Khalida Jarrar : « C’est la foi du paysan qui travaille la terre »
Hind Shraydeh, 11 mai 2020
Bien des gens étaient allés cafter Khalida auprès de son père : « Mieux vaut contrôler la situation avant qu’il ne soit trop tard, Kana’an… On a vu ta fille portée sur des épaules d’hommes et elle scande des slogans dans les manifestations ! »
Dans la société arabe en général et dans une ville conservatrice comme Naplouse en particulier, de tels actes peuvent faire l’objet d’un examen public et voir une jeune femme portée par des hommes qui ne sont pas de sa famille directe peut être perçu comme honteux. Le père de Khalida, propriétaire d’un magasin de jouets où il gagne sa vie pour entretenir sa famille, c’est-à-dire sa femme et ses huit enfants, a dû surmonter ces tabous, une fois qu’il a été informé de la participation de sa fille à des rassemblements politiques contre l’occupation israélienne.
Khalida est née en février 1963 à Naplouse, localement surnommée « Jabal an-Nar », ce qui signifie littéralement « la montagne de feu ». Khalida fait partie de la première génération née chez les réfugiés palestiniens après la Nakba (la catastrophe) (1) de leur peuple, en 1948, quand sa famille fut contrainte de fuir la ville occupée de Bisan.
Khalida est une femme calme et équilibrée. On peut dire d’elle qu’elle est radicale dans ses positions et perspicace dans ses visions, comme le montre sa participation à des questions et activités concernant les problèmes de son peuple. Il n’est pas facile de la provoquer et, à des propos absurdes et irrationnels, elle répond par le sourire tout en faisant preuve d’une saine conviction. Khalida n’est pas seulement membre du Conseil législatif palestinien (CLP), mais aussi une épouse, une mère, une camarade, une amie et une sœur. Elle est également une sorte de « totem pour ceux qui sont seuls », comme le prétendent les gens en détresse qui viennent à son bureau pour lui demander de l’aide.
Aujourd’hui, Khalida Jarrar est connue comme l’une des figures sociales et politiques palestiniennes les plus éminentes. Elle est titulaire d’une maîtrise en démocratie et droits humains et, de 1994 à 2006, elle a travaillé comme directrice d’Addameer, l’association des droits de l’homme et de soutien aux prisonniers. En 2006, elle a été élue comme membre du CLP et désignée comme responsable de la commission des prisonniers. Après cela, elle a été nommée vice-présidente du comité de direction d’Addameer, ainsi que membre du Haut Comité national responsable du suivi de l’accession de la Palestine à la Cour pénale internationale.
L’engagement de Khalida envers la Palestine provient de l’amour de sa famille pour le pays et, en particulier, de sa mère et de son oncle, Qadri Hannoud, qui fut lui-même un combattant de la liberté. Qadri est l’un des fondateurs du Mouvement nationaliste arabe et il fut arrêté, puis, plus tard, déporté vers la Jordanie. Khalida entretenait une relation spéciale avec son oncle avant qu’il ne soit arrêté et déporté. Elle se souvient des moments passés avec lui et, tout particulièrement, de sa prévenance quand elle s’était brûlée dans le cou en renversant une tasse de thé. L’incident et la brûlure étaient devenus un signe irréfutable du lien qui les unissait, de leur relation étroite et de l’influence importante qu’il avait eue sur elle pour qu’elle emprunte la même voie que lui.
Khalida a lutté contre le pouvoir occupant durant la majeure partie de sa vie. La Journée internationale des femmes, en 1989, lui a valu sa première arrestation. Elle en a relaté les détails plus tard, lorsqu’elle avait pu éviter d’être arrêtée par un soldat israélien lors d’une manifestation, juste avant de voir sa sœur Salam se faire harceler par un autre soldat. Khalida n’avait pu faire autrement que de voler au secours de sa sœur et cela s’était terminé par leur arrestation et celle d’une troisième sœur, Nihaya, par les soldats de l’occupation. Au moment où le monde entier célébrait la Journée internationale des femmes, la famille Ratrout (la famille de Khalida) avait dû subir l’arrestation de trois de ses filles, et il s’en était suivi l’arrestation de deux des fils aussi, Khalid et Tareq.
La mesure de répression mentionnée ci-dessus avait été la première expérience de Khalida sur le plan des arrestations, mais elle avait en vivre une deuxième, une troisième et même une quatrième. Aujourd’hui, Khalida est détenue à la prison de Damon, utilisée jadis comme étable pour des animaux. Elle y attend un procès devant un tribunal militaire, et ce, depuis fin octobre 2019, après avoir été enlevée à son domicile huit mois à peine après sa libération suite à 29 mois de détention administrative, c’est-à-dire d’emprisonnement sans accusation ni procès.
Ce jour-là, les soldats israéliens avaient fait irruption chez elle (il convient de faire remarquer que Khalida vit avec son mari, Ghassan Jarrar, et leur fille, Suha, dans une maison située à proximité des quartiers généraux de la sécurité et de la présidence palestiniennes, à Al-Bireh, alors que Yafa, sa fille aînée, vit en dehors de la Palestine) et l’avaient emmenée au Centre militaire de détention d’Ofer, où elle avait été fouillée et interrogée. Après cela, elle avait été transférée en bosta (un véhicule « conçu » pour transporter des prisonniers politiques), dans des conditions très pénibles, à la prison de Hasharon. Elle y avait passé près de trois jours avant d’être ramenée au centre d’interrogatoire de Moskobiyeh, où elle avait été soumise à des interrogatoires musclés. On l’avait transférée une fois de plus à la prison de Hasharon puis, enfin, à Damon. Tous ces transferts avaient été effectués à bord de la tristement célèbre bosta et, durant les trajets, on lui avait chaque fois refusé l’accès à des soins de santé et à des installations sanitaires.
Les autorités d’occupation ont constitué un dossier d’accusation contre Khalida, prétendant qu’elle occupe une fonction importante au sein du Front populaire de libération de la Palestine, une organisation interdite par ordonnance militaire, à l’instar de tous les principaux partis politiques palestiniens. En outre, selon cette accusation injuste et illégitime, depuis le début 2014 jusqu’au moment de son arrestation, elle aurait été responsable des aspects politiques des relations avec les institutions palestiniennes représentant le Front populaire. Bref, il fallait qu’elle soit traînée devant un tribunal militaire en raison de ses activités politiques.
Il vaut la peine de faire remarquer que Khalida a déjà été jugée pour l’accusation susmentionnée en 2015, ce qui constitue une violation flagrante du principe juridique internationalement établi qui dit que la même personne ne peut être jugée deux fois pour la même accusation.
Quand l’occupation éprouve des craintes à l’égard des idéologies
Comme l’explique Ghassan, le partenaire de Khalida dans la vie, l’occupation continue de régurgiter la même excuse pour arrêter et accuser Khalida, c’est-à-dire, selon les Israéliens, son appartenance à une organisation politique « interdite », le Front populaire.
Rappelant la procédure d’une session du tribunal qui s’était tenue en 2015, Ghassan explique que l’avocat de Khalida avait été outré par son arrestation en raison de l’absence de la moindre véritable raison justifiant cette arrestation. C’est alors que le défaite de l’accusation avait été apparente : au moment où le procureur s’était écrié que le danger avec Khalida résidait dans l’influence qu’elle pouvait exercer. « Les manœuvres injustes de l’accusation auxquelles j’ai assisté ce jour-là confirment que l’occupation craint les idéologies et la pure réflexion, et Khalida représente bien un cas, sur ce plan ! », dit-il.
Avec un frisson d’amour et de profond désir dans la voix, Ghassan poursuit :
« Khalida a quelque chose d’intrigant, d’attrayant, de complexe, c’est une femme qui représente la réflexion, la passion, l’émotion et la conscience tout à la fois. C’est une femme politique qui aime profondément son pays mue, elle est l’avocate des défavorisés et des opprimés. C’est une personne sage, à même d’évaluer chaque situation individuellement et d’en faire le bilan, du fait que son bureau est ouvert en permanence à tous les citoyens de toutes les factions politiques et classes sociales. En même temps, Khalida est belle et gentille en tant que mère et épouse. Sa présence nous manque, mais nous sentons qu’elle est avec nous à tout moment, puisqu’elle est la seule et unique personne capable d’assurer la cohésion de cette famille. »
Ghassan est intransigeant quand il exprime l’amour qu’il éprouve pour sa femme. Cela devient palpable dans tout ce qu’il dit à son propos, comme ici : « Khalida est tout pour moi… Elle est l’oxygène que je respire. »
S’il n’y avait les informations par la radio… !
