Mon premier confinement a eu lieu lors de la Première Intifada
Vivre sous confinement en Europe a ravivé des souvenirs de mon enfance à Gaza à l’époque du soulèvement palestinien.
Majed Abusalama, 9 mai 2020
Le 23 mars, l’Allemagne annonçait des mesures à l’échelle de la nation afin de contenir la propagation du coronavirus. Les gens ont reçu le conseil de rester chez eux et les rassemblements publics ont été interdits ; restaurants et cafés ont été fermés. Quelques jours plus tôt, les écoles avaient déjà été fermées elles aussi, suivies par les salles de sport, les cinémas, les musées et autres lieux publics. Et c’est ainsi qu’a débuté la vie sous confinement.
Pour nombre de mes amis allemands, c’était la première fois de leur existence qu’ils vivaient de telles restrictions imposées par le gouvernement. Quant à moi, le confinement à Berlin, où je vis actuellement, m’a ramené des souvenirs de la Première Intifada.
J’étais encore un bébé, en décembre 1987, quand le soulèvement avait débuté au camp de réfugiés de Jabalia, à Gaza, où je suis né. Quand il avait pris fin, j’étais devenu un garçon en âge d’aller à l’école. Confinements, couvre-feux et une variété de restrictions, voilà tout ce que j’ai connu durant les six premières années de ma vie.
L’Intifada avait éclaté après que les soldats israéliens avaient tué quatre Palestiniens à un check-point près de notre camp. Quand des foules de Palestiniens étaient sorties pour protester contre cette tuerie, les soldats israéliens avaient ouvert le feu, tuant un autre Palestinien.
Cette tuerie fut juste l’étincelle ; la raison réelle résidait dans les décennies d’occupation militaire brutale et d’apartheid que mon peuple avait endurées tout en voyant sa terre colonisée par des colons juifs, européens et américains, venant de l’étranger.
La totalité de la Palestine historique se souleva en protestation. Aux gaz lacrymogènes et aux balles israéliennes, les Palestiniens répondirent à coups de lance-pierres et de cailloux. L’armée israélienne d’occupation et des « civils » israéliens tuèrent près de 1 500 Palestiniens, dont plus de 300 enfants.
Face au soulèvement de tout un peuple dont une répression mortelle ne pouvait venir à bout, le gouvernement israélien se mit à imposer diverses formes de confinement dans une tentative de contrôler la population palestinienne, qui avait lancé une longue campagne de résistance de masse.
Il y eut des couvre-feux par intermittence. Les Israéliens les imposaient pendant des jours, des semaines, voire des mois à la fois. Selon Wendy Pearham, une universitaire américaine, au cours de la première année de l’Intifada, l’armée israélienne d’occupation mit diverses communautés palestiniennes sous couvre-feu complet à plus de 1 600 reprises.
Pendant ces couvre-feux, il ne nous était pas permis de sortir. Parfois, nous tombions à court de nourriture, et ma grand-mère et mes tantes risquaient leur vie pour sortir et se mettre en quête de vivres à acheter.
La nourriture était rare, du fait que les fermiers ne pouvaient se rendre aux champs. Bien des récoltes pourrissaient sur pied, puisque personne ne pouvait les moissonner.
Les universités et les écoles étaient fermées, ce qui laissa toute une génération d’enfants et de jeunes Palestiniens en retard dans leur éducation. Nous n’avions pas de parcs, pas de jardins publics où nous rendre et jouer. La plage, elle aussi, avait été « fermée » par les Israéliens.
Mais les nombreuses restrictions, le harcèlement constant et les meurtres permanents ne vinrent pas à bout de l’esprit palestinien. Partout dans la Palestine historique, des comités de résistance populaire furent instaurés qui coordonnèrent diverses activités destinées à occuper le peuple. Mon père, Ismaël, fut impliqué dans l’organisation du comité de notre camp.
Les femmes cultivaient des plantes nutritives à la maison et sur les toits et fondèrent des coopératives agricoles qu’elles baptisèrent les « jardins de la victoire », afin de créer une économie palestinienne autonome et rendre possible le boycott des produits israéliens. Des comités commerciaux organisèrent des grèves ; des comités de santé installèrent des cliniques de bric et de broc ; des comités éducatifs instaurèrent des classes clandestines. Toute le monde contribua à sa façon et selon ses possibilités à aider sa communauté et personne ne fut laissé sans soutien communautaire.
Naturellement, cela exaspérait les Israéliens. Je me rappelle clairement, quand j’avais quatre ans, que des soldats israéliens avaient fait irruption chez nous et s’étaient mis à détruire ce que nous possédions. C’était une punition pour les activités politiques de mon père – et, ce genre de représailles, bien des familles durent les subir à plusieurs reprises.
Mon père était fréquemment interrogé et détenu pendant des semaines, voire des mois à la fois. Lors de l’un de ces épisodes, après un interrogatoire qui avait duré des heures et des heures, un officier israélien lui avait demandé s’il avait quelque chose à dire. Mon père avait répondu qu’il voulait avoir un permis l’autorisant à aller voir ses abeilles. L’officier avait rigolé en disant : « Vous pourriez aller en prison, là, maintenant, et vous pensez à vos abeilles ? » Mon père avait répondu qu’il devait en prendre soin, sinon elles allaient mourir, et que ces abeilles nourrissaient sa famille. Cette fois-là, mon père fut détenu pendant une semaine. Les abeilles ne survécurent pas.
Nous avons fini par dépendre du salaire de ma mère. Elle travaillait comme infirmière dans une clinique de l’UNRWA. Elle devait aller travailler chaque jour, même en temps de couvre-feu, si bien qu’elle avait besoin d’un permis pour franchir les check-points israéliens. Elle traitait de nombreux enfants qui avaient été tabassés ou blessés par les soldats israéliens dans notre camp. Selon l’ONG Save the Children, durant les deux premières années du soulèvement, entre 23 600 et 29 900 enfants demandèrent de l’aide médicale suite à leurs blessures.
Durant l’été 1991, ma mère entra en travail [autrement dit, fut sur le point d’accoucher, NdT]. Du fait qu’il y avait très peu de téléphones dans le camp de réfugiés, à l’époque, nous ne pûmes appeler une ambulance ; de toute façon, aucune ambulance n’avait le droit d’entrer dans le camp pendant le couvre-feu. Par conséquent, ma mère fut obligée d’aller à pied jusqu’à la clinique de l’UNRWA, à un kilomètre de chez nous. Elle fit le trajet en s’appuyant sur l’épaule de ma grand-mère qui, pendant tout ce temps, agita une écharpe blanche, en espérant que les soldats israéliens n’allaient pas leur tirer dessus.
Pas loin de chez nous, des soldats israéliens pointèrent leurs armes sur elles et les firent s’arrêter. Ils se mirent à questionner ma mère sur la raison pour laquelle elles violaient le couvre-feu, même s’il était évident que ma mère allait accoucher ; elle tenait à peine sur ses jambes. « Ce fut un moment effrayant », allait rappeler ma mère plus tard. « J’essayais de protéger mon ventre contre leurs fusils quand les contractions douloureuses avaient commencé l’une après l’autre. »
Finalement, les soldats les laissèrent aller et, le soir même, ma mère donna naissance à ma sœur Shahd. Le lendemain matin, elles bravèrent à nouveau le couvre-feu et rentrèrent à la maison. Tous, nous fûmes heureux de les revoir, elles et ma toute petite sœur.
La vie était extrêmement difficile pour nous, mais mes parents rappellent toujours l’Intifada comme une époque de libération, et ils disent souvent : « Nous n’avons pas renoncé à notre résistance. Nous ne sommes pas devenus des victimes soumises. » Naturellement. Les Palestiniens ont été un exemple de résistance de masse rarement vu, à cette époque.
Et me voici aujourd’hui, trois décennies plus tard, confiné à nouveau – mais d’une façon très différente. On ne tire pas de balles en caoutchouc, de balles réelles ou de grenades de gaz lacrymogène sur les gens qui déambulent dans les rues ; il n’y a pas de check-points ; pas de répression violente du genre de celle que j’ai connue en Palestine.
À l’instar de mes amis allemands, moi aussi, je suis trop anxieux au sujet de la situationen Allemagne mais, la plupart du temps, mon esprit vagabonde du côté de Gaza.
Ma famille vit toujours dans le camp de réfugiés densément peuplé de Jabalia, où la distanciation sociale est impossible. Notre camp compte plus de 113 000 personnes vivant dans une zone qui couvre à peine plus d’un demi-kilomètre carré.
17 personnes ont déjà été testées positives, à Gaza. Les autorités locales et les organisations internationales ont mis en garde contre une catastrophe imminente.
Je puis sentir les préoccupations de mes parents, et particulièrement celles de ma mère, qui travaille toujours à la clinique de l’UNRWA. Elle court un gros risque chaque fois qu’elle se rend au travail, où elle voit des douzaines de personnes quotidiennement. Le système des soins de santé de Gaza a été mis à mal par ces années de siège étouffant imposé à l’enclave par Israël et l’Égypte et par les multiples guerres destructrices menées par l’armée israélienne contre mon peuple. Ce système de soins est extrêmement vulnérable et un développement important du coronavirus se traduirait par un désastre.
Au contraire de l’Allemagne, où le gouvernement allège déjà les mesures de confinement et parle d’un retour à la « normale » à un certain moment du futur, à Gaza, mon peuple se prépare au pire. La mort et la souffrance que cette épidémie pourrait infliger aux Palestiniens constitueront un nouvel ajout à la longue liste de crimes de guerre que les Israéliens ont commis contre nous et elles pèseront lourd sur la conscience de la communauté internationale qui nous a abandonnés.
Ces derniers jours, je me pose une question ; Le monde nous a-t-il oubliés, en ayant accepté que nous vivions dans des conditions inhumaines ? Ou va-t-il faire quelque chose, cette fois, en vue de demander des comptes à Israël ?
Publié le 9 mai 2020 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal
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