Le lent exode des chrétiens palestiniens
Jonathan Cook examine l’exode des chrétiens palestiniens à Bethléem, à Jérusalem et à l’intérieur d’Israël
Il était inévitable, au moment où la pandémie de coronavirus atteignit les territoires palestiniens occupés, comme ce fut le cas au début mars, qu’elle allait trouver son premier ancrage à Bethléem, à quelques milles au sud-est de Jérusalem, en Cisjordanie occupée.
L’ensemble des membres du personnel de l’hôtel Angel, à Beit Jala, l’une des villes satellites de Bethléem, furent testés positifs après avoir été exposés à un groupe de touristes grecs infectés. Israël se hâta en compagnie de l’Autorité palestinienne – le gouvernement palestinien en attente permanente dans les territoires occupés – d’imposer le confinement à Bethléem.
Israël craignait que le virus, au contraire des habitants palestiniens de la ville, ne fût malaisé à endiguer. La contagion pouvait se propager rapidement dans les communautés palestiniennes voisines, en Cisjordanie, ensuite, au sein des colonies juives illégalement construites par Israël sur les terres de Bethléem et, finalement, en Israël même.
En fait, les territoires palestiniens connaissaient déjà une forme de confinement bien avant l’arrivée du coronavirus.
Israël, la puissance occupante, s’était assuré que la population palestinienne tout entière fût aussi isolée du monde que possible – avec la voix des Palestiniens réduite au silence, leurs expériences de l’oppression et de la brutalité d’Israël rendues quasiment invisibles pour la majorité du public israélien et des gens de l’extérieur.
Mais Bethléem, le célèbre site de la naissance de Jésus il y a deux mille ans, est la seule zone palestinienne – en dehors de Jérusalem-Est, qui a été illégalement annexée par Israël – dont il s’est avéré qu’Israël a éprouvé les pires difficultés à la fermer hermétiquement.
Lorsqu’ils visitent la basilique de la Nativité, les touristes ne peuvent découvrir que furtivement la réalité de la vie palestinienne sous occupation.
Il y a une quinzaine d’années, Israël terminait la construction d’un mur de béton de 26 pieds de haut (près de 8 mètres) autour de Bethléem.
Au cours d’une journée typique – du moins, avant que le coronavirus ne fasse cesser le tourisme dans la région –, un flux constant d’autocars venant de Jérusalem et transportant des pèlerins chrétiens du monde entier, s’arrêtaient devant le mur de béton, face à une ouverture faisant office de check-point.
Là, ils attendaient le feu vert que leur donnaient des soldats israéliens encore adolescents et généralement mal lunés. Une fois qu’ils pouvaient passer, les cars se rendaient à la basilique de la Nativité et leurs passagers pouvaient découvrir la pléthore de graffiti gribouillés sur l’immense surface du mur, témoignant de l’enfermement de la ville et de son mépris.
À l’instar des Grecs porteurs de germes, les visiteurs de Bethléem ne pouvaient éviter de côtoyer, même superficiellement, quelques résidents locaux, généralement des chrétiens palestiniens.
Des guides leur faisaient faire le tour de la principale attraction, la basilique, alors que des fonctionnaires et des ecclésiastiques locaux les rassemblaient dans des files qu’ils conduisaient vers une crypte dont on suppose qu’elle fut, il y a longtemps, le site d’une étable où Jésus vit le jour.
Mais, au contraire des visiteurs grecs, la plupart des pèlerins ne se promenaient pas un peu partout pour voir le reste de Bethléem. Ils s’empressaient de remonter dans leurs autocars israéliens pour retourner à Jérusalem, où il était sans doute prévu qu’ils aillent dormir dans des hôtels appartenant à des Israéliens et qu’ils dépensent leur argent dans des restaurants et boutiques appartenant de même à des Israéliens.
Pour la plupart des visiteurs de la Terre sainte, le seul contact digne d’être mentionné avec l’occupation et la population autochtone palestinienne de la région se réduisait à une heure ou deux passées dans ce bocal à poisson rouge qu’est Bethléem.
Un goût d’occupation
Ces dernières années, toutefois, le choses ont commencé à changer. Malgré le mur – ou, à certains moments, à cause de lui –, des groupes de pèlerins à l’esprit plus indépendant et des voyageurs solitaires se sont mis à sortir des sentiers battus, quittant la piste du tourisme sous contrôle israélien.
Plutôt que de faire un bref détour, ils passaient quelques nuits à Bethléem. Une poignée de petits hôtels, généralement bon marché, comme l’Angel Hotel, satisfaisaient leurs besoins, de même que les restaurants et les échoppes de souvenirs situés autour de la basilique.
En parallèle, un nouveau genre de tourisme politique tournant autour de Bethléem s’est mis à proposer des périples dans les environs du mur et dans certaines sections de la ville, mettant en exergue le vol des terres de la ville par les colonies juives voisines, ainsi que la violence des soldats israéliens qui peuvent entrer à Bethléem comme bon leur semble.
Voici quelques années, le célèbre artiste anonyme Banksy, spécialiste du graffiti, donnait une impulsion majeure à cette nouvelle forme de tourisme d’immersion en s’associant à un guide touristique de Bethléem, Wisam Salsaa, pour ouvrir le Walled-Off Hotel (l’hôtel emmuré). Ils transformèrent un vieux bâtiment coincé contre le mur et littéralement constellé d’œuvres artistiques subversives de Banksy sur l’occupation et installèrent en même temps une galerie exposant les travaux d’artistes palestiniens ainsi qu’un musée relatant l’histoire de l’occupation et les méthodes de contrôle et de répression savamment testées par Israël.
Admettons, peu de visiteurs s’arrangèrent pour obtenir une chambre dans le petit hôtel de Banksy, mais ils furent bien plus nombreux à s’asseoir dans le hall et à siroter une bière produite par l’une des quelques nouvelles brasseries gérées par des chrétiens palestiniens ou à ajouter quelques graffiti sur le mur, juste à l’extérieur, en tirant parti de l’aide proposée par une boutique voisine où l’on vend des fournitures artistiques.
Avant le coronavirus, le Walled-Off Hotel proposait des visites quotidiennes d’Aida, un camp de réfugiés attaché à Bethléem et dont les habitants faisaient partie des personnes expulsées des 500 et quelques communautés palestinienes qu’Israël avait rasées en 1948 – lors de la Nakba, ou Catastrophe – afin de créer un État juif sur les terres de leur patrie.
Là, les visiteurs en apprenaient non seulement plus sur la dépossession massive des Palestiniens, sponsorisée par les puissances occidentales qui rendirent possible la création d’Israël, mais ils entendaient également les habitants du camp parler des descentes régulières et violentes, effectuées la nuit, par les soldats israéliens, ainsi que de leur lutte quotidienne pour leur survie, alors qu’Israël contrôle et limite étroitement nombre de ressources essentielles, comme l’eau, par exemple.
Jusqu’au moment où le coronavirus se mit à faire leur travail, les autorités israéliennes avaient remarqué avec une inquiétude croissante que de plus en plus de touristes et de pèlerins séjournaient à Bethléem.
Selon des chiffres israéliens, il y a environ un million de nuitées de touristes par an, à Bethléem. Et ce chiffre augmentait au fur et à mesure que l’on construisait de nouveaux hôtels, même si le total restait toujours une infime fraction du nombre de touristes séjournant en Israël et à Jérusalem-Est gérée par Israël.
Un talon d’Achille
La nouvelle tendance dérangeait fortement les autorités israéliennes.
Bethléem s’avérait un talon d’Achille dans le système israélien de contrôle absolu sur les Palestiniens, et ce, pour deux raisons.
Primo, cela rapportait de l’argent à Bethléem et lui fournissait une source de revenu échappant au contrôle israélien.
Les autorités israéliennes ont minutieusement orchestré l’économie palestinienne en la rendant aussi dépendante d’Israël que possible, en se facilitant la besogne quand il s’agissait de punir économiquement les Palestiniens et l’AP au moindre signe de désobéissance ou de résistance.
Hormis son tourisme, Bethléem a été grandement dépouillée de son autonomie économique. Après les vagues de vols de terre par Israël, la ville n’a plus accès aujourd’hui qu’à un dixième à peine de son territoire d’origine, et elle a été progressivement entourée de colonies.
Les résidents de la ville ont été coupés de leurs terres agricoles, de leurs sources d’eau et de leurs repères historiques.
Jérusalem, naguère l’arrière-pays économique et culturel de Bethléem, est devenu pratiquement inaccessible pour la plupart de ses résidents, dissimulés de l’autre côté du mur.
Et les personnes qui travaillent en dehors du secteur du tourisme ont besoin d’un permis difficile à obtenir auprès des autorités militaires israéliennes, si elles veulent entrer en Israël, dans les colonies ou à Jérusalem et y assurer des emplois sous-payés dans la construction et l’agriculture.
Un second motif d’inquiétude pour Israël, c’était que les visiteurs étrangers séjournant à Bethléem étaient susceptibles d’apprendre des choses de première main sur les expériences de la population locale – et c’était bien davantage le cas que pour les personnes qui se contentaient de faire un bref détour pour voir la basilique.
Un discours bassement intéressé à propos des Palestiniens et constituant un élément central de la propagande israélienne – disant qu‘Israël est allié à l’Occident dans un combat judéo-chrétien contre un présumé ennemi musulman barbare – risquait d’être déformé de façon subversive suite à la révélation de ce qu’était la vraie réalité de Bethléem.
Après tout, toutes les personnes qui passaient un certain temps dans la ville n’allaient pas tarder à comprendre qu’elle hébergeait également des chrétiens palestiniens et que ceux-ci n’étaient que trop disposés à contester le grand discours d’Israël à propos du choc des civilisations.
Du point de vue israélien, un séjour à Bethléem pouvait également ouvrir les yeux des touristes de diverses façons dangereuses.
Ils pouvaient en venir à comprendre que, si quelqu’un se conduisait de façon barbare et provoquait une confrontation inspirée par la religion et insoluble, ce n’étaient pas les Palestiniens – musulmans ou chrétiens –, mais bien Israël qui, depuis des dénnies, imposait son pouvoir de façon extrêmement brutale aux Palestiniens.
Pour ces deux raisons, Israël souhaitait empêcher Bethléem de devenir un hub de tourisme à part et rival.
Il était impossible d’empêcher des pèlerins de visiter la basilique de la Nativité, mais Israël pouvait contrecarrer Bethléem dans le développement de sa propre industrie touristique indépendamment d’Israël même.
Le mur avait été un élément de cette stratégie, mais il n’était pas parvenu à endiguer le développement de nouveaux projets touristiques – et, dans certains cas, comme avec l’hôtel de Banksy, il avait en fait inspiré des formes alternatives de tourisme.
Début 2017, les autorités israéliennes agirent enfin. Le quotidien Haaretz révéla que le ministère de l’Intérieur avait adressé une directive aux agences de voyage locales les prévenant qu’il ne fallait pas permettre à leurs groupes de pèlerinage de passer la nuit à Bethléem, ce qui impliquait que les firmes risquaient dans ce cas de perdre leurs licences.
Selon Haaretz, le gouvernement prétendait que « des terroristes potientiels voyageaient avec des groupes de touristes ».
Bethléem a la chance, contrairement à d’autres communautés palestiniennes, d’avoir des alliés qu’Israël ne peut aisément ignorer.
La révélation par Haaretz de la nouvelle politique attira une réaction rapide.
Les Églises internationales, dont le Vatican en particulier, craignirent que ce ne fût la première étape d’un processus qui pourrait bientôt barrer l’accès de la basilique de la Nativité à ses pèlerins.
Et les agences de voyage israéliennes craignirent de leur côté pour leurs affaires. Des groupes de pèlerins des pays plus pauvres, qui ne pouvaient se permettre les prix plus élevés de Jérusalem, surtout pour l’hébergement, pourraient cesser de venir en Terre sainte.
Comme un responsable d’agence l’a expliqué à Haaretz :
« Ce genre de directive signifie la fin du tourisme en provenance de l’Inde, du Sri Lanka, de l’Indonésie et de pays de l’Europe de l’Est, comme la Pologne, la Slovaquie et l’Ukraine. Tous les touristes qui visitent Israël et passent la nuit à Bethléem le font surtout pour réduire leurs coûts. »
Non seulement la perte de ces touristes risquait de priver Bethléem des bénéfices du tourisme, mais menaçait aussi le secteur bien plus large du tourisme d’Israël. Peu après, les autorités israéliennes firent marche arrière, disant que la directive n’était qu’un avant-projet et qu’elle avait été diffusée par erreur.
Une population en baisse
La situation difficile de Bethléem – un microcosme des difficultés plus générales rencontrées par les Palestiniens sous occupation – permet de comprendre pourquoi la population des chrétiens palestiniens de la région a diminué si rapidement et sans répit.
La démographie de Bethléem propose une preuve flagrante de l’exode chrétien de la région.
En 1947, l’année qui a précédé la création d’Israël, 85 pour 100 des habitants de Bethléem étaient des chrétiens. Aujourd’hui, le chiffre est retombé à 15 pour 100.
Actuellement, les chrétiens constituent moins de 1,5 pour 100 de la population palestinienne de la Cisjordanie – soit environ 40 000 sur une population de 3 millions – alors qu’ils étaient encore 5 pour 100 au début des années 1970, peu après qu’Israël avait occupé le territoire en 1967.
En 1945, Bethléem comptait près de 8 000 résidents chrétiens, légèrement plus que les 7 000 qui y vivent aujourd’hui. La croissance naturelle devrait signifier que la population chrétienne de Bethléem serait un important multiple de ce chiffre. En fait, il y a bien des fois plus de chrétiens palestiniens à l’étranger qu’il n’y en a dans la Palestine historique. Le nombre de chrétiens – 7 000 – de Beit Jala, près de Bethléem, est surclassé par les plus de 100 000 membres de leurs familles qui ont émigré vers les Amériques. Manifestement, Israël éprouve une grande inquiétude à propos de ce déclin mais, en fait, il n’est que trop heureux de voir les chrétiens autochtones quitter la région.
Leur exode a contribué à rendre plus plausible le discours israélien du choc des civilisations, en étayant les allégations qui disent qu’Israël sert en effet de rempart contre le terrorisme et la barbarie des Arabes musulmans.
Israël a prétendu qu’il aidait les Palestiniens chrétiens du mieux qu’il pouvait, en les protégeant de leurs hostiles voisins musulmans. De cette façon, Israël a cherché avant tout à masquer son rôle actif dans l’encouragement de l’exode.
Le déclin rapide du nombre de ces chrétiens reflète de nombreux facteurs qui ont été intentionnellement obscurcis par Israël.
Historiquement, le plus significatif est que les chrétiens palestiniens ont été presque autant affectés que les musulmans palestiniens par les expulsions massives organisées par les forces sionistes en 1948.
En tout, environ 80 pour 100 de tous les Palestiniens vivant dans ce qui allait devenir le nouvel État d’Israël ont été chassés de leurs terres et sont devenus des réfugiés – 750 000 sur une population de 900 000. Parmi ces personnes forcées à s’exiler figuraient des dizaines de milliers de chrétiens, représentant deux tiers de la population chrétienne palestinienne de l’époque.
Les chrétiens palestiniens restés en Palestine historique – soit dans ce qui est devenu aujourd’hui Israël, soit dans les territoires qui, à partir de 1967, se sont retrouvés sous occupation israélienne – ont évidemment diminué dans le temps, par rapport à la population musulmane, du fait des taux de naissance supérieurs de cette dernière.
Les chrétiens de Palestine vivaient pour la plupart dans des villes. Leur mode de vie urbain et leurs revenus généralement plus élevés, de même que leur plus grande exposition aux normes culturelles occidentales, signifiaient qu’ils tendaient à avoir des familles moins nombreuses et, de ce fait, la croissance démographique de leur communauté était plus faible.
Mais, plutôt que de reconnaître ce contexte historique, les lobbyistes israéliens tentent d’exploiter et de donner une représentation déformée des tensions et ressentiments inévitables provoqués par les déportations massives de la Nakba, des développements qui eurent un impact significatif sur les communautés traditionnellement chrétiennes comme celle de Bethléem.
Au cours des événements de 1948, quand les villages ruraux palestiniens furent soumis à une épuration ethnique par les forces sionistes, les réfugiés cherchèrent refuge soit dans les États voisins comme le Liban, la Syrie et la Jordanie, soit dans les villes de Cisjordanie.
La démographie de Bethléem s’en trouva transformée : une majorité chrétienne de 85 pour 100 avant la Nakba fut inversée en une majorité musulmane de 85 pour 100 à l’heure actuelle.
Ces importants bouleversements sociaux et culturels – transformant la population majoritaire de la ville en une minorité – ne furent pas faciles à accepter pour toutes les familles chrétiennes de Bethléem.
Ce serait une erreur que d’ignorer la façon dont ces changements provoquèrent des frictions. Et les ressentiments se sont parfois envenimés du fait qu’il n’est pas possible d’y apporter une solution sans s’en prendre à la source du problème : la dépossession de masse des Palestiniens par Israël et le soutien tacite continu apporté à ces abus par la communauté internationale.
Vu ce contexte, il a été facile pour certains membres du groupe minoritaire d’interpréter comme sectaires, même quand ils ne le sont pas, les rivalités et conflits entre familles, inévitables dans une communauté ghettoïsée et surpeuplée comme l’est Bethléem aujourd’hui.
L’absence d’application de lois propres dans les zones palestiniennes dans lesquelles Israël plutôt que l’AP constitue l’ultime arbitre de ce qui est autorisé, a fait que les familles chrétiennes, plus réduites, ont été plus vulnérables dans les conflits que les familles musulmanes, plus nombreuses.
Dans la concurrence pour les ressources en diminution, la taille de la famille a compté. Et, alors que la mondialisation a tendu à encourager une identification accrue à l’Occident et à ses normes plus laïques de la part des chrétiens palestiniens, le même processus a incrusté une identité religieuse au sein de sections entières de la population musulmane qui cherchent à se tourner vers le Moyen-Orient élargi pour leurs idées et leur salut. Et, partant, un fossé culturel s’est encore creusé.
Ces problèmes existent, mais il serait erroné de les exagérer – comme les loyalistes d’Israël souhaiteraient le faire – ou d’ignorer qui est en fin de compte responsable de ces tensions. Ce n’est pas une erreur que commettent la plupart des chrétiens palestiniens.
Dans un sondage récent parmi les chrétiens qui ont émigré, très peu ont mentionné l’« extrémisme religieux » comme raison d’avoir quitté la région – à peine 3 pour 100. L’écrasante majorité des gens interrogés citaient des raisons se rapportant, d’une certaine façon, au rôle malveillant permanent d’Israël dans le contrôle de leurs existences.
Un tiers des chrétiens incriminaient un « manque de liberté », un quart les « conditions économiques de plus en plus mauvaises » et 20 pour 100, l’« instabilité politique ».
Quitter la Palestine
Pour trouver un sens aux problèmes spécifiques affrontés par la communauté chrétienne, il convient de comprendre d’autres contextes historiques également.
Les chrétiens palestiniens se divisent en quatre communautés principales.
La première rassemble les Églises orthodoxes de l’Europe de l’Est, dominées par les orthodoxes grecs.
La deuxième réunit les Églises catholiques, dirigées par la communauté « latine » orientée vers Rome, bien que, parmi les Palestiniens, elle soit dépassée en nombre par les catholiques grecs et syriens.
La troisième catégorie réunit les Églises orthodoxes orientales, qui comprennent les orthodoxes coptes, arméniens et syriens.
Et, finalement, il y a diverses Églises protestantes, dont les anglicans, les luthériens et les baptistes.
Bien avant la création d’Israël sur la majeure partie de la patrie des Palestiniens, les chrétiens étaient concentrés dans les centres urbains de la Palestine et leur périphérie.
À Jérusalem, Bethléem et Nazareth, de grands nombres de chrétiens fusionnaient autour de sites associés à la vie de Jésus.
Cette tendance se renforça quand, à partir du 18e siècle, sous la domination ottomane, les villes de Palestine se mirent à prospérer et à s’étendre. Les Ottomans encouragèrent l’immigration des chrétiens vers ces centres de culte et cultivèrent un système confessionnel qui rendit les conditions attrayantes pour les diverses Églises étrangères.
Il en résulta une population chrétienne urbaine relativement privilégiée qui consistait largement en marchands et négociants et qui tirait parti des ressources apportées par les Églises internationales dans le cadre de leur travail missionnaire, y compris écoles et hôpitaux.
Les chrétiens étaient typiquement plus aisés, mieux éduqués et en meilleure santé que leurs homologues musulmans vivant souvent non loin d’eux, dans des communautés rurales isolées, en tant qu’agriculteurs.
En outre, les familles chrétiennes avaient de bonnes connexions avec les Églises internationales, par le biais du clergé local ainsi que du personnel des écoles et hôpitaux gérés par ces mêmes Églises.
Ces différences se sont avérées significatives quand les chrétiens palestiniens, de même que les musulmans, ont lutté sous la colonisation israélienne, tant à l’intérieur des frontières internationalement reconnues d’Israël que dans les territoires occupés.
Le racisme institutionnalisé d’Israël à l’égard des Palestiniens – vols de terre systématiques, État désinhibé et violence des colons, ainsi que les restrictions de mouvement et le refus de possibilités d’enseignement et d’emploi – a mis la pression sur tous les Palestiniens pour qu’ils s’en aillent.
Mais les chrétiens ont bénéficié d’avantages significatifs, en réalisant leur sortie. Ils ont pu exploiter leurs connexions au sein des Églises afin que celles-ci les aident à s’établir à l’étranger, principalement aux Amériques et en Europe.
Et cette voie fut facilitée pour beaucoup, étant donné que certains de leurs proches s’étaient déjà établis à l’étranger suite aux expulsions massives de 1948.
Par conséquent, l’émigration des chrétiens palestiniens passe généralement pour avoir été deux fois plus importante en nombre que celle des musulmans.
Lutter sous l’occupation
L‘allégation souvent répétée par Israël et disant que le Hamas et l’Autorité palestinienne sont responsables de l’exode des chrétiens hors de la Terre sainte est absolument contredite quand on examine la situation des chrétiens palestiniens à la fois à l’intérieur d’Israël, où ni le Hamas ni l’AP n’opèrent, et à Jérusalem-Est, où l’influence des deux est négligeable depuis très longtemps.
Dans chacune de ces zones, Israël contrôle de façon incontestée les existences des Palestiniens. Pourtant, nous pouvons y rencontrer le même schéma de fuite des chrétiens hors de la région.
Et les raisons pour lesquelles l’infime population chrétienne palestinienne de Gaza, peut-être un millier de personnes aujourd’hui, quitte la minuscule enclave massivement surpeuplée et soumise depuis treize ans à un blocus par Israël, ne valent guère la peine qu’on les examine.
Ce qui est vrai, c’est qu’il a été très difficile pour ces chrétiens – 0,0005 pour 100 de la population de Gaza – de se sentir représentés dans un territoire dominé à ce point par les valeurs sociales et culturelles islamiques incarnées par le gouvernement du Hamas. Mais il y a peu de preuves qu’ils subissent des persécutions.
Par contre, il y a des preuves à profusion que les chrétiens de Gaza souffrent en compagnie de leurs voisins musulmans des violations continuelles par Israël de leurs droits les plus fondamentaux à la liberté, à la sécurité et à la dignité.
Néanmoins, le tableau en Cisjordanie doit être examiné de plus près.
Comme on l’a fait remarquer, les chrétiens palestiniens ont généralement bénéficié de privilèges historiques par rapport à leurs compatriotes musulmans et ces privilèges dérivent de leurs connexions historiques avec les Églises.
Ils ont été en mesure d’exploiter le tourisme en tant que guides, chauffeurs et propriétaires d’établissement d’hébergement. Ils bénéficient d’un accès plus aisé aux écoles gérées par l’Église et, par conséquent, d’un meilleur accès aussi à l’enseignement supérieur et aux professions qui s’y rapportent. Ils possèdent plus de terrains urbains de valeur et nombre d’entre eux sont propriétaires de magasins et d’affaires dans les villes.
Il y a aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens des avocats, des boutiquiers et des propriétaires d’entreprises, naturellement, mais, proportionnellement, un plus grand nombre de chrétiens ont fait partie des classes moyennes et des professions qui s’y rattachent, en raison de ces divers avantages.
Alors que les mesures de l’occupation israélienne ont touché durement tous les Palestiniens, certains d’entre eux ont été frappés plus durement que d’autres.
Et ceux qui ont eu tendance à souffrir le plus ne vivent pas dans les principales villes, qui sont sous un pouvoir palestinien très partial, mais dans les zones rurales et dans les camps de réfugiés.
Les gens des camps, dans des endroits comme Aida, près de Bethléem, ont perdu leurs terres et leurs biens en général au profit d’Israël et ils ont dû refaire leur vie à partir de rien depuis 1948.
Ceux qui vivent dans des communautés agricoles isolées désignées par les accords d’Oslo comme « zones C » (une désignation temporaire qui, en fait, est devenue bel et bien permanente) sont totalement exposés au contrôle civil et militaire agressif exercé par Israël.
Les résidents de ces communautés ont peu de possibilités de gagner leur vie et ils ont été les plus vulnérables face à l’État israélien et à la violence des colons, ainsi qu’aux vols de terre et aux restrictions sévères sur l’eau imposées par Israël.
Proportionnellement, dans la pratique, les Palestiniens musulmans souffrent de ces conditions précaires bien davantage que n’en souffrent les chrétiens.
Néanmoins, les mesures d’Israël ont de plus en plus privé les familles chrétiennes citadines des opportunités auxquelles elles s’attendaient – le genre d’opportunités que des Occidentaux considérent comme allant de soi.
Et, de façon significative, au contraire de nombreux palestiniens musulmans, les chrétiens ont continué à bénéficier d’un privilège : une route de sortie de la région pour se rendre dans des pays où ils ont une chance de mener des existences relativement normales.
Les dégâts occasionnés à la vie chrétienne ont été ressentis de façon particulièrement aiguë sur le plan des restrictions de déplacement – l’une des façons par lesquelles Israël a établi un système de contrôle quasi absolu sur la vie des Palestiniens.
Les personnes impliquées dans le commerce et les affaires, comme bien des chrétiens le sont, ont lutté pour leur réussite, alors que ces restrictions se sont intensifiées au cours du dernier quart de siècle, depuis l’introduction des mesures sous les accords d‘Oslo.
Un système élaboré de check-points et de permis a été instauré afin de contrôler la liberté des Palestiniens de se déplacer autour des territoires occupés et d’entrer en Israël à la recherche de travail.
Avec le temps, le système a été renforcé par une longue « barrière de séparation » d’acier et de béton qu’Israël a commencé à ériger voici près de deux décennies.
Le défi de la bière Taybeh
Typique des difficultés de faire du commerce dans de telles circonstances, il y a la micro-brasserie de Taybeh, dans le village cisjordanien du même nom, un endroit éloigné au nord de Ramallah et qui surplombe la vallée du Jourdain.
Taybeh est exceptionnel. Ses 1 300 habitants constituent la dernière communauté exclusivement chrétienne des territoires occupés.
Le village – son nom signifie à la fois « bon » et « délicieux » en arabe – passe pour être sur le site biblique d’Ephraïm. Une petite église marque l’endroit où Jésus se serait retiré avec ses disciples peu avant de se mettre en route pour Jérusalem, où il allait être crucifié. Taybeh a ses propres écoles catholique romaine et orthodoxe grecque, ainsi qu’une maison de soins catholique.
Néanmoins, Taybeh a connu une très longue crise démographique. Aujourd’hui, sa population est surclassée par le nombre de ses résidents qui vivent dans la diaspora : quelque 12 000 anciens habitants et leurs descendants vivent à l’étranger, surtout aux États-Unis, au Chili et au Guatemala.
Daoud et Nadim Khoury, deux fréres qui ont eux-mêmes été élevés aux États-Unis, ont fondé la brasserie de Taybeh en 1994, peu après leur retour dans le village de Cisjordanie, sous les accords d’Oslo. L’affaire allait dépendre des expériences et des connexions qu’ils avaient acquises à l’étranger.
Pour eux, développer une affaire viable et durable comme la brasserie était une façon de bloquer et d’inverser le déclin progressif de leur village et la perte de son héritage chrétien. Ils craignaient que toute poursuite de la diminution du nombre d’habitants ne laissât la main-d’œuvre locale et ses anciennes oliveraies à la merci d’une reprise par les trois colonies juives qui entourent aujourd’hui le village. L’entreprise était perçue comme une façon de sauver Taybeh.
Maria Khoury, l’épouse grecque de Daoud, qu’il a rencontrée à Harvard, explique que les conditions du village ont continué de se détériorer.
Le chômage atteint 60 pour 100 et Israël coupe l’eau quatre fois par semaine afin de sauvegarder la distribution dans les colonies juives. Le trajet vers la ville palestinienne la plus proche, Ramallah, requiert cinq fois plus de temps qu’il y a vingt ans – à l’époque, il durait à peine plus de 15 minutes. C’était avant l’installation de check-points et de blocages routiers sur les routes locales afin de protéger les colons.
Les Khoury sont parvenus à concrétiser leur ambition de développer une gamme de bières de concours répondant aux normes supérieures de qualité. La famille a étendu ses activités à la viticulture artisanale et a fait bâtir un hôtel de prestige au centre du village, contredisant ainsi le peu d’étendue de Taybeh.
Une Oktoberfest annuelle, calquée sur les célébrations allemandes de dégustation de bière, a contribué à situer sur la carte le village en temps normal assez éloigné. Et quelques restaurants ont ouvert au moment où Taybeh a tenté de se réinventer, avec un succès limité, en tant que destination de week-end.
Mais, en dépit de toutes ces réalisations, les ambitions plus élevées des frères Khoury ont échoué. Les restrictions de mouvement imposées par les autorités militaires israéliennes ont contrecarré les efforts de développement de l’entreprise.
Avec un marché domestique limité par l’opposotion à la consommation parmi la majeure partie de la population musulmane, la brasserie Taybeh a surtout dépendu de ses exportations vers l’Europe, le Japon et les États-Unis.
Mais les difficultés de se frayer un chemin dans la bureaucratie hostile d’Israël ont miné l’entreprise sur le plan de l’argent, du temps et de l’énergie, lui compliquant les possibilités de concurrence avec les brasseries étrangères.
Daoud m’a raconté lors d’une Oktoberfest que la brasserie subissait tout un « harcèlement de la part d’Israël au nom de la sécurité ».
Il faisait remarquer que, même lorsque les points de passage étaient ouverts, Israël retenait les camions de la société durant de nombreuses heures en déchargeant les bouteilles et en les inspectant l’une après l’autre à l’aide de chiens renifleurs. Puis il fallait recharger les bouteilles sur des camions israéliens de l’autre côté du check-point.
Hormis l’eau de source locale, tous les ingrédients de la bière, de même que les bouteilles, doivent être importés d’Europe, ce qui crée des problèmes logistiques supplémentaires dans les ports israéliens.
Grâce à leurs grande créativité, les Khoury ont été forcés de contourner ces problèmes en accordant à une brasserie belge une licence de production de ses bières destinées à l’exportation vers l’étranger. Mais cela a privé le village d’emplois qui auraient pu aller à des familles locales.
Et, alors que les Khoury luttent pour faire entrer leurs produits en Israël, Israël, de son côté, a la liberté absolue d’inonder les territoires occupés de ses propres marchandises.
« La politique vise clairement à nuire à des entreprises comme la nôtre. Israël vend librement ses bières Maccabee et Goldstar en Cisjordanie »,
m’a expliqué Daoud.
De telles expériences sont légion, pour les entreprises palestiniennes, petites et grosses, dans toute la Cisjordanie.
Des existences précaires à Jérusalem
À Jérusalem, la population chrétienne a diminué aussi, même si la ville est soumise entièrement au contrôle israélien depuis que ses quartiers de l’est ont été occupés et illégalement annexés par Israël depuis 1967.
À la fin des années 1990, l’Autorité palestinienne a été brièvement autorisée a exercer une présence minimale à Jérusalem-Est, mais cette autorisation a été retirée de fait quand la deuxième intifada a éclaté un peu plus tard, en 2000.
Un sort similiaire a frappé les hommes politiques associés au Hamas. Après qu’ils avaient remporté les sièges de Jérusalem lors des élections législatives palestiniennes de 2006, Israël les avait expulsés de Cisjordanie.
Il n’est peut-être pas surprenant qu’Israël n’ait pas été très chaud pour fournir des chiffres officiels sur l’exode des chrétiens de Jérusalem.
Toutefois, plutôt que de croître, comme on s’y serait attendu au cours des cinq dernières décennies, leur nombre a dégringolé significativement – passant de 12 000 en 1967 à quelque 9 000 actuellement, explique Yousef Daher, du Jerusalem Inter-Church Centre (JICC – Centre inter-Églises de Jérusalem), installé dans la Vieille Ville.
Parmi ces derniers, il estimait qu’ils n’étaient pas plus de 2.400 a être restés dans le quartier chrétien de la Vieille Ville, où Israël leur a rendu l’existence particulièrement pénible.
Historiquement, symboliquement, spirituellement et économiquement, Jérusalem est importante pour le peuple palestinien et elle héberge d’importants lieux saints tant musulmans que chrétiens.
Elle a longtemps été considérée par les Palestiniens comme la seule capitale possible de leur futur État. Mais Israël perçoit la ville à peu près dans les mêmes termes – en tant que cœur religieux et symbolique de son projet national hybride, à la fois religieux et ethnique.
Il n’a témoigné aucun intérêt à partager la ville en tant que capitale, la percevant en lieu et place en termes de somme nulle : tout ce qui représente un gain pour Israël requiert une perte pour les Palestiniens.
Progressivement, la mainmise d’Israël sur Jérusalem est devenue complète.
Le mur qu’il a commencé à construire autour de la ville il y a plus de quinze ans n’a pas seulement séparé les Palestiniens de Jérusalem de ceux de Cisjordanie mais il a divisé la ville même, plaçant plus de 100 000 Palestiniens du mauvais côté et les coupant de la ville de leur naissance.
Il y a deux ans, le président Donald Trump a ajouté un sceau d’approbation américain à l’affaire en reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël et en y installant l’ambassade des États-Unis.
Ces Palestiniens de Jérusalem-Est occupée, toujours située du côté « israélien » du mur, se sont retrouvés isolés et encore plus vulnérables aux abus inhérents au système de contrôle d’Israël.
Ils ont souffert des restructions de planning qui font qu’il est quasiment impossible de bâtir légalement des maisons. Israël démolit des dizaines de maisons palestiniennes chaque année dans la ville, ce qui se traduit par un surpeuplement de plus en plus grand.
Dans l’intervalle, Israël a saisi de vastes portions de terre de Jérusalem-Est pour ses colonies illégales et il a aidé les colons juifs à s’emparer de maisons palestiniennes.
Les forces de sécurité de la ville agissent comme une puissance occupante dans les quartiers palestiniens, alors que, de leur côté, les autorités de la ville poursuivent une politique officielle de « judaïsation » qui rend Jérusalem de plus en plus juive.
Israël a accordé à la population palestinienne native de la ville un statut de « résidence » qui la traite à peine mieux que s’il s’agissait d’une population d’immigrés. Plusieurs milliers de ces personnes qui ont quitté la ville durant de longues périodes pour aller faire des études ou travailler à l’étranger sont rentrées pour découvrir que leurs permis de résidence avaient été annulés.
Les résidents chrétiens de la ville sont confrontés à des problèmes similaires à ceux des musulmans. Mais, du fait qu’ils ne constituent qu’une très petite communauté, ils sont également confrontés à des pressions spécifiques.
La politique israélienne consistant à couper Jérusalem de la Cisjordanie, et particulièrement des villes toutes proches de Bethléem et de Ramallah, a plongé les chrétiens de la ville dans un isolement particulier.
Comme un grand nombre d’entre eux travaillent comme marchands et commerçants, la fameuse politique du « mur de séparation » les a frappés durement sur le plan économique.
De la même façon, du fait que la réserve municipale de candidat(e)s au mariage est réduite pour les chrétien(ne)s de Jérusalem, nombre d’entre eux (elles) ont été forcé(e)s – du moins, avant la construction du mur – de se chercher une épouse ou un époux parmi les populations chrétiennes vivant à proximité, en Cisjordanie.
Cela les laisse disproportionnellement exposés aux mesures draconiennes de regroupement familial imposées par Israël.
Palestiniens typiquement de Jérusalem se voient refuser le droit de vivre avec une épouse cisjordanienne en ville, ou d’inscrire les enfants de ces mariages comme résidents de Jérusalem. Cela a obligé nombre d’entre eux d’aller s’installer en Cisjordanie ou à l’étranger, puisque c’était la seule façon de rester ensemble.
Comme à Bethléem, bon nombre de chrétiens de Jérusalem travaillent dans le tourisme, soit comme guides ou comme propriétaires de boutiques de souvenirs dans le quartier chrétien de la Vieille Ville.
Il s’est avéré que c’était une façon bien précaire de gagner sa vie, ces dernières décennies, avec l’effondrement du tourisme en certaines occasions, qui se sont d’ailleurs répétées, comme durant les deux longues intifadas, pendant les offensives israéliennes contre Gaza et, aujourd’hui, avec le coronavirus.
Israël va bientôt rendre les choses encore plus difficiles pour le gagne-pain des commercants de la Vieille Ville, quand il aura achevé la construction d’un téléphérique à destination de Jérusalem-Est.
Actuellement, bien des touristes empruntent la porte de Jaffa pour entrer dans le quartier chrétien, où les petits commerçants ont la possibilité de leur vendre des marchandises et des souvenirs.
Mais le téléphérique acheminera les touristes « par les airs » à partir d’une gare située à Jérusalem-Ouest pour les déposer directement dans un complexe colonial illégal de la Cité de David, c’est-à-dire Silwan, juste à l’extérieur des murs de la Vieille Ville.
De là, soit ils seront guidés directement dans le quartier juif par la porte du Fumier (appelée également porte des Maghrébins, NdT), soit ils passeront par un réseau de passages souterrains bordés de boutiques appartenant aux colons et qui les emmènera au pied du Mur occidental (c’est-à-dire le mur des Lamentations, NdT).
Il s’avère que le but de l’opération est non seulement de rendre invisible la population de la Vieille Ville, mais également de la priver de toute occasion de tirer parti du tourisme.
Les ventes de terre par les Églises
Mais le problème est encore plus grave pour les chrétiens palestiniens – et il est ressenti de façon particulièrement aiguë à Jérusalem. En effet, les chrétiens locaux se sont retrouvés comme des pions dans un jeu de pouvoir international se déroulant de trois façons différentes entre Israël, les Églises établies dans la région et propriétaires de terres, avant tout le Vatican et l’Église grecque orthodoxe, et les mouvements évangéliques. Aucune de ces parties ne représente leurs intérêts.
Il est facile pour les pèlerins d’ignorer le fait, quand ils parcourent la Terre sainte, que l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe grecque ne sont pas locales.
Ce sont d’énormes entreprises étrangères, dont les sièges se trouvent au Vatican et en Grèce, qui sont aussi soucieuses de leur viabilité commerciale et de leur influence diplomatique sur la scène mondiale qu’elles ne le sont des besoins spirituels de tout troupeau spécifique, y compris les chrétiens palestiniens. Et, ces dernières années, la chose est devenue de plus en plus évidente, pour les congrégations locales.
Les problèmes ont été symbolisés il y a deux ans quand, pour la première fois de mémoire d’homme, les principales Églises ont fermé les portes de l’église du Saint Sépulcre, le site présumé de la crucifixion de Jésus à Jérusalem.
Les dirigeants de l’église ont déclaré que leurs actions constituaient une réponse au lancement par Israël d’« attaques systématiques et sans précédent contre les chrétiens en Terre sainte ».
De cette façon, ils mobilisèrent la sympathie internationale et Israël fit rapidement marche arrière.
Mais c’était uniquement dans le sens le plus tangentiel du terme que les Églises se souciaient des intérêts des chrétiens locaux. Leur étalage de force était en fait motivé par leurs préoccupations à propos de leurs intérêts matériels mêmes.
Le maire de Jérusalem de l’époque, Nir Barkat, avait cherché à imposer de nouveau des taxes sur les substantielles propriétés de terrains des Églises à Jérusalem, espérant ainsi recouvrer quelque 180 millions de USD.
En dépit de l’impression présentée par les dirigeants ecclésiastiques, le litige ne concernait pas vraiment les lieux saints.
Au fil des siècles, les Églises étaient devenues des entreprises immobilières majeures, en Terre sainte, tirant parti de donations de terres et de propriétés à Jérusalem et ailleurs, de la part de chrétiens palestiniens et de pèlerins de l’étranger.
L’Église orthodoxe grecque, par exemple, est la principale propriétaire de terres de la région, après l’État israélien.
Historiquement, les Églises bénéficiaient d’une exemption de taxes dérivée du statut caritatif de leur mission spirituelle et de leur travail d’approche auprès des communautés palestiniennes, y compris l’approvisionnement des écoles et des hôpitaux.
Mais, de plus en plus, les Églises ont réduit leurs « œuvres de charité » et se sont diversifiées dans d’autres entreprises, plus manifestement commerciales, tels des magasins, des bureaux et des restaurants.
Des hôtels pour pèlerins ont été réamanégés pour en faire des hôtels bien équipés et très rentables. Une partie des revenus en a été siphonnée vers les autorités ecclésiastiques des pays d’origine plutôt que de les réinvestir dans la consolidation des communautés locales palestiniennes.
C’est pourquoi Aleef Sabbagh, un membre palestinien du Conseil central orthodoxe, décrivait les protestations du Saint Sépulcre comme une « mascarade ».
L’église n’avait pas été fermée pour protester contre la sauvagerie d’Israël à l’égard des Palestiniens, soit au cours des intifadas, soit en guise de protestation contre l’exode de chrétiens locaux de la région. Les Églises étrangères retrouvèrent leur voix uniquement quand elles eurent besoin de protéger leurs profits émamant de l’immobilier et des accords d’investissement.
Cela ne signifie pas, toutefois, que les chrétiens palestiniens n’ont pas de raison d’être inquiets des efforts d’Israël en vue de harceler les Églises pour qu’elles paient davantage de taxes ni qu’ils ont été indifférents de la brève impasse autour de l’église du Saint Sépulcre.
Le Vatican et le patriarcat orthodoxe ont été de plus en plus intimidés vis-à-vis d’Israël au cours des décennies récentes, à la fois du fait qu’Israël est devenu de plus en plus assertif quant à ses pouvoirs dans la région et du fait aussi que les États européens ont montré qu’ils soutiendraient Israël, quand bien même il traitait mal les Palestiniens.
Israël a de nombreux points de levier sur les Églises internationales.
Il peut, et il l’a déjà fait, geler les visas de travail clérical dont ont besoin les milliers de membres de leur personnel en Terre sainte.
Régulièrement, Israël bloque les permis d’urbanisme dont l’Église a besoin pour bâtir ou rénover des propriétés.
Et des groupes d’extrême droite proches de la coalition gouvernementale d’Israël menacent régulièrement le clergé dans les rues et vandalisent des propriétés ecclésiastiques, y compris des cimetières, et ce, à la faveur de l’obscurité. La police israélienne a rarement attrapé ou puni les coupables de telles agressions et déprédations.
Le plus célèbre de ces méfaits fut l’incendie allumé par des pyromanes en 2015 et qui détruisit des sections de l’église de la Multiplication, située sur la rive du lac de Tibériade, où Jésus passe pour avoir nourri une foule importante avec quelques pains et poissons. Des graffiti en hébreu barbouillés sur un mur de l’église disaient : « Les adorateurs d’idoles auront la tête tranchée. »
Cette stratégie d’affaiblissement et d’intimidation des Églises internationales a été particulièrement évidente en relation avec la religion orthodoxe.
Chaque nouveau patriarche, la principale autorité orthodoxe dans la région, doit être approuvé en même temps par l’Autorité palestinienne, la Jordanie et Israël.
Et, dans le cas des deux derniers patriarches, Irénée Ier et Théophie III, Israël, au contraire de l’Autorité palestinienne et de la Jordanie, a tiré les choses en longueur avant d’approuver leur nomination. Irénée dut attendre près de quatre ans, et Théophile deux ans et demi. Les raisons, progressivement, allaient apparaître clairement aux yeux des chrétiens locaux.
