De Rafah à Durham – un voyage d’un monde à un autre
Je crois que je suis redevable d’une histoire à mon peuple. Je veux que tout le monde sache à quoi ressemble, pour une Palestinienne de Gaza, le fait de franchir le passage de Rafah vers l’Égypte dans une quête de liberté.
Tarneem Hammad, 2 mars 2021
Le 1er février, j’ai quitté la bande de Gaza afin de tenter de décrocher mon diplôme de maîtrise au Royaume-Uni, après avoir obtenu une bourse conquise de haute lutte. Il n’y a que deux manières, de quitter l’enclave pour le monde extérieur : le passage d’Erez vers Israël et, ensuite, vers la Jordanie (nous ne sommes pas autorisés à utiliser l’aéroport d’Israël), et le passage de Rafah vers l’Égypte. À l’époque où je devais voyager, le passage frontalier vers la Jordanie était fermé en raison de la pandémie de COVID-19, de sorte que ma seule option était de voyager via l’Égypte.
Après deux mois de fermeture due à la pandémie, je faisais partie des plus de 7 000 personnes qui attendaient que l’Égypte ait la grandeur d’âme de bien vouloir ouvrir sa frontière à Rafah. Sept mille, c’est un nombre énorme, si on considère que la frontière n’est ouverte que durant trois ou quatre jours à la fois. Finalement, elle l’a été : Le samedi soir du 30 janvier, l’Égypte a annoncé qu’elle ouvrirait le passage à ce qu’elle considérait comme des « cas humanitaires », des étudiants devant entamer des études à l’étranger, des personnes en stade terminal de maladie et qui ont besoin d’un traitement à l’étranger ou encore des membres d’une même famille tentant de se regrouper.
Dimanche, 31 janvier
À 11 heures du matin, j’ai trouvé mon nom sur la liste des passagers du premier bus qui devait partir le lendemain. Je me suis hâtée d’aller subir un test COVID-19 durant l’après-midi, de dire au revoir à ma famille et à mes amis, de rassembler mes bagages et de prévenir mes contacts universitaires à Durham. Je n’ai pas dormi du tout. Mon esprit luttait pour digérer le fait que, trois jours plus tôt à peine, j’étais sur le point de reporter ma bourse à l’année prochaine. Le couvre-feu de 19 heures en raison du virus signifiait qu’au lieu d’embrasser ceux qui me sont chers, j’étais forcée de me contenter d’un message banal par téléphone. Mes sentiments étaient un mélange désordonné de joie, de tristesse et de stupeur. J’ai ouvert ma garde-robe et j’ai entassé mes vêtements d’hiver dans deux sacs. En oubliant de prendre une brosse à dents…
Lundi, 1er février
À 3 h 30 du matin, j’ai pris un taxi pour la frontière sud, où je suis arrivée à 4 heures. Ce qui en dit long sur la petitesse de la bande de Gaza. Nous avons d’abord été admis dans le Hall de sortie palestinien à Rafah, puis accueillis dans des bus se rendant au Hall d’entrée égyptien. Tout le monde faisait la file pour tendre son passeport, se faire prendre en photo et présenter ses deux mains pour la prise des empreintes digitales. Pendant ce temps, le Hall égyptien était de plus en plus bondé à mesure que d’autres bus arrivaient.
À midi, un agent a crié mon nom. Je pouvais me rendre au Caire ! Je suis entrée dans un minibus avec 12 autres passagers pour entamer le voyage à travers le désert du Sinaï, franchir le canal de Suez et puis aller au Caire. Sans le « régime de sécurité », ce serait un trajet de six heures. Toutefois, rien n’est normal pour les Palestiniens qui tentent de quitter Gaza. Cela demande des journées entières, mais j’ai quand même eu la chance d’arriver au Caire en une seule journée. Cela prend tout ce temps parce que chaque véhicule doit s’arrêter aux nombreux check-points du Sinaï pendant qu’on vérifie les passeports des passagers et que les agents fouillent les bagages et barbotent ce qui les arrange. Parfois, les check-points ferment à 19 heures, et cela signifie que les passagers doivent attendre leur ouverture le lendemain matin. Oui, nous dormons sur des chaises, des sacs ou tout ce qui tombe sous la main. Le Sinaï est une terre aride et extrêmement militarisée : il y a des chars partout, qui se faufilent entre les bus. J’ai survécu à trois guerres dévastatrices à Gaza, mais c’était la première fois que je voyais des chars d’aussi près.
En dépit des humiliations que les agents égyptiens accumulaient sur nous, en nous regardant comme si nous étions des pauvres sans dignité, mon minibus est parvenu à atteindre le dernier check-point. Le bus, les passagers et les bagages ont tous été fouillés. À midi trente, ç’a été mon tour. J’avais mon portable et ma tablette Kindle Fire avec moi. Je savais que ce serait un problème, parce que l’une des restrictions stipule que tous vos appareils doivent être chargés à fond, de sorte qu’un agent puisse y examiner chaque fichier. Juste après que l’agent a allumé mon portable, il a été appelé pour vérifier un autre bagage. Comme les minutes passaient, la batterie de mon portable est tombée à plat. Quand ç’a été le moment pour le minibus de reprendre sa route vers le Caire, l’agent m’a dit que, du fait qu’on ne pouvait contrôler mon portable, je devrais attendre. Je savais que ce n’était qu’une ruse de façon à me faire dire à l’agent que j’allais tout simplement laisser mon bien sur place. J’avais entendu des histoires à propos d’agents qui confisquaient des jouets d’enfants contrôlés à distance, des téléphones cellulaires, des batteries extérieures, des caméras et d’autres appareils qu’on ne pouvait faire démarrer. Il semblerait qu’Israël ait convaincu l’Égypte que nous pouvions construire des roquettes à partir de jouets contrôlés à distance et autres appareils de communication. Toutefois, je n’avais pas le choix. J’ai laissé un numéro de téléphone et une adresse pour un ami en Égypte afin qu’il puisse reprendre le portable plus tard. Par bonheur, j’avais placé ma tablette à l’intérieur d’un chapeau dans mon sac à dos et elle a échappé au contrôle.
Puis, ç’a été le moment de contrôler nos passeports une nouvelle fois. Le conducteur nous a dit que si nous lui donnions 50 livres, nous n’attendrions que 20 minutes, après quoi nous pourrions repartir pour le Caire. Sinon, nous allions devoir attendre une heure. Naturellement, il s’agissait de corrompre l’agent. Malheureusement, nous nous sommes dit que nous n’avions pas le choix et nous avons payé. Nous n’avons pourtant pas gagné une once de temps. Nous avons attendu le retour du chauffeur pendant 30 minutes, mais il n’avait que 11 passeports au lieu de 13. Nous avons encore attendu 20 minutes avant de récupérer les deux derniers.
À 2 h 30 du matin, j’étais au Caire, je ne tenais plus debout, j’étais déprimée et en pleurs. Jamais je n’avais été traitée de façon aussi indigne. Tout le monde est sorti du bus, sauf une autre femme et moi-même. L’hôtel que j’avais réservé était proche de l’aéroport et il allait falloir une heure de plus pour y arriver. Effrayée, je ne voulais pas rester seule. Je dis au chauffeur de s’arrêter à l’hôtel le plus proche. Comme de bien entendu, le chauffeur a brisé une des roues de ma grosse valise en la balançant du toit du minibus. Je l’ai traînée jusqu’à l’hôtel et suis arrivée à ma chambre pour découvrir qu’il n’y avait de connexion internet que dans le hall d’accueil. Fatiguée, je suis sortie de ma chambre pour retourner dans le hall, afin de parler avec mes parents et avec mes contacts à l’université.
Puis je me suis rendu compte que je n’avais pas mon passeport. Les passeports sont recueillis par le chauffeur de bus et remis aux agents à chaque check-point afin de gagner du temps. Le chauffeur avait oublié de me le rendre, mais il s’était bel et bien souvenu de ramasser ses 400 livres ! C’était également de ma faute, naturellement : j’étais paniquée et je voulais descendre du minibus le plus vite possible. J’ai appelé le chauffeur, mais il a refusé de revenir à l’hôtel parce qu’il attendait d’autres passagers à l’aéroport. J’ai donc pris un taxi jusqu’à l’aéroport, ait récupéré mon passeport et me suis finalement endormie, avec ma veste toujours sur moi. Il était environ 5 heures du matin et j’étais complètement bouleversée.
Mercredi, 3 février
Je suis arrivée à l’aéroport à 6 heures du matin pour mon vol de 9 h 15 pour Londres Heathrow. J’avais deux sacs, plus mon sac à dos et un bagage à main avec mes vestes, en prévision du froid qu’il ferait à Londres. Le préposé aux billets, toutefois, me dit que j’avais un sac en trop. J’étais disposée à payer la surtaxe de 125 US, mais l’appareil ATM ne fonctionnait pas. J’ai demandé si je pouvais me rendre dans un hôtel afin de prendre de l’argent à un autre ATM, mais on m’a répondu que ce n’était plus possible, vu le temps. Avec lassitude, j’ai refait mes bagages, abandonnant toute la nourriture et mon bagage à main à l’aéroport. Pendant ce temps, une autre femme était avisée que son sac dépassait la limite de poids de 2 kilos. Elle a ri et a souri à l’agent, lui demandant s’il pouvait la laisser passer quand même. Vous pouvez deviner la réponse.
Il restait 15 minutes avant l’embarquement. En me hâtant avec anxiété, je suis parvenue à monter à bord. Et, devinez quoi ! Il a décollé avec près d’une heure de retard.
Une fois à Londres, tout a été bien plus facile, peut-être parce que détenir un passeport palestinien ne déclenche pas toute une histoire. C’est peut-être ce dont je rêvais le plus – terminé, les condamnations en raison de l’identité qui me définit.
Mes condisciples boursiers m’ont accueillie en fanfare à la gare de Durham. Au moins, le stress d’être de Gaza était parti. Je puis désormais entamer mes aventures à l’étranger !
Publié le 2 mars 2021 sur We Are Not Numbers
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Tarneem est née en Arabie saoudite, mais a grandi à Gaza et elle a reçu un diplôme de littérature anglaise à l’Université Al-Azhar. Après avoir décroché ce diplôme, elle a travaillé comme formatrice en langue anglaise pour Amideast et comme traductrice pour une société privée. Actuellement, elle suit les cours de l’Université de Durham (Royaume-Uni) afin d’obtenir sa maîtrise.
Tarneem aime les langues et, outre l’anglais et l’arabe, elle se débrouille également en français.
Elle dit: « Quand j’arrête de travailler, je commence à mourir », ce qui fait qu’elle est toujours en quête d’opportunités de faire preuve de son savoir-faire tout en acquérant de nouvelles compétences. Elle est fière d’être capable de travailler sous pression et elle aime également lire, écrire et rire ! Son rêve est de contribuer à mettre sur pied à Gaza une bibliothèque publique qui aurait l’air de sortir des histoires de Harry Potter et qui proposerait des ouvrages issus de toutes les cultures afin de « transformer tout le monde en rats de bibliothèque ».