Résistance et souvenirs de l’infâme prison de Khiam

Le 25 mai 2000 marque l’anniversaire de la libération du Sud-Liban par la résistance libanaise , après 22 années d’occupation et d’oppression israéliennes

Le 23 mai 2000, 144 prisonniers libanais étaient libérés de la prison deKhiam

Trois mille Libanais ont envahi Khiam, le site des tortures infâmes infligées aux résistants libanais, et ils en ont forcé les serrures à la hache et au pied-de-biche. « Établie en 1985 par les Israéliens sur une colline du village de Khiam, dans le gouvernorat du Sud-Liban, la prison de Khiam était considérée comme l’un des centres de détention et d’interrogatoire les plus impitoyables du Moyen-Orient. Alors que les Israéliens dirigeaient la prison, qui comprenait 67 cellules et plus de 20 cachots d’isolement, ils utilisaient l’Armée du Sud-Liban (SLA), une milice inféodée à Israël et constituée de ressortissants libanais, pour exécuter leurs ordres », a écrit Rana Harbi dans Al-Akhbar.

Plus de 5 000 Libanais, dont 500 femmes, ont été emprisonnés à la prison de Khiam durant ces années. Les Libanais qui participaient à toutes les formes de résistance à l’occupation et à ses forces supplétives étaient brutalement torturés à l’intérieur de la fameuse prison. Après la libération, cette dernière est devenue un musée et un symbole des tortures infligées par l’occupant et de la victoire du peuple libanais et de sa résistance, de sa liberté arrachée dans la lutte et après des années de résistance.

 

 

 


  

En 2006, quand Israël a attaqué le Liban, il a bombardé le site de Khiam, laissant un amas de décombres sur le site de la prison, comme s’il avait tenté de détruire le souvenir de ses tortures – et celui de sa défaite – sauvegardé par le peuple libanais. Toutefois, le souvenir et l’engagement dans la résistance des anciens prisonniers – et ils sont encore nombreux à lutter et à jouer des rôles proéminents dans les mouvements et partis libanais, y compris le Hezbollah et le Parti communiste libanais – et du peuple ne pourront être effacés par le bombardement du site de la prison, pas plus qu’ils ne pourront l’être par la torture, l’enfermement en isolement ou par des années de prison.

La libération de la prison de Khiam n’était pas que symbolique ; elle a constitué un événement central dans la libération du Sud-Liban, de même que la libération des prisonniers palestiniens est un événement central dans la lutte pour la libération de la Palestine. Le peuple et la résistance au Liban continuent à lutter contre l’occupation israélienne des Fermes de Shebaa ; et le peuple et la résistance en Palestine continuent à lutter pour la libération de la Palestine – leur terre, leur peuple et leurs prisonniers après plus de 68 années d’occupation.

La victoire du Sud-Liban et la libération de Khiam restent un anniversaire de libération et une promesse de futures victoires sur la torture, l’oppression et l’occupation.

Les témoignages suivants émanent d’anciens prisonniers détenus à la prison de Khiam et ils ont été recueillis et publiés dans Al-Akhbar par Rana Harbi en 2014 :

Degol Abou Tass

En 1976, à l’âge de 16 ans et pour la première fois, j’ai été arrêté dans mon village, en Palestine occupée. J’ai dit aux Israéliens que j’avais traversé par erreur. Ils savaient que je mentais mais ils n’ont quand même relâché. Mes parents ont fait mes bagages et m’ont forcé à quitter le pays. J’ai découvert plus tard que j’étais le premier citoyen libanais à avoir été arrêté par les forces israéliennes.

Je suis retourné à Rmeish [un village frontalier au Sud-Liban] dans les années 1980, après l’invasion du Liban par Israël. La guerre civile faisait toujours rage à Beyrouth mais, dans le Sud, plusieurs mouvements de résistance, tels le Parti communiste libanais, le Mouvement Amal, le Parti social-nationaliste syrien et bien d’autres factions encore se sont unis contre les Israéliens. Quelques mois après mon arrivée, la SLA a de nouveau frappé à la porte de mes parents. Il me fallait quitter le pays une fois de plus.

Je me sentais malheureux. Je n’ai pas pu rester éloigné bien longtemps. Au début des années 1990, je suis revenu à Rmeish. Tous les groupes armés étaient partis depuis belle lurette. Le Hezbollah dominait désormais la scène de la résistance. J’ai essayé de renouer le contact avec les anciens chefs de milice, mais en vain.

Un jour, un vieil ami d’enfance m’a attiré dans son allée. « Tu veux combattre avec nous ? », a-t-il demandé. Je l’ai regardé sans être trop sûr. « Nous… c’est-à-dire le Hezbollah », a-t-il ajouté. Je suis monté dans sa voiture et nous sommes partis. En 1998, un de mes voisins m’a dénoncé.

« Un chrétien avec le Hezbollah ? Ça, c’est nouveau ! », a dit l’officier israélien qui m’interrogeait. « Ils te paient combien ? Nous te paierons le double… Non, le triple ! Quel est ton prix ? On peut arranger quelque chose », a-t-il poursuivi. Je suis resté silencieux. « OK, alors, Jésus ! Bienvenue à la prison de Khiam ! »

À la prison de Khiam, nous mourions cent fois par jour. La torture comprenait des chocs électriques, pendant qu’on était lié, nu, à un poteau, des heures durant sous le soleil brûlant en été et sous la neige en hiver et on était fouetté et battu continuellement avec des baguettes métalliques, des fils électriques ou des matraques.

Nous étions enfermés dans des cages et traités comme des animaux. Croyez-moi, ce n’était pas tellement une question de douleur, mais surtout d’humiliation.

Le matin du 23 mai 2000, les gardiens étaient en train de bavarder et de se balader dehors, comme d’habitude. Brusquement, le silence complet. On aurait pu entendre une aiguille tomber. Nous avons entendu l’habituel avion de l’ONU passer, et nous avons su ainsi qu’il était 9 h 30. « Où sont-ils passés ? », a demandé un prisonnier. Nous n’en avions aucune idée.

« Ils vont nous transférer en Palestine occupée », a crié un prisonnier dans une cellule juste à côté de la nôtre. J’ai posé les pieds sur les épaules de deux de mes compagnons de cellule de façon à pouvoir atteindre la petite fenêtre sous le plafond. « Nous tous ? », ai-je demandé. « Ils vont exécuter une moitié d’entre nous et emmener l’autre… C’est ce que nous avons entendu », a répondu un autre prisonnier. Avant même que je ne puisse dire que que ce soit, j’ai entendu du vacarme à une certaine distance. Je ne pouvais rien voir. Les voix résonnaient de plus en plus fort.

« On dirait que nos parents se disputent avec les gardiens de la SLA, comme d’habitude », a dit un prisonnier. « Je parie que ma mère essaie encore de me faire passer de la nourriture », s’est exclamé un autre. Puis nous avons entendu des coups de feu. Des gens hurlaient. D’autres coups de feu encore.

« Il abattent nos parents ! », a crié un détenu effrayé. « Non, l’exécution de masse a commencé. Ils vont exécuter la moitié d’entre nous, rappelez-vous ! », a répondu un autre prisonnier. Des accès de panique. L’angoisse. La peur.

J’ai mis mon oreille contre la porte. J’entendais des hurlements. J’entendais des prières. J’entendais des femmes. J’entendais des enfants. Brusquement, le panneau dans la porte par où l’on passait habituellement la nourriture s’est ouvert tout grand. « Vous êtes libérés ! Vous êtes libérés ! » Je suis tombé à genoux. Je pensais avoir une hallucination. J’ai sorti mon poing. Deux hommes ont l’attrapé. « Allah akbar, Allah akbar ! (Dieu est le plus grand)… Vous êtes libérés ! » Mes compagnons de cellule s’étaient tous mis à genoux sur le sol, incrédules. On brisait les verrous de l’extérieur. J’ai crié très fort et la porte s’est ouverte toute grande. Je ne me souviens plus vraiment de ce qui s’est passé l’instant d’après.

J’ai été le premier prisonnier à être filmé par une caméra. Mes parents regardaient la libération de Khiam à la TV parce que Rmeish était toujours sous occupation, à l’époque. Toutefois, ils ne m’ont pas reconnu. Mes cheveux et ma barbe étaient si longs et, en plus, je criais « Allah akbar ! »

Quatorze ans plus tard, je vis avec ma femme et mes enfants à Rmeish et, chaque matin, je bois mon café tout en regardant en direction de la Palestine occupée.

Adnan al-Amin

En novembre 1990, je prenais des photos depuis un magasin de Marjeyoun, une ville du Sud-Liban, quand j’ai été arrêté. J’avais 19 ans, à l’époque.

Ils ont enserré la tête dans une couverture noire et m’ont complètement déshabillé. Suspendu par mes poignets liés à un piquet métallique, ils m’ont aspergé alternativement d’eau chaude et d’eau froide… chaude, froide, chaude, froide… jusqu’à ce que je sois complètement trempé. Puis ils m’ont fixé des électrodes sur la poitrine et d’autres zones particulièrement sensibles du corps et ils m’ont électrocuté à plusieurs reprises.

Durant les 70 jours de la période d’interrogatoire, j’étais torturé trois fois par jour. Habituellement, je perdais conscience et je m’éveillais pour me retrouver en train de me cogner de partout, comme un aveugle, dans une cellule d’isolement noire comme un four, de 1 m sur 80 cm et 80 cm.

On nous liait nus aux grilles des fenêtres pendant des journées entières et dans des positions très douloureuses et on nous aspergeait d’eau glaciale durant les nuits froides d’hiver. Nous étions fouettés, tabassés, frappés à coups de pied à la tête et au visage, on nous brûlait, on nous électrocutait, on nous faisait entendre dans les oreilles des sifflements à nous éclater les tympans. Nous étions privés de nourriture et de sommeil. C’était dur, très dur.

J’endurais la douleur. Avec le temps, je m’engourdissais. J’ai survécu à tout cela sans dire un mot. J’étais en train de gagner, pensais-je.

Un matin, ils m’ont traîné vers le local des interrogatoires. « Tu ne m’avais pas dit que ta sœur était belle à ce point », a dit l’un des officiers de la SLA. Tout mon univers s’effondrait. « Et attends de voir sa mère », a dit un autre. Menotté, je me suis jeté sur lui au travers de la table. Ça m’a coûté 14 heures de « cage à poules », un cube de 90 cm de côté servant pour les punitions particulièrement sévères.

La SLA amenait habituellement les épouses, les sœurs et les filles des prisonniers et les traitait de façon vulgaire, par exemple, en leur ôtant le foulard de la tête, en les pelotant et en les menaçant de les violer. Pour moi, cette simple pensée était intolérable. « Ta sœur va te rendre visite demain. Elle te manque, non ? »

« Je suis un combattant du Hezbollah », ai-je confessé.

On entassait jusqu’à 12 prisonniers dans une minuscule cellule. Nous étions des enterrés vivants. Les cellules étaient comme des cercueils. La lumière et l’air pénétraient difficilement par les petites fenêtres ornées de barreaux qui se trouvaient près du plafond. Nous pouvions à peine respirer. Nous nous soulagions dans un seau noir placé dans un coin. La lourde odeur de la sueur et des déjections humaines était intolérable. Nous prenions une douche toutes les trois ou quatre semaines. Une fois par mois, nous avions l’autorisation d’aller « au soleil ou dans la pièce éclairée » pendant 20 minutes seulement.

Une nuit, en 1991, je me suis réveillé à cause des cris assourdissants d’un détenu que l’on torturait dans la cour. Plus il hurlait, plus on le fouettait sauvagement. Ses cris devenaient insupportables, dépassant tout ce que j’avais jamais entendu avant. « Vous êtes en train de le tuer, bande d’animaux », a crié l’un de mes compagnons de cellule.

Nous nous sommes mis à cogner sur la porte de la cellule, à la marteler à coups de pied, à crier et à leur demander d’arrêter. D’autres prisonniers dans d’autres cellules se sont joints à nous, mais les coups de fouet ne cessaient de tomber et les cris de continuer. Puis… le silence. Youssef Ali Saad, père de huit enfants, est mort sous la torture, en cette nuit froide de janvier. Un mois plus tard, Asaad Nemr Bazzi mourait de négligence médicale.

Savez-vous ce qui a été le plus dur, dans tout cela ? Ce sont des concitoyens libanais qui nous ont fait cela. J’ai failli mourir dans les mains d’un homme appelé Hussein Faaour, mon voisin à Khiam. Abu Berhan, un autre tortionnaire dont je me souviens, était d’Aitaroun. Les membres de la SLA étaient tous des Libanais, la plupart du Sud. Des membres de la famille, des voisins, des amis d’enfance, des copains de classe, des enseignants… Des Libanais qui avaient décidé de vendre leur pays et leurs concitoyens pour de l’argent.

Des Libanais qui, aujourd’hui, vivent parmi nous comme si rien ne s’était passé, comme s’ils n’avaient rien fait ! Cela me brise le cœur que nos anciens tortionnaires aient échappé si facilement à leur châtiment.

Quatorze ans plus tard, j’attends toujours que justice soit faite.

Nazha Sharafeddine

En 1988, j’étais à Beyrouth pour acheter des médicaments pour ma pharmacie à al-Taybeh (un village du Sud-Liban), quand les forces de la SLA, qui connaissaient mon rôle dans la livraison d’armes au Hezbollah, sont d’abord venues pour m’emmener. Une semaine plus tard, elles faisaient à nouveau irruption chez moi et ma mère leur dit que j’étais à Bint Jbeil. C’était la vérité mais ils ne la crurent pas.

Je me souviens d’avoir ouvert la porte d’entrée cette après-midi et d’avoir vu ma mère qui attendait, pleurant et tremblant sur le seuil. « Ils ont emmené ta sœur et ta belle-sœur ainsi que Hadi (son bébé de cinq mois). Ma fille, mon petit-fils ! », a-t-elle pleuré. J’ai enfilé mes vêtements et j’ai attendu la SLA sous le porche d’entrée. Ma sœur avait 20 ans, à l’époque, et j’en avais 26. Ma mère m’a suppliée de m’enfuir, mais je ne l’ai pas fait.

Ma mère s’est effondrée sur le sol près du véhicule de la SLA. Je me suis assise sur le siège arrière et ils m’ont emmené.

Un bandeau sur les yeux, on m’a poussée dans le local des interrogatoires. On m’a jeté de l’eau bouillante au visage, on m’a électrocuté les doigts et les oreilles. Je n’ai pas dit un mot. Ça a duré un mois.

« J’ai appris que Hadi était malade », m’a dit l’un des officiers israéliens un matin. Il ne mentait pas. Ma belle-sœur avait attrapé une infection et nourrir son enfant au sein n’était désormais plus possible. Psychologiquement, je souffrais beaucoup. Je souhaitais qu’ils se contentent de me battre, en lieu et place. Je luttais, mais je restais silencieuse. Deux mois plus tard, Hadi et sa mère, ainsi que ma sœur, ont été relâchés. Ils n’étaient plus d’aucune utilité pour les Israéliens.

Les femmes prisonnières, comme les hommes, étaient sévèrement torturées. Vous voyez, l’égalité des genres n’est pas toujours une bonne chose [elle rit]. Laissez-moi vous raconter comment la torture a cessé.

Après avoir passé 15 jours en isolement, j’ai découvert à mon retour dans la cellule que je partageais avec six autres détenues qu’une de mes compagnes de prison avait des éruptions cutanées particulièrement dégoûtantes. Je l’ai examinée et, en tant que pharmacienne, j’ai vu que ses démangeaisons étaient contagieuses. Comme prévu, j’ai été infectée à mon tour et, bientôt, ma peau s’est mise à changer et j’ai attrapé l’air de quelqu’un qui avait subi une agression à l’acide.

Manifestement dégoûté par ma peau qui se détériorait, le gardien de la SLA m’a traînée par les cheveux pour une nouvelle séance de torture. La tortionnaire, une femme, m’attendait. Les cheveux toujours pris dans les doigts du gardien, l’homme m’a obligée à me mettre à genoux. Avant que le poing de la tortionnaire n’atteigne ma mâchoire, je lui ai dit que l’état de ma peau était contagieux. Le gardien a aussitôt lâché mes cheveux et tous deux ont reculé d’un pas. J’ai tenté de garder un visage sérieux, mais je n’ai pas pu dissimuler un sourire. Après ce jour, plus personne n’a encore levé la main sur moi.

Quatorze ans plus tard, j’ai fait la paix avec le passé. Mes trois années à Khiam ont été très pénibles, mais aujourd’hui je me sens heureuse. Vraiment.


Publié le 25 mai 2016 sur Samidoun Palestinian Prisoner Solidarity Network
Traduction : Jean-Marie Flemal

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