Peu après que chacun des deux patriarches eut reçu son approbation tardive, des preuves se firent jour de ce que leurs conseillers avaient supervisé la vente de certains des biens immobiliers des Églises en Israël et dans les territoires occupés.
Ces arrangements nébuleux, consistant habituellement à vendre des terres de grande valeur à des prix comparativement dérisoires, avaient été conclus avec des sociétés israéliennes ou des organisations étrangères qui, comme on le découvrit plus tard, opéraient comme façades pour des groupes de colons juifs.
Le cas le plus honteux concerne la vente à des colons de deux grandes propriétés servant en tant qu’hôtels gérés par des Palestiniens, dans un endroit éminemment stratégique près de la porte de Jaffa, l’entrée du quartier chrétien de la Vieille Ville de Jérusalem.
Ces ventes, s’est-il avéré, font partie du prix payé par Irénée pour obtenir l’approbation israélienne.
Israël a longtemps désiré ardemment de judaïser la porte de Jaffa parce qu’elle sert effectivement de pont entre Jérusalem-Ouest, en Israël, et le quartier juif, la principale colonie d’implantation dans la Vieille Ville occupée.
Parlant des ventes de terrain à la porte de Jaffa, le quotidien Haaretz révéla l’existence d’enregistrements sonores d’un dirigeant de colons de Jérusalem qui se vantait que son organisation, Ateret Cohanim, pouvait opposer son veto à la désignation de chaque patriarche.
Il disait qu’Ateret Cohanim ne donnerait sa bénédiction qu’une fois que le patriarche lui aurait vendu du terrain.
Ce modus operandi semble s’être répété avec Théophile, qui est accusé d’avoir vendu de nombreuses parcelles de terrain à proximité de Bethléem, à Jérusalem-Ouest, Jaffa, Haïfa, Nazareth et Césarée.
On rapporte que l’Église a empoché plus de 100 millions de USD dans ces transactions.
En 2017, quelque 300 chrétiens palestiniens introduisirent une plainte pénale auprès de l’attorney général palestinien de Ramallah, accusant le patriarche de « trahison ».
La même année, 14 institutions orthodoxes locales – représentant une grande partie du demi-million de chrétiens orthodoxes grecs des teritoires occupés, d’Israël et de Jordanie – durcirent leurs liens avec Theophile et son synode, et exigèrent sa destitution.
Les chrétiens palestiniens ont en plus en plus de motifs d’inquiétude de ce que les Églises ne veillent pas sur leurs intérêts lorsqu’elles font des marchés de ce genre.
Historiquement, des terres ont été données à l’Église orthodoxe grecque en tant que donation, et le revenu était utilisé pour le bien collectif de la communauté orthodoxe en Terre sainte. Mais les communautés locales disent qu’aujourd’hui, l’argent est tout simplement transféré vers les autorités de l’Église à l’étranger.
En outre, il est rapporté que près d’un quart du terrain à Jérusalem-Est est propriété de l’Église, y compris le mont des Oliviers, Sheikh Jarrah et de larges sections de la Vieille Ville.
Bien des chrétiens palestiniens vivent dans ces zones qui sont ciblées de façon agressive par le mouvement des colons. Les chrétiens locaux ont peu de foi en ce que l’Église ne vende pas ces terrains à l’avenir, ce qui en feraient des proies faciles pour l’expulsion par les colons.
Atallah Hanna (appelé officiellement Theodosios, NdT), le seul Palestinien servant comme archevêque orthodoxe grec, a été sanctionné à diverses reprises pour s’est exprimé contre la politique du patriarche.
Il avait sorti une déclaration à propos des ventes de terrain à la porte de Jaffa :
« Ceux qui vendent et qui perdent nos biens immobiliers et nos dotations orthodoxes ne représentent pas notre Église arabe, son héritage, son identité et sa présence historique sur cette Terre sainte. »
L’effort du maire de Jérusalem en vue de « pressurer » financièrement les Églises en 2018 devrait être perçu sous cet éclairage.
Si les Églises sont confrontées à d’importants nouveaux projets de taxes, la pressions qu’elles subiront vont augmenter à plus long terme encore, soit afin qu’elles se montrent plus soumises vis-à-vis d’Israël, par crainte de s’attirer des taxes supplémentaires, soit afin qu’elles vendent plus de terrains encore en vue de couvrir leurs dettes. D’une façon comme d’une autre, les chrétiens palestiniens souffriront.
Un obstacle à la fin des temps
On pourrait rédiger un essai séparé sur le rôle des mouvements évangéliques chrétiens à l’étranger dans la détérioration de la situation des chrétiens palestiniens. Il suffit de faire remarquer que la plupart des chrétiens évangéliques sont grandement indifférents à la situation pénible de la population chrétienne de la région.
En fait, le sionisme, l’idéologie de l’État d’Israël, s’inspire beaucoup d’un sionisme chrétien qui est devenu populaire parmi les protestants britanniques voici plus de 150 ans.
Aujourd’hui, le principal foyer du sionisme évangélique se situe aux États-Unis, où des dizaines de millions de croyants ont adopté une vue du monde théologique, favorisée par des prophéties du Livre des Révélations (c’est-à-dire l’Apocalypse, NdT), qui prévoit qu’un « retour » juif vers la Terre promise provoquera une fin des temps apocalyptique lors de laquelle les chrétiens – et certains juifs qui accepteront Jésus comme leur sauveur – seront sauvés de la damnation et monteront au ciel.
Inévitablement, quand on la compare à la voie rapîde vers le salut, la sauvegarde des 2.000 ans d’héritage des chrétiens palestiniens ne pèse pas lourd aux yeux de la plupart des sionistes chrétiens des États-Unis.
Les chrétiens locaux expriment régulièrement leurs craintes que leurs lieux saints et leur mode de vie ne soient menacés par un État qui se déclare juif et dont la mission centrale est une politique de « judaïsation » de somme zéro. Mais, pour les sionistes chrétiens, les chrétiens palestiniens sont simplement un obstacle à la réalisation d’un but bien plus urgent et d’ordre divin.
Les évangélistes américains ont par conséquent injecté de l’argent dans des projets qui encouragent les juifs à se rendre sur « la Terre d’Israël », y compris dans les colonies de Cisjordanie occupée et de Jérusalem-Est. Leurs dirigeants sont proches des hommes politiques les plus bellicistes d’Israël, comme le Premier ministre Benjamin Netanyahou, entre autres.
L’influence politique des mouvements évangéliques aux États-Unis, la seule superpuissance mondiale et le principal patron d’Israël, n’a jamais été plus évidente. Le vice-président, Mike Pence, est des leurs, alors que le président Donald Trump a dû dépendre des votes évangéliques pour décrocher son mandat. C’est pourquoi Trump a rompu avec les anciennes administrations et a été d’accord pour que les États-Unis deviennent le premier pays des temps modernes à déplacer son ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, tuant ainsi effectivement tout espoir pour les Palestiniens de s’assurer que Jérusalem-Est devienne un jour leur capitale.
Étant donné cette atmosphère internationale, l’isolement des chrétiens palestiniens et de leurs dirigeants est à peu près total. Ils se retrouvent marginalisés au sein de leurs propres Églises, entièrement ignorés par des mouvements évangéliques étrangers et perçus comme un ennemi d’Israël. Ils ont par conséquent tenté de rompre cet isolement à la fois en forgeant une plus grande unité entre eux et en dégageant une vision plus claire afin de renforcer les liens avec les chrétiens en dehors de la Terre sainte.
Un événement important sur cette voie fut la publication du document « Kairos Palestine » en décembre 2009, qui se basait sur un document similaire rédigé surtout par des théologiens noirs de l’Afrique du Sud de l’apartheid, dans les années 1980.
Kairos Palestine, qui se décrit comme
« les mots des Palestiniens chrétiens adressés au monde à propos de ce qui se passe en Palestine »,
a été signé par plus de 3 000 personnalités éminentes chrétiennes de Palestine, y compris Atallah Hanna, l’archevêque grec orthodoxe du diocèse de Sebastiya ; Naim Ateek, un important prêtre anglican ; Mitri Raheb, un éminent pasteur luthérien ; et Jamal Khader, une personnalité importante du patriarcat latin.
Le document Kairos appelle sans équivoque aucune
« toutes les Églises et les chrétiens du monde (…) à se dresser contre l’injustice et l’apartheid » et prévient que « toute théologie s’appuyant en apparence sur la Bible ou sur la foi ou sur l’histoire, et qui légitimise l’occupation, est éloignée des enseignements chrétiens ».
Il demande aux chrétiens de l’étranger de
« revoir les théologies qui justifient les crimes perpétrés contre notre peuple ainsi que la dépossession de la terre ».
Et, de plus, il soutient le large appel BDS palestinien aux boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël et contre ceux qui conspirent dans l’oppression des Palestiniens.
Il décrit la résistance non violente comme un « devoir » qui incombe à tous les Palestiniens, prétendant qu’une telle résistance devrait se terminer uniquement quand les abus israéliens cesseront, et non avant.
Confrontées aux inévitables accusations d’antisémitisme émanant des partisans d’Israël en Occident, la plupart des Églises étrangères – dont, et c’est très important, le Conseil œcuménique mondial – se sont abstenues de répondre à cet appel des chrétiens palestiniens.
Seule l’Église presbytérienne des États-Unis a soutenu le document, alors que l’Église unie du Christ l’a encensé.
De façon prévisible, les lobbyistes israéliens ont tenté de saper la signification du document en insistant – à raison – sur le fait que les directions des Églises étrangères en Palestine, comme le patriarcat grec orthodoxe, ont refusé de le soutenir. Mais, dans ce cas, ce genre de dirigeants ecclésiastiques ont eu rarement à cœur les intérêts de leurs congrégations palestiniennes.
Néanmoins, Israël est très préoccupé par ce document.
S’il devait être accepté, il embarquerait les Églises internationales en compagnie du mouvement BDS élargi, lequel appelle à un boycott international d’Israël. Les dirigeants israéliens craignent beaucoup le précédent créé par la façon dont la communauté internationale a traité l’Afrique du Sud de l’apartheid.
Des trois volets de la campagne BDS, le plus embarrassant pour Israël n’est ni la composante boycott ni celle des sanctions, mais la menace de désinvestissement – le retrait des investissements en Israël par les Églises, les organisations de la société civile, les syndicats et les fonds de pension.
Si les Églises devaient adopter BDS, de telles actions pourraient rapidement acquérir une légitimité morale et se propager.
Le document Kairos est par conséquent perçu comme la première étape d’un processus très dangereux.
En tant que membre le plus éminent du clergé à avoir signé le document, Atallah Hanna, s’est particulièrement retrouvé dans le collimateur d’Israël.
En décembre dernier, il s’est retrouvé à l’hôpital en Jordanie, où il s’est fait traiter pour un « empoisonnement à l’aide d’une substance chimique », après qu’une grenade de gaz lacrymogène avait été lancée, paraît-il, sur le sol de son église à Jérusalem.
Dans de telles circonstances, l’allégation de Hanna disant qu’Israël avait essayé de l’« assassiner » ou, à tout le moins, de lui infliger un handicap, a trouvé un écho auprès de nombreux Palestiniens.
Il est certain que Hanna s’est retrouvé dans les ennuis à plusieurs reprises avec les autorités israéliennes en raison de son activisme palestinien.
En 2002, au cours de la deuxième intifada, par exemple, il avait été enlevé de son domicile dans la Vieille Ville de Jérusalem et accusé de « suspicion de relations avec des organisations terroristes », une allégation bidon relative au fait qu’il s’était exprimé en faveur du soulèvement populaire contre l’occupation israélienne.
Lors d’une rencontre avec une délégation étrangère, l’an dernier, Hanna avait mis en garde contre le fait qu’Israël, avec le soutien de la communauté internationale, avait eu la permission de transformer progressivement Jérusalem :
« Les lieux saints islamiques et chrétiens et les donations sont ciblés afin de modifier notre ville, de masquer son identité et de marginaliser notre exsistence arabe et palestinienne. »
Des citoyens israéliens malvenus
La communauté finale des chrétiens palestiniens qu’il convient de prendre en compte à considérer est le groupe le plus important et celui, en fait, que l’on néglige le plus souvent : les 120.000 qui vivent en Israël et qui n’ont qu’une forme dévalorisée de citoyenneté.
Ces Palestiniens sont sous le pouvoir exclusif des Israéliens depuis plus de 70 ans. Israël claironne mensongèrement que la minorité palestinienne jouit exactement des mêmes droits que les citoyens juifs. Pourtant, le déclin du nombre de chrétiens palestiniens en Israël reflète étroitement la situation de ceux qui vivent dans les territoires occupés.
La population chrétienne palestinienne est sortie des événements de 1948 dans un état relativement meilleur que celui de ses compatriotes musulmans à l’intérieur du territoire considéré aujourd’hui comme Israël.
Conscient des priorités des États occidentaux, Israël fut plus prudent dans son approche du nettoyage ethnique des communautés comptant des nombres importants de chrétiens.
Il en résulta que les 40.000 chrétiens d’Israël à la fin de la Nakba comprenaient 22 pour 100 de la nouvelle minorité palestinienne du pays. Quelques années plus tard, les membres de cette minorité allaient obtenir une forme très inférieure de citoyenneté israélienne.
La prudence d’Israël au début à propos des chrétiens palestiniens était compréhensible. Israël craignait de se mettre à dos les États occidentaux, à majorité chrétiens, car il avait désespérément besoin de leur soutien.
Cette politique fut illustrée dans la façon de traiter Nazareth, à laquelle fut épargnée dans les grandes lignes la politique élargie des expulsions.
Toutefois, à l’instar de Bethléem, la majorité chrétienne de Nazareth commença à être renversée au cours de 1948, quand les musulmans des villages voisins sous attaque se déversèrent dans la ville, cherchant un endroit où se réfugier. Aujourd’hui, Nazareth a une majorité de 70 pour 100 de musulmans.
La proportion de chrétiens parmi la population palestinienne en Israël est généralement retombée aussi – de près d’un quart au début des années 1950 à quelque 9 pour 100 aujourd’hui.
Il y a un nombre similaire de druzes, une secte religieuse vulnérable qui a rompu avec l’orthodoxie islamique il y a près de 1 000 ans. Le reste de la population palestinienne d’Israël – plus de 80 pour 100 – est constituée de musulmans sunnites.
L’exode chrétien a été provoqué par des facteurs similaires à ceux cités par les Palestiniens en Cisjordanie.
Dans un État autodéclaré juif, les chrétiens ont été confrontés à une diminution des opportunités offertes par l’enseignement et l’emploi, ils doivent affronter une discrimination rampante, institutionnelle et, après des vagues de confiscation de terres en vue de judaïser les zones dans lesquelles ils vivent, ils peuvent rarement trouver des solutions de logement pour la génération suivante.
Israël a encouragé un sens de l’impuissance et du désespoir aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans.
Un problème pour Israël, c’est le fait que les chrétiens palestiniens ont joué un rôle clé dans le développement d’un nationalisme palestinien laïque aussi bien dans les territoires occupés qu’en Israël.
Pour des raisons évidentes, ils ont pris soin que l’identité nationale palestinienne ne se déforme pas en une identité islamique divisive, reflétant le nationalisme ethnique et religieux hybride d’Israël.
Étant donné les difficultés de l’activisme politique pour les Palestiniens à l’intérieur d’Israël – des décennies durant, il pouvait mener à la prison ou même à la déportation – ils furent nombreux, et particulièrement les chrétiens, à rallier le Parti communiste judéo-palestinien, en présumant que son cadre juif allait leur assurer une protection.
Le bénéfice le plus apprécié de l’affiliation au Parti communiste consistait en les bourses pour les universités de l’ancien bloc soviétique.
Israël appliquait la ségrégation dans son système d’enseignement, qui comprenait un système étatique en quasi-dysfonctionnement pour les Palestiniens, ce qui mettait quasiment hors de portée de ces derniers toute forme d’enseignement supérieur en Israël même.
Les bourses étaient une aubaine pour les chrétiens parce qu’ils bénéficiaient de l’accès aux écoles privées chrétiennes qui avaient survécu, dans des villes comme Nazareth, Haïfa et Jaffa, et qui proposaient un meilleur enseignement.
Mais l’espoir d’Israël était que, une fois hors de la région, nombreux étaient ceux qui ne reviendraient pas – et, en effet, ceci devint un facteur supplémentaire dans le déclin de la population chrétienne des Palestiniens d’Israël.
En avant vers des militaires chrétiens
Mais les avantages dont bénéficiaient les chrétiens palestiniens furent bientôt perçus par Israël comme une sorte de fardeau, de passif.
Les chrétiens vivaient surtout dans les villes. Nombreux étaient ceux qui avaient les avantages de l’accès à de bonnes écoles et à une éducation supérieure.
Certains avaient été exposés au monde étranger en ayant suivi des cours universitaires à l’étranger. Et les chrétiens bénéficiaient de connexions avec des communautés sympathisantes à l’étranger.
Leur présence continuelle en Terre sainte, de même que leur articulation du nationalisme palestinien vers des gens du dehors servait à saper les prétentions d’Israël quant à un simple choc judéo-chrétien des civilisations avec l’Islam.
C’est dans ce contexte que, fin 2012, Israël rafraîchit secrètement des plans d’abord envisagés dans le sillage de la Nakba, en vue de recruter de jeunes chrétiens dans l’armée israélienne.
Le programme se concentrait sur Nazareth et ses environs et il ciblait des groupes de scouts chrétiens. Ni les chrétiens ni les musulmans en Israël ne sont appelés sous les drapeaux en Israël quand ils quittent l’école, au contraire des jeunes juifs et druzes.
Cependant, ils peuvent s’engager comme volontaires, encore qu’en pratique ils soient très peu nombreux à le faire. Les chiffres suggèrent qu’il y a quelques douzaines de familles chrétiennes, typiquement parmi les plus pauvres, dont les fils rejoignent l’armée.
