Les treize tresses qui se sont évadées d’une prison israélienne
Dans un acte de solidarité, un groupe de jeunes prisonnières palestiniennes ont coupé leurs cheveux et ont déclaré la guerre au cancer du sein et à celui de l’occupation.
Safaa Khatib, 25 novembre 2022
J’avais près de 21 ans et j’étais en terminale d’un programme de sous-graduat en photographie à l’Académie Bezalel d’Art et de Dessin à Jérusalem occupée, quand plusieurs agressions au couteau ont eu lieu dans la foulée de l’assassinat de Muhannad al-Halabi par la police israélienne au début octobre 2015, dans la Vieille Ville.
Les agressions au couteau résultaient de l’escalade de la violence de la police et des colons israéliens contre les Palestiniens, qui atteignit un tournant quand des colons juifs brûlèrent vive la famille Dawabsheh dans son domicile, en pleine nuit, dans le village cisjordanien de Duma. Les victimes étaient un jeune couple, Saad et Rihaam, et leur fils de 18 mois, Ali. Un autre fils, Ahmed, 4 ans, fut grièvement blessé.
Cette même année, Jérusalem-Est assista à la violence quotidienne contre les jeunes hommes palestiniens émanant des forces d’occupation israéliennes, allant de fouilles corporelles humiliantes à des arrestations violentes s’appuyant sur de simples « soupçons » et à des exécutions extrajudiciaires de suspects. Des fidèles palestiniens présents sur les lieux furent eux aussi soumis à des tirs sans discrimination et à munitions réelles ou recouvertes de caoutchouc et à grenades de gaz lacrymogène, à tel point que la porte de Damas ne tarda pas à être rebaptisée la « porte des Martyrs ».
Ni les femmes ni les jeunes filles ne furent épargnées dans cette brutalité. Fatima Hajiji, qui avait 16 ans, fut tuée par les forces d’occupation israéliennes pour avoir prétendument tenté de poignarder un officier de l’occupation en 2017, et Siham Nimr, 49 ans, fut exécutée sommairement au même endroit, à la porte de Damas.
Les prisons israéliennes ont été remplies de Palestinien·ne·s depuis cette période.
Après la fin de mes études, je me suis rendue à Paris afin de présenter mon projet photographique et me mettre à en planifier de nouveaux. Sur les quais de la Seine, j’ai travaillé dans un studio de la Cité internationale des Arts, qui s’était ouvert afin d’aider des artistes palestiniens grâce aux efforts du célèbre poète Mahmoud Darwich et du géant de la critique littéraire, Edward Saïd.
Des agressions contre les corps des femmes
J’ai quitté la Ville Sainte pour une ville qui menace les corps des femmes en tant que « sacrés » à leur façon, comme s’ils étaient des temples de culte. Comme je me rapprochais de femmes qui marchaient sur des tapis rouges à Paris, il devenait de plus en plus difficile de me distancier des corps des femmes blessées et moribondes sur l’asphalte des rues de Jérusalem.
Comment pouvais-je perdre du temps aux Galeries Lafayette, ou déambuler dans les environs de Montmartre, ou visiter le Louvre, alors que des femmes et des filles palestiniennes étaient blessées ou enfermées derrière des barreaux, faisant ainsi du kunafa le seul ingrédient qu’elles pouvaient utiliser – sur du pain sec – dans une tentative d’adoucir une expérience autrement horrible de la souffrance des mains des occupants, et ce, sur base quotidienne ?
Une fois de retour en Palestine, les informations et les scènes de violence ont continué de me hanter. Je ne pouvais plus planifier mon propre avenir ni poursuivre des études plus avancées alors que d’autres jeunes femmes et filles palestiniennes dans les prisons israéliennes luttaient pour obtenir un diplôme d’enseignement moyen supérieur en étant confrontées à des tortures et violences quotidiennes.
Cela devint ma mission de trouver mon propre chemin afin de résister à cette oppression et de libérer ma conscience plutôt que d’observer passivement les sacrifices de mon peuple.
Quand je suis retournée en Palestine, je me suis mise à visiter les maisons des détenues et à apprendre leur histoire de la bouche même de leurs proches. J’ai également rendu visite à celles qui avaient été libérées récemment de prison. Lina al-Jarbouni, originaire du village d’Arraba en Basse-Galilée, a été libérée en avril 2017 après avoir passé plus de 15 ans en prison. On la connaissait sous le surnom de « Doyenne des prisonnières palestiniennes ».
Je l’ai interrogée sur les conditions en prison, particulièrement pour les adolescentes connues sous le nom de « Zahrat » ou fleurs, dans un magazine mensuel que les prisonnières publiaient. Je lui ai demandé comment elle aidait les jeunes femmes et les filles à gérer leurs affaires, à en prendre soin et à alléger leurs souffrances du mieux qu’elle pouvait.
Un acte de solidarité
Tout en bavardant autour de ses expériences en prison, Lina demanda qu’on l’excuse et revint avec une pile de vieux journaux. Il y avait quelque chose de dissimulé à l’intérieur. Elle me demanda d’ouvrir le paquet, ce que je me hâtai de faire.
J’y découvrir 13 tresses de cheveux, chacune nouée avec un fil de soie rose. Des frissons me parcoururent le corps et je me mis à pleurer sans encore avoir compris le fin fond de l’histoire de ces tresses emballées dans de vieux journaux en hébreu.
Lina pouvait identifier chacune de ces tresses sans qu’elles soient marquées :
« Celle-ci est de Marah Bakir ; celle-ci est de Nourhan Awad ; et celle-là de Tasneem Halabi. »
Elle avait coupé les tresses elle-même.
Tout cela avait commencé un jour typique où les filles de l’unité attendaient la diffusion de « Les Prisonniers », une émission d’une station de radio palestinienne dont le signal parvenait à franchir les murs de la prison de Hasharon.
En dehors des lettres qui mettaient parfois des mois à arriver, quand elles arrivaient, et des visites occasionnelles des parents, l’émission de radio était la seule façon de communiquer avec le monde extérieur, puisque les prisonnières écoutaient les messages enregistrés de leurs proches et de leurs amis.
L’émission proposait aussi des annonces, dont une en particulier s’adressait aux filles et aux jeunes femmes en prison. C’était une annonce commerciale de conscientisation sur le cancer du sein qui avait profondément touché les filles qui étaient ainsi impatientes d’aider de toutes les façons possibles. Sans hésitation, elles avaient décidé de donner leurs cheveux aux patients du cancer, avaient coupé des tresses qu’elles avaient liées avec ces fils DMC dont on se sert dans la broderie palestinienne.
Sans la moindre garantie de ce que les tresses atteindraient les organisateurs de la campagne, puisque les prisonnières n’ont pas le droit de faire sortir quoi que ce soit de la prison, la remise en liberté imminente de Lina signifiait qu’elle allait pouvoir emporter les tresses dans ses bagages personnels, et elle promit de faire de son mieux pour les transmettre.
Lina replaça ensuite les tresses dans les journaux et me tendit le tout, sûre de ce que j’allais trouver quelque chose avec ces tresses. J’acceptai à contrecœur et je les gardai emballées pendant des mois, ouvrant le paquet de temps à autre pour vérifier leur état, pas sûre du tout de la façon adéquate de les présenter au monde par le biais de l’art.
L’art, la vie et la résistance
Après de longues réflexions, je décidai de photographier les tresses et de développer les images dans une chambre noire que j’installai dans ma maison, dans le village de Kafr Kanna, utilisant pour ce faire un scanner avec une résolution la plus élevée possible. J’exposai ensuite trois des tresses dans de larges cadres noirs afin de frapper fortement le spectateur par leur agrandissement.
Je cherchai à saisir l’état émotionnel des filles emprisonnées quand elles coupèrent leurs cheveux. En utilisant un scanner à plat, j’éloignai toutes les barrières vers le sujet et même une lentille de caméra qui aurait fonctionné comme une intermédiaire entre les jeunes femmes et le public.
La position des bouches des tresses fournit une illustration métaphorique du corps gisant dans sa cellule, entre la vie dépeinte par la lumière émise du dessous et la mort dépeinte par la noirceur au-dessus de ce « corps », tentant ainsi de le soumettre et de le châtier en prison. Ces tentatives ne parviennent pas à briser les femmes physiquement ou émotionnellement et elles ne font que stimuler leur force et leur résilience.
Dans les profondeurs du confinement solitaire et de l’oppression, les adolescentes incarcérées donnent quelque chose de précieux afin d’aider et encourager d’autres femmes de l’extérieur à combattre pour rester en vie.
Elles ont déclaré la guerre à deux types de cancer : l’occupation oppressive et le diagnostic médical contre lequel ces femmes se battent – en les affrontant tous deux via un simple acte de résilience et de solidarité.
J’ai finalement fait don des tresses, au nom des 13 prisonnières, au Centre Dunia contre le cancer des femmes à Ramallah. Cet acte de leur part a eu de plus en plus d’impact et de signification au fil du temps.
L’exposition, intitulée « La rébellion des tresses », a remporté le prix Jeune Artiste 2018 de la Fondation Qattan, en développant le thème de « la vie comme origine ». La réalisation n’était pas la mienne, toutefois. C’était un don à ces jeunes femmes émanant de l’esprit de l’artiste palestinien décédé, Hassan Hourani.
Chaque année, lors du Mois de conscientisation autour du cancer du sein, des gens du monde entier témoignent leur solidarité avec les patients du cancer, invitant instamment les femmes à chercher très tôt à le détecter et à faire des tests avant qu’il ne tue leurs mères, leurs sœurs, leurs proches et leurs amies.
En octobre 2017, pour incarner cet esprit, des jeunes Palestiniens du camp de réfugiés de Shuafat à Jérusalem occupée se sont rasé la tête afin de rendre plus difficile aux forces de l’occupation d’identifier le perpétrateur à un check-point d’une agression contre une soldate israélienne.
L’occupation se poursuit systématiquement, tuant des hommes aussi bien que des femmes, dans les villes et aux frontières, aux check-points et dans les gares routières, des mains des militaires ou des milices de colons armés.
Depuis plus de sept décennies, les Palestiniens ont combattu le cancer de l’occupation qui afflige tous les aspects de nos existences, y compris nos corps physiques. En tant que tels, nous avons résisté à nos occupants en utilisant toute une variété de méthodes innovantes – avec le corps qui a longtemps servi de premier outil de résistance.
*****
Née à Cana en Galilée, Safaa Khatib vit et travaille dans l’héritage culturel et la restauration à Florence, en Italie. Elle est titulaire d’un diplôme en art (photographie) de l’Académie Bezalel d’Art et de Dessin de Jérusalem (2016), et d’une maîtrise en études cinématographiques de l’Université de Haïfa. Elle a exposé de nombreux projets artistiques en Europe et en Palestine, elle a reçu nombre de récompenses, dont le premier prix Jeune Artiste de l’Année en 2018 décerné par la Fondation Qattan, pour son œuvre « La rébellion des tresses ».
*****
Publié le 25 novembre 2022 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine