Le sionisme, obstacle à la solidarité de classe

Le soutien des syndicats israéliens au projet colonial est un obstacle à l’unité avec les travailleurs palestiniens

Sumaya Awad et Daphna Thier, 4 avril 2021

Des travailleurs de Yamit Sinon, une des usines de la zone industrielle israélienne de Nitzanei Shalom, située au cœur de Tulkarem

Des travailleurs de Yamit Sinon, une des usines de la zone industrielle israélienne de Nitzanei Shalom, située au cœur de Tulkarem

Les élections anticipées du mois dernier en Israël, les quatrièmes en deux ans, se sont à nouveau centrées autour de l’incapacité du Premier ministre Benjamin Netanyahou, en place depuis de très longues années, de rassembler un gouvernement, face à de multiples scandales de corruption. En fait, depuis mai dernier, des protestataires se retrouvent chaque semaine à de nombreux carrefours du pays, agitant des drapeaux noirs et des drapeaux israéliens, réclamant la démission de Netanyahou, des poursuites contre lui et la fin de la corruption qui règne au gouvernement. 

Mais, en tant que mouvement cherchant à parler au nom de tous les Israéliens du spectre politique, il est loin d’aborder, voire de reconnaître la principale injustice d’Israël : l’occupation. Les élections révèlent aussi un sionisme « libéral » qui est tout sauf moribond. Naguère pierres angulaires du projet colonial, les partis du sionisme travailliste (HaAvoda) et du sionisme socialiste (Meretz) commandaient chaque sphère de la société israélienne : le gouvernement, l’armée, la plupart des industries, l’emploi et les kibboutzim.

Lors des élections de 2021, chacun des deux a franchi de justesse le seuil électoral pour entrer à la Knesset, le parlement israélien, avec respