Hagai El-Ad : «Nous avons le genou posé sur les cous des Palestiniens»
Hagai El-Ad, directeur général de B’Tselem explique à Haaretz pourquoi les organisations comme la sienne sont devenues la dernière forme de résistance israélienne à l’occupation et comment il se débrouille avec l’étiquette de traître qu’on lui a collée.
Ravit Hecht, 28 juillet 2020
Hagai el-Ad : « C’est comme George Floyd. Nous avons le genou posé sur les cous des Palestiniens »
En contraste frappant avec la répression croissante dans la société israélienne de toute forme de pensée au sujet de l’occupation, le directeur de B’Tselem, Hagai El-Ad, est devenu l’un des opposants les plus en vue et les plus déterminés à la situation actuelle.
A l’instar d’autres activistes des droits de l’homme – par exemple, le directeur exécutif de Breaking the Silence (Rompre le silence), Avner Gvaryahu –, El-Ad est également devenu une cible ambulante de la droite. Ce processus reflète certes la réalité en pleine détérioration, mais aussi l’affaiblissement de la plate-forme politique qui mène le combat contre l’occupation, quand on sait que le flambeau est dorénavant transmis à des organisations non politiques ou aux personnages en vue qui les représentent.
Il ne s’agit plus de B’Tselem ou de « la gauche » ; ici, c’est bel et bien El-Ad qui est devenu la cible d’une campagne de haine que l’on ne peut interpréter que comme un contrat qui a été lancé contre sa personne.
Hagai, cette série d’interviews traite de la question de savoir si la gauche a perdu son combat contre l’occupation…
Hagai El-Ad : « La réponse brève, je pense, est non. La réponse longue, c’est que nous perdons du terrain chaque jour, mais ce n’est pas terminé. Des organisations des droits humains se lèvent chaque matin, perdent et continuent. C’est l’éthique de cette lutte. Je crois vraiment qu’il y a une différence entre B’Tselem et l’Association pour les droits civils en Israël, par exemple. Cette dernière doit exister à jamais. Nous – je n’étais pas là, mais voilà comment j’interprète l’’histoire de l’organisation – nous sommes établis il y a trente ans avec une philosophie s’appuyant sur l’impermanence. Nous estimions que le public juif en Israël n’était pas suffisamment mis au courant, via une source locale fiable, de ce que nous faisions subir aux Palestiniens dans les territoires occupés. Nous croyions que, si nous créions B’Tselem et qu’il accomplissait sa tâche, l’occupation prendrait fin – mettant donc ainsi un terme au travail de B’Tselem. Cette théorie n’a pas marché. Je crois que l’insistance de B’Tselem à vouloir trouver des manières dont nous pourrions perturber la situation actuelle est très optimiste. »
Hagai El-Ad, 50 ans, est un astrophysicien de formation devenu directeur général de B’Tselem juste avant la guerre de Gaza (autrement dit, l’opération « Bordure protectrice ») en 2014. Confronté à une réalité de haine dirigée contre les Arabes et à la délégitimation de la gauche, il a établi une position forte – certains la qualifieraient de plus radicale – encourageant les pressions internationales sur Israël et l’arrêt de toute coopération avec des institutions israéliennes telles les Forces de défense israéliennes (FDI) et l’unité d’investigation de la police militaire.
Il s’est présenté à deux reprises devant le Conseil de sécurité des Nations unies – une démarche dont d’autres organisations de gauche, comme Peace Now, se sont abstenues –, utilisant cette tribune pour condamner les crimes de l’occupation et pour inviter explicitement les institutions internationales à entreprendre des actions contre Israël.
Pourquoi le public israélien n’a-t-il pas été convaincu de la justesse de votre démarche, au point que vous vous êtes adressés à d’autres pays pour tenter d’inciter Israël au changement ?
Hagai El-Ad : « Les Israéliens ne veulent pas changer. Nous avons les droits, la position supérieure, la puissance. De plus, l’existence est confortable, ici, nous n’en payons guère le prix. »
Quel prix les Israéliens devraient-ils payer afin de mettre un terme à l’occupation ?
Hagai El-Ad« Je pense que les coûts économiques futurs pourraient vraiment être réels. »
Pensez-vous que cela se produira ?
Hagai El-Ad « Je l’espère. Je suis plus optimiste quant à la venue de ces coûts. Dans toutes les conversations embrouillées sur l’annexion, une chose n’était pas embrouillée, c’était que davantage de voix étrangères – telles celles de personnages politiques de premier plan comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez – ont dit qu’il n’était plus possible de demander poliment à Israël de s’abstenir de faire certaines choses. Il y a quelques années, cela aurait pu mettre un terme à la carrière d’un homme politique. »
Il semble que non seulement El-Ad ne soit pas concerné par la saga de l’annexion, mais qu’il regrette que la question soit passée au second plan derrière la deuxième vague de coronavirus en Israël.
Hagai El-Ad « L’un des grands risques actuellement, c’est que la question de l’annexion a été balayée de la table pour des raisons qui conviennent à Israël. Tous ceux qui ont fait des vagues ces dernières semaines pousseront un soupir de soulagement, donnant peut-être à Israël une carotte ou deux comme récompense de son comportement décent, et nous en reviendrons à une facilitation de la normalisation de la situation actuelle »,
« Nous n’avons pas attendu qu’ils disent qu’ils allaient annexer certaines parties de la Cisjordanie pour réclamer des actions internationales. Nous le disons depuis 2016, en insistant chaque fois pour dire que ces mesures sont nécessaires, quoi qu’Israël puisse envisager de faire dans le futur. »
Quelles sont ces mesures ? Je me focalise délibérément sur des questions pratiques. Vous êtes celui qui dit que faire appel à la morale ne vous aidera pas à faire vos courses à l’épicerie…
Hagai El-Ad : « Je ne répondrai pas à cette question. Je suis un spécialiste de ce qui se passe dans les territoires, pas des relations bilatérales entre les Etats-Unis et Israël, ni entre l’Europe et Israël. »
Comment espérez-vous être efficace si vous n’allez qu’à mi-chemin ?
Hagai El-Ad : « Vous vous imaginez réellement qu’il y a quelqu’un d’assis à Bruxelles et que tout ce qui lui manque, c’est une liste rédigée par B’Tselem et reprenant les choses qui doivent être réalisées ? Ces gens savent bien mieux que moi de quel levier ils disposent. Ce qu’il faut, c’est que des décisions politiques soient prises à Berlin, Paris, Bruxelles et Washington. »
Soutenez-vous le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions ?
Hagai El-Ad : « Nous n’avons aucune position, en ce qui concerne le mouvement BDS, et nous n’avons pas l’intention d’en avoir une. »
Pourquoi pas ? C’est un mouvement en faveur d’un combat non violent contre Israël, avec une rhétorique tout à fait semblable à la vôtre. Il serait naturel que vous coopériez avec ce mouvement…
Hagai El-Ad : « Nous concentrons nos efforts en vue d’exercer des pressions sur les acteurs internationaux tels les gouvernements, qui ont la responsabilité de sauvegarder les droits humains – et certainement pas de collaborer à leur violation. Nous croyons manifestement que tous les efforts législatifs contre BDS, ici et à l’étranger, sont déraisonnables, mais nous ne dirons pas aux individus ce qu’ils doivent faire. »
J’ai l’impression que vous avez trouvé une façon diplomatique de ne pas toucher à cette patate chaude. Vous semblez ennuyé de soutenir un mouvement qui parle comme vous mais qui se fait injurier par le public israélien…
Hagai El-Ad : « Je pense qu’on a une conception erronée de ce que nous sommes. Nous ne sommes ni un parti ni un mouvement de masse. B’Tselem n’est ni un mouvement ni un parti visant à mettre un terme à l’occupation ; nous sommes une organisation des droits de l’homme. Voyez nos antécédents. Dire que c’est une organisation peureuse ne s’appuie pas sur la réalité. »
Selon El-Ad, les questions ou demandes adressées à des organisations comme la sienne découlent du vide politique qui se crée. « Qui sont ceux qui insistent réellement pour faire entendre une voix peu flatteuse contre l’occupation ? C’est Breaking the Silence (Rompre le silence) et B’Tselem », explique-t-il. « Je pense qu’on nous pose ces questions parce que la politique israélienne est si anémique et dans un tel état de dégradation, et qu’il n’y a pas d’opposition politique, ici, à l’occupation. »
Une telle opposition a-t-elle jamais existé ?
Hagai El-Ad : « Je crois. Dans les phases initiales de certains partis. Des gens comme Meretz, par exemple… »
Et, aujourd’hui, il n’y a pas d’opposition ?
Hagai El-Ad : « Je ne suis pas certain. Je ne sais pas pour quel Etat est ce parti… »
Les organisations des droits de l’homme, dont B’Tselem, ne sont en fin de compte pas parvenues à faire avancer la lutte contre l’occupation. Vous aussi, vous croyez que non seulement la situation ne s’améliore pas, mais qu’elle se détériore.
Hagai El-Ad : « Je serais très heureux, si B’Tselem pouvait mettre un terme à l’occupation, mais je ne crois pas, en fin de compte, que ce soit réaliste. Le gouvernement d’Israël est le seul qui mettra un terme à l’occupation. Nous devons conserver une position morale et une position s’appuyant sur les faits, en continuant à faire du bruit comme nous ne voudrons jamais cesser d’en faire. »
Certains prétendent que votre position consistant à inviter des pressions extérieures sur Israël vous distancie de la majeure partie du public.
Hagai El-Ad : « Si quelqu’un a une meilleure idée sur la façon de mettre un terme à l’occupation, je serai heureux de l’adopter. C’est une tâche urgente, qui attend depuis des années déjà et c’est la manière pratique, morale et non violente que nous avons identifiée afin de réaliser la chose. »
Une autre raison pour laquelle El-Ad n’est pas alarmé par les déclarations d’annexion est qu’il pense que la chose est déjà réglée, avec certaines personnes mettant déjà en garde contre elle, mais qui, en fait, ont accepté ses principes.
Hagai El-Ad : « La vérité est que nous avons annexé les territoires il y a longtemps déjà et que la grande majorité des juifs en Israël vivent en paix avec ça », dit-il. « Je pense à nous et aux Palestiniens et je vois l’image de George Floyd dans mon esprit. Nous avons notre genou sur leurs cous tout en tenant une discussion avec nous-mêmes sur la façon dont nous souhaiterions continuer à agir de la sorte. »
La solution à deux Etats est-elle morte ?
Hagai El-Ad : « Je pense que c’est surtout une déformation de ce que les choses sont réellement. Tout le monde est partisan d’une solution à deux Etats, mais qu’est-ce que les gens entendent par-là ? Il y a eu des négociations pendant vingt et quelques années, non ? Mais que s’est-il passé dans la réalité, pendant ce temps ? Nous avons plus que triplé le nombre de colons, créant de plus en plus de faits sur le terrain. Dans l’intervalle, nous avons eu quelques « reprises » de plus à Gaza, et nous avons tué quelques milliers de Palestiniens. Nous tenons notre pied sur leur gorge, en discutant entre nous-mêmes de la façon de nous y prendre pour ce faire. »
Il ajoute que les déclarations faites par le mouvement des Commandants pour la sécurité d’Israël « ne disent pas que nous devons cesser d’opprimer le peuple palestinien, que c’est intolérable, que c’est immoral. Leurs publicités disent au public juif que nous n’avons pas besoin de ce mal de tête. Nous contrôlons la zone tout entière et nous y faisons ce que nous voulons, nous entrons et sortons de Ramallah à notre guise ; l’Autorité palestinienne est en charge de certains choses à notre service, et nous n’avons aucun prix à payer, pour tout cela. Dans ce cas, pourquoi aurions-nous besoin de l’annexion ?
Hagai El-Ad : « Il est également intolérable que ce mouvement soit présenté comme de gauche. Je pense qu’il s’agit d’un gros mensonge. Ils acceptent le fait que les juifs gèrent les affaires des Palestiniens ; c’est ce qu’ils veulent, mais ne le dites pas de façon si explicite, alors qu’ils sont ostensiblement des ‘progressistes’ (liberal, en anglais, NdT). »
De temps à autre, quand El-Ad fait ou dit quelque chose de paiculièrement marquant – comme lorsqu’il se présente à l’ONU, ou lorsque la droite le qualifie d’« ennemi intérieur » que l’on peut exploiter à des fins politiques – il doit faire face au revers de médaille moins plaisant consistant à avoir un nom bien connu de tout le monde.
A quoi devez-vous faire face, en de tels moments ?
Hagai El-Ad : « Toutes sortes de commentaires malvenus. ‘Venez me photographier’, en faisant allusion à nos caméras. Ou on me traite de traître… »
Et, quand on vous traite de traître, quel impact émotionnel cela a-t-il ?
Hagai El-Ad : « Le plus gros problème que j’ai avec cela, c’est la légitimation de la violence. Nous savons tous ce qu’on est censé faire, avec des traîtres. Ce n’est pas que de la diffamation ; on les pend aussi à un réverbère. »
Outre les menaces de mort, qu’éprouvez-vous quand les gens disent que vous êtes loyaux envers quelqu’un d’autre, mais pas envers votre peuple. Ou quand on vous accuse de tromperie, de désengagement ?