« Nous n’avons pas d’informations sur ma mère en raison de l’arrêt de toutes les visites et audiences de tribunal au début de mars dernier. Nous sommes extrêmement préoccupés à son sujet, puisque les moyens de communication ont été bloqués sauf en transmettant à sens unique nos pensées affectueuses via la radio »,
explique Suha, la fille de Khalida. De plus, c’est devenu particulièrement malaisé après que les services de renseignement de l’occupation ont sorti la décision d’empêcher trois des détenues, dont Khalida, d’encore adresser des appels téléphoniques à leur famille après que les visites ont été supprimées en pleine pandémie du Covid-19. Cela équivalait à une nouvelle escalade dans les mesures punitives contre Khalida et sa famille tout entière.
Suha continue a exprimer ses inquiétudes à propos de sa mère, qui souffre de maladies chroniques, dont un infarctus des tissus cérébraux dû à l’hypoglycémie, une tendance à la coagulation vasculaire et un taux de cholestérol élevé. Elle déclare :
« Ma mère a besoin de check-ups hebdomadaires. Elle a besoin de médicaments anticoagulants et ceux-ci doivent être contrôlés régulièrement puisqu’une surdose ou une sous-dose peut se traduire chez elle par de graves problèmes. Une surdose peut provoquer une hémorragie interne et une sous-dose engendrer des caillots de sang pouvant déboucher sur une attaque, particulièrement du fait qu’elle a des antécédents, avec ces caillots, et qu’elle a déjà survécu à deux attaques dans le passé. Nos inquiétudes sont profondes en raison de l’épidémie de coronavirus et des informations dont nous disposons, à savoir que toutes les visites en clinique ont été suspendues. Et c’est ainsi que nous en sommes à nous demander, en compagnie de mon père, qui s’en fait terriblement pour elle : Quelqu’un lui donne-t-il ses médicaments régulièrement ? A-t-elle des gants, des masques de protection ou des agents stérilisants sont-ils disponibles dans le centre de détention où elle se trouve… en sachant que la prison de Damon, à l’instar de toutes les prisons israéliennes, est dépourvu des conditions minimales indispensables pour vivre en bonne santé ? »
Suha poursuit :
« Il a été beaucoup question que les autorités carcérales fournissent de l’eau de Javel en petites quantités, mais l’eau de Javel n’est pas un agent stérilisant sûr, pour commencer. C’est une substance nocive qui irrite la peau et les poumons et qui peut faire tousser en permanence. Je crains que le corps de ma mère, après deux attaques, ne puisse survivre dans de telles conditions et au milieu d’une pandémie aussi sérieuse que le coronavirus. »
Khalida : une mère de substitution pour les 42 détenues palestiniennes
Suha poursuit :
« Quand j’étais petite, mon père a été arrêté. Il a passé sept ans en détention administrative. J’ai dû apprendre le sens de cette expression très tôt dans la vie. Ma sœur et moi avons dû ouvrir l’oreille en douce pour savoir ce qu’il advenait de lui. Ç’était très douloureux pour nous d’entendre parler des tortures qu’il subissait. Cela nous affectait directement et, j’en suis sûre, indirectement aussi. Une fois qu’il a été libéré, nous avons cru que nous étions désormais à l’abri des arrestations et de leurs ramifications, jusqu’au moment où c’est ma mère, qui a été arrêtée. Son emprisonnement pèse lourdement sur nos cœurs et c’est une douleur qui ne ressemble à aucune autre. J’ai compris que je n’étais pas une femme forte et mûre capable d’absorber la douleur ; ni cet enquêteuse juridique et activiste internationale de premier plan qui pensait qu’elle était protégée par un mécanisme qui contrôle la douleur. En fait, j’ai compris que je n’étais qu’un être humain et que je pouvais être blessée de temps à autre, régulièrement, spécialement quand il s’agit de l’emprisonnement continuel de ma mère. Pourtant, avec tout ce mélange d’émotions, je me sens réconfortée quand j’entends que ma maman est devenue une mère de substitution pour 42 autres détenues politiques qui partagent son sort dans les prisons israéliennes. »
Au cours de sa vie, Khalida Jarrar a été harcelée à de multiples reprises par les forces d’occupation, y compris à l’aide d’une ordonnance qui lui imposait d’être déportée à Jéricho (2) (considérée comme « zone A » selon les accords d’Oslo), et ce, avant sa deuxième arrestation, en 2014. Cette action avait été menée sous le prétexte d’un dossier secret, le même type de document de renseignement utilisé pour ordonner la détention administrative, c’est-à-dire l’emprisonnement sans accusation ni procès. Khalida et sa famille avaient protesté contre cette action en organisant un sit-in qui avait duré 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 pendant un mois, face au siège du CLP. L’ordonnance avait été annulée, mais Khalida avait alors été attaquée en raison de cette victoire et arrêtée pendant 15 mois. En outre, elle est encore à ce jour sous le coup d’une interdiction de voyage et ce, depuis 1998, en représailles pour sa participation aux rencontres préparatoires de la Déclaration universelle pour la protection des défenseurs des droits de l’homme, à Paris.
La mère de Khalida : « Ton plat favori (l’akkoub) est sur le feu. Nous t’attendons. »
Rappelant ses souvenirs à propos de Khaldia, sa sœur Nihaya raconte :
« Tout ce dont je me souviens, c’est que Khalida lisait en permanence ou s’immergeait dans le bénévolat et des activités au sein d’associations estudiantines. Quand elle était petite, elle était toujours intéressée par l’histoire de la Palestine et les romans qui en parlaient. Elle aimait surtout la littérature de Ghassan Kanafani. »
Sa sœur poursuit :
« Khalida est une passionnée, elle aime donner et elle est une dirigeante influente, dans sa communauté. En outre, elle a rompu avec certaines coutumes de la société et rejeté nombre de traditions familiales démodées. Par exemple, quand elle s’est mariée, elle a refusé d’accepter une dot de plus d’un dinar jordanien, instaurant ainsi une nouvelle tradition qui allait être suivie par le reste des femmes de la famille. Chaque étape de sa vie est une histoire en soi. Elle a toujours instauré une approche différente, appelant au développement et au progrès, même parmi nous. Elle a épousé son ami et son compagnon de l’université après avoir vécu une grande histoire d’amour. Leur amour et le soutien mutuel se sont poursuivis et sont restés très forts malgré les difficultés de la vie et les nombreuses arrestations et séparations. »
Enfin, et ce n’est pas le moins important, la mère de Khalida, âgée de 80 ans, et qui a elle aussi, dès son plus jeune âge, milité au sein de l’Union des Comités des femmes palestiniennes, a fait savoir à quel point elle était fière de sa fille. Elle avoue ouvertement à ses enfants qu’elle a une préférence pour Khalida : « Il y a Khalida et il y a les autres », dit-elle.
« Ma fille s’éveille chaque matin en croyant qu’elle a quelque chose à voir dans ce monde et elle cherche vivement à concrétiser cette vision. Voilà comment je l’ai élevée et je continuerai à être fière d’elle aussi longtemps que je vivrai. Je lui dis : »Tu nous manques, ma chère fille, et je veux que tu saches que ton plat favori est sur le feu… Tous, nous attendons ton retour. » »
Notes
(1)La Nakba palestinienne a eu lieu en 1948, quand plus de 700 000 Palestiniens, soit environ la moitié de la population palestinienne, ont été chassés ou forcés de s’enfuir de leurs maisons par les groupes terroristes israéliens.
(2)Selon l’accord d’Oslo signé avec Israël en 1993, la Cisjordanie et la Bande de Gaza ont été divisées en trois sortes de zones différentes (A, B et C), qui sont soumises à des lois différentes, en termes de contrôle. La ville de Jéricho tombe en « zone A », ce qui signifie qu’elle est censée être sous contrôle total de l’AP. Dans la pratique, toutefois, cette zone est sous occupation, exactement comme le reste du territoire palestinien mentionné, sauf que l’occupation israélienne a renoncé à sa responsabilité de puissance occupante dans les questions civiles, comme la santé, l’éducation et le bien-être social.
Publié le 11 mai 2020 sur Samidoun Palestinian Prisoner Solidarity Network
L’article est tiré de la traduction en anglais par Jamileh Abeh d’un article rédigé au départ en arabe et publié dans Hadf News.
Traduction de l’anglais : Jean-Marie Flémal
Hind Shraydeh est une écrivaine qui défend les droits de l’homme. Elle est originaire de Jérusalem occupée, en Palestine. Elle est mariée à Ubai Aboudi, le directeur exécutif emprisonné du Centre Bisan et lui aussi écrivain et chercheur palestinien.
Pour soutenir la campagne d’Ubai pour la liberté, consultez le site Scientists for Palestine (Des scientifiques pour la Palestine) ou écoutez le récent webinaire de Hind et entreprenez les actions décrites ici.
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