Mais, dès 2012, le gouvernement Netanyahou a planché très sérieusement en vue d’introduire un appel sous les drapeaux pour les chrétiens, espérant ainsi enfoncer un coin entre juifs et musulmans en Israël.
Netanyahou joua sur plusieurs fronts. Il fit une promotion agressive du petit nombre de familles chrétiennes ayant des enfants à l’armée pour suggérer qu’ils étaient représentatifs de la communauté plus large. En même temps, il prétendit que l’écrasante majorité des chrétiens qui s’opposaient publiquement à son plan le faisaient parce qu’ils avaient été intimidés par leurs voisins musulmans.
Les médias israéliens ont également claironné le fait que Netanyahou avait recruté un « dirigeant religieux » – Jibril Nadaf, un évêque grec orthodoxe à Nazareth – afin de soutenir l’appel au service des chrétiens.
En fait, une rumeur circula largement à l’époque à Nazareth, prétendant que Nadaf subissait des pressions de la la police secrète d’Israël, le Shin Bet, afin de proposer son appui.
Ce n’est que bien plus tard que les médias israéliens rapportèrent que Nadaf avait fait l’objet d’une enquête concernant des agressions sexuelles contre de jeunes hommes et que le Shin Bet avait étouffé son affaire.
Vers la même époque, Israël introduisit l’option de l’enregistrement d’une nouvelle nationalité, « araméenne », sur les cartes d’identité israéliennes.
Israël avait topujours refusé de reconnaître une nationalité « israélienne » parce que cela aurait encouru le risque de conférer des droits égaux à tous les citoyens israéliens, aux Palestiniens comme aux Juifs.
En lieu et place, en Israël, de nombreux droits sont accordés aux citoyens en s’appuyant sur les nationalités qu’on leur assigne – les principales catégories étant les « Juifs », les « Arabes » et les « Druzes ».
Les nationaux juifs reçoivent des droits supplémentaires inaccessibles aux citoyens palestiniens sur le plan de l’immigration, de la terre et du logement, et les droits de langue. La nouvelle catégorie « araméenne » était destinée à conférer aux chrétiens une nationalité séparée reflétant la nationalité druze.
L’obscure identité « araméenne » a été choisie pour deux raisons.
Primo, elle faisait référence à une époque éloignée de 2 000 ans, quand les Juifs comme Jésus parlaient l’araméen – aujourd’hui, presque une langue morte.
« Araméen », par conséquent, fusionnait les identités juive et chrétienne, répétant la revendication des « liens du sang » qu’Israël avait encouragée avec la communauté druze.
Et, secundo, « araméen » avait déjà été cultivé en tant qu’identité par une poignée de familles chrétiennes palestiniennes dont les fils avaient volontairement servi dans l’armée.
Pour ces personnes, « araméen » se situait au cœur d’une identité nationaliste chrétienne pure et fière supposée originale.
Elles prétendaient que l’héritage araméen et la langue araméenne de leurs ancêtres avaient été usurpés et corrompus par l’arrivée des identités arabe et islamique dans la région durant les conquêtes arabes au septième siècle.
Pour ceux qui en faisaient la promotion, y compris le gouvernement israélien, l’identité « araméenne » n’était pas une identité chrétienne neutre, mais se voulait consciemment une identité anti-arabe, antimusulmane.
Elle était en dernier recours liée à l’agenda plus large et sophistiqué du gouvernement prévoyant de tranformer la population chrétienne locale en sionistes chrétiens palestiniens.
Parallèlement à ces développements, le gouvernement de Netanyahou se mit également à exercer des pressions agressives sur les ressources disponibles pour les églises chrétiennes opérant à Nazareth et ailleurs.
Un arrangement qui avait procuré historiquement des fonds partiels de l’État aux écoles privées religieuses, avant tout pour aider les ultra-orthodoxes juifs, commença à être progressivement retiré aux écoles chrétiennes.
Les élèves de la douzaine d’écoles de ce genre à Nazareth, qui servent en même temps pour les chrétiens et les musulmans, organisèrent une grève sans précédent en 2014 quand il devient plus malaisé pour les écoles de couvrir leurs frais.
Le gouvernement proposa une porte de sortie : les écoles, suggéra-t-il, devraient passer sous la coupole du système d’éducation de l’État. Jusqu’à présent, les écoles de l’Église se sont arrangées pour résister à cette proposition.
Bien que la mesure n’ait pas encore été appliquée, il y a des signes de ce qu’Israël espérait réaliser, en fin de compte.
Le but, semble-t-il, était de réinventer les écoles de l’Église pour en faire des écoles « araméennes », limitant ainsi l’admission aux chrétiens et proposant un programme de cours qui, comme pour les druzes, mettait l’accent sur les « liens du sang » entre juifs et chrétiens et préparait les élèves au service militaire.
La première école de ce genre, donnant son enseignement en araméen, a ouvert ses portes à Jish, un village de la Galilée centrale qui héberge certaines des principales familles qui se proposent volontairement de servir dans l’armée israélienne.
En fait, Israël a échoué lamentablement dans ses efforts de persuader les chrétiens d’accepter le service militaire et semble avoir largement abandonné le plan, même après avoir consacré plusieurs années à tenter de lui faire porter ses fruits.
Israël devrait avoir deviné qu’un tel plan n’était guère susceptible de réussir.
Dans une ville comme Nazareth, trop de chrétiens sont des professionnels diplômes – des médecins, des avocats, des architectes et des ingénieurs qui servent leur communauté – et n’ont aucun intérêt à obtenir le seul avantage du service militaire dont les druzes plus pauvres ont dépendu : après le service militaire, des emplois subalternes dans les secteurs de la sécurité, comme gardiens de prison ou simples agents de sécurité.
Mais il se peut que cela n’ait pas été le seul but d’Israël. En ligne avec ses ambitions de longue date, Israël voulait aussi, sans aucun doute, intensifier les tensions sectaires entre chrétiens et musulmans dans des endroits où les deux communautés vivent en étroite proximité, particulièrement à Nazareth.
Et, pour toute une série de raisons, les divisions sectaires ont commencé à apparaître ces quelques dernières années. Les causes sont multiples, mais les efforts d’Israël en vue de recruter des chrétiens pour l’armée – pour les dissocier des musulmans – ont sans aucun doute exacerbé le problème.
Un autre facteur significatif a été le déclin progressif du parti communiste, particulièrement à Nazareth, après qu’il eut été trop étroitement identifié aux chrétiens et qu’il eut été perçu comme jouant un rôle dans la préservation de leurs privilèges relatifs.
Cela se traduisit par un contrecoup à Nazareth, qui vit Ali Salam, un homme politique populiste qui affiche des similitudes avec Donald Trump, devenir maire après avoir exploitié subtilement ces tensions sectaires.
Il ne servit de rien non plus que, pendant près de deux décennies, des mouvements islamiques nihilistes se rapprochèrent de plus en plus des frontières d’Israël – d’abord avec al-Qaïda et, plus tard, avec l’État islamique. Cela décontenança de nombreux chrétiens et musulmans palestiniens en Israël.
Ces dernières années, cela a provoqué une réaction politique de la part de certains qui ont commencé à se demander si un Israël militairement fort, soutenu par l’Occident, ne constituait pas un moindre mal au niveau régional.
Israël a tout intérêt à renforcer de tels développements, à exploiter les tensions qui étayent son discours à propos du choc des civilisations.
Paradoxalement, c’est l’interférence à long terme d’Israël dans la région et l’intervention militaire directe des États-Unis dans des endroits comme l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie et l’Iran qui ont créé les conditions mêmes dans lesquelles l’extrémisme islamique a prospéré.
À eux deux, Israël et les États-Unis ont semé le désespoir et engendré des vides politiques à travers le Moyen-Orient, vides que des groupes comme l’État islamique ont comblés à l’aide de leur propre discours sur le choc des civilisations.
Pour Israël, recruter des chrétiens palestiniens dans le camp du discours sur le choc des civilisations qui le sert le mieux – même s’ils ne sont que très peu – est utile.
Si Israël peut embrouiller les cartes dans la région en trouvant suffisamment d’alliés parmi les chrétiens locaux, il sait qu’il pourra continuer à dissuader les Églises internationales d’entreprendre la moindre action substantielle pour intervenir contre les crimes qu’il a perpétrés sans entrave sur les Palestiniens, et ce, depuis plus de sept décennies.
La grande crainte d’Israël est qu’un jour, les Églises internationales pourraient assumer leur direction morale et résoudre le conflit israélo-palestinien et mettre un terme aux traumatismes déclenchés par la Nakba.
À en juger par ce qu’ont réalisé en ce sens les Églises jusqu’à présent, il semble bien qu’Israël n’ait que peu de raisons de se faire du souci.
Publié le 7 juin sur Dissident Voice.
Traduction : Jean-Marie Flémal
Jonathan Cook est un journaliste installé à Nazareth. Il est lauréat du prix spécial Martha Gellhorn pour le journalisme. Il est l’auteur de Blood and Religion (Sang et religion) et de Israel and the Clash of Civilisations (Israël et le choc des civilisations) disponibles en anglais chez Pluto Press.
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