Hagai El-Ad : « Si les valeurs dont nous parlons incluent la suprématie juive sur les Palestiniens – oui, je suis un traître à ce sentiment. Et si ce que je trahis est l’acceptation permanente de l’oppression comme une chose normale et raisonnable, alors, oui, je la trahis. Il y a tout un jeu de valeurs, ici, que je suis fier de trahir. »
Le self-contrôle qu’on vous attribue, le fait que nous n’êtes pas stressé par les démarches dramatiques ni ne perdez votre sang-froid quand vous êtes attaqué sur tous les fronts, cela requiert un certain détachement…
Hagai El-Ad : « Mes activités ne tournent pas vraiment autour du fait de garder son sang-froid. Elles dérivent d’une connexion très émotionnelle à ce qui se passe ici, à ce que nous faisons et à ce que signifient ces choses. Vous savez, ma voix s’est brisée quand, un peu plus tôt, nous avons parlé de l’opération Bordure protectrice – ce n’est pas la première fois, et probablement pas la dernière non plus. Je crois que l’une des tragédies qui a frappé les humains, c’est que la question est devenue très aliénante. Elle est perçue comme une affaire réservée aux experts, aux juristes.
Vous connaissez probablement le cliché qui dit que les gens de gauche aiment l’humanité, mais qu’ils détestent les gens. Je pense que c’est le sentiment populaire, en ce qui concerne votre organisation…
Hagai El-Ad : « OK. Je parle de domaines dans lesquels les choses sont davantage sous notre contrôle : comment nous formulons les choses, comment nous pensons. Je pense que le recours exagéré à des termes légalistes quand on parle des droits de l’homme a contribué à cette aliénation.
« L’injustice est quelque chose que les gens savent reconnaître instinctivement. Nous savons ce qui se passe lorsque quelqu’un est abattu par un sniper à la frontière de Gaza à une distance de 300 mètres, et quand cette personne n’est pas autorisée à sortir de Gaza pour recevoir un traitement médical, ce qui fait qu’elle va perdre sa jambe et rester handicapée à vie. »
La détresse des Israéliens évoque-t-elle aussi de votre part de telles émotions ? Ou la souffrance palestinienne est-elle si grande qu’elle est incomparable ?
Hagai El-Ad« On peut éprouver de l’émotion pour certaines choses sans nécessairement les comparer. J’ai été très émotif lors des protestations de 2011 [relatives à la justice sociale]. On participait à une manifestation et il y avait tellement d’optimisme, là, beaucoup d’énergie. C’était lors de la Pride Parade à Jérusalem, qui avait débuté quand j’étais président de l’Open House [Portes ouvertes, un centre communautaire LGBT]. C’était effrayant, mais excitant. »
Y a-t-il eu un moment où vous avez été effrayé, dans votre situation actuelle ?
Hagai El-Ad : « L’opération Bordure protectrice m’a effrayé. Nous avons tué 500 enfants palestiniens à Gaza, et les gens en Israël vivent en paix avec cela. Si vous m’aviez demandé quelques années plus tôt si une telle chose pouvait se produire ici sans provoquer un tremblement de terre, je vous aurais dit que vous exagériez, que vous étiez trop pessimiste. C’est horrible, parce que qu’est-ce que cela dit sur ce qui pourrait se produire dans le futur ? »
L’occupation cessera-t-elle un jour ?
Hagai El-Ad : « Je l’espère. Il est très difficile de l’imaginer, mais il est tout aussi difficile d’imaginer que cette situation va se poursuivre pendant cinquante autres années, parce que je sais à quel point elle va engendrer des horreurs.
« Il y a dix ans, Joe Biden, qui était vice-président des Etats-Unis, a déclaré à Tel-Aviv que le statu quo était insoutenable. Depuis lors, il s’est avéré tout à fait supportable – et peut-être va-t-il se poursuivre pendant de nombreuses années encore. Le niveau de sophistication atteint par Israël dans le contrôle des Palestiniens sans en payer le prix est très élevé. Un membre d’une délégation sud-africaine qui était en visite au moment où je faisais partie de l’Association pour les droits civils en Israël a dit à l’époque que, si les Afrikaners avaient traité les noirs de la façon dont les Israéliens traitaient les Palestiniens, le régime d’apartheid serait toujours présent de nos jours. »
Publié le 28 juillet 2020 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal