l’occupation, qui sont responsables de la perte de la terre/Yafa/la Palestine.
Nous, les lecteurs, sommes amenés à un examen des conditions de persécution et de guerre – y compris l’épuration ethnique de la Palestine par les milices sionistes – responsables de ce désastre ; c’est le comportement même de Hamid que nous sommes invités à observer minutieusement.
Ce sont des événements qui affectent le caractère de Hamid / du Palestinien et il en résulte l’action révolutionnaire de la fin du roman, située en 1965, c’est-à-dire l’émergence de la révolution palestinienne contemporaine.
Avec Kanafani, on se rend compte qu’un monde nouveau est possible, inévitable même, en dépit du deal du siècle de César !
Mais pourquoi est-il nécessaire de relire Kanafani ?
On doit voir l’inconsistance de l’intelligentsia née d’Oslo à l’échelle de celle de la petite bourgeoisie.
C’est pourquoi, finalement, elle s’est révélée conservatrice, parfois même réactionnaire, là où il est question des principaux problèmes, et ce, à l’instar des autres intellectuels arabes traditionnellement « libéraux », et c’est également la raison pour laquelle elle ne tolère aucune réflexion en vue d’observations critiquement conscientes.
L’on ne sera pas surpris que ceux qui n’approuvent pas, par exemple, les critiques acerbes d’Edward Saïd à l’égard des accords d’Oslo, en soient les principaux bénéficiaires.
Ce à quoi ces intellectuels doivent remédier consiste en la nature même des graves problèmes auxquels nous sommes confrontés en ce 21e siècle en Palestine.
De même que nous nous attendons à ce que les « gros bonnets » soient opposés à toute forme de conscience critique, nous nous attendons aussi à ce que l’intelligentsia abonde dans le même sens.
Des programmes alternatifs, tels que ceux proposés par les personnes du même bord que Kanafani et Saïd, ont opéré comme un miroir reflétant l’« Autre » Palestine, la face réelle que nous avons réprimée.
D’où l’intimidation, la colère et l’accusation d’« idéalisme » et de « sentimentalisme » !
Le programme des nouveaux intellectuels montants et « osloïsés » tend à obscurcir les relations de classe et ce qui les légitimise – c’est-à-dire les relations toujours dominantes d’exploitation de la production toujours dominantes – en donnant la primauté morale au nationalisme bourgeois plutôt qu’au concept de classe.
D’une certaine façon, la relecture de Kanafani, à l’instar de celle de Saïd, nous montre comment et pourquoi la structure « intellectuelle » hégémonique d’aujourd’hui ne représente pas un changement radical en termes de relations avec l’occupant israélien, mais plutôt une modification, une adaptation de ces relations.
La conscience politique doit commencer par un rejet des conditions imposées par l’occupation israélienne à la majorité des Palestiniens et, plus important encore, un rejet des miettes qui sont proposées à une minorité choisie afin de la récompenser de son bon comportement !
D’où la nécessité de relire les livres de Kanafani.
Publié le 1er février 2020 sur The Palestine Chronicle
Traduction : Jean-Marie Flémal
Haidar Eid est professeur associé au Département de Littérature anglaise de l’Université Al-Aqsa, dans la bande de Gaza. Cet article fait partie de ses contributions à The Palestine Chronicle.
Œuvres choisis de Ghassan Kanafani traduits en français :
1- Des hommes dans le soleil, éditions Sindbad, 2005, roman présenté et traduit de l’arabe par Michel Seurat (titre original Rijâlun fil-Chams).
2- Retour à Haïfa et autres nouvelles, éditions Sindbad-Actes Sud, 1997, traduit de l’arabe par Jocelyne et Abdellatif Laabi (titre original ‘Aîd ilâ Haifâ).
3- Contes de Palestine, éditions Stock, 1979, nouvelles présentées par Ibrahim Souss.
Source : Ghassan Kanafani (1936-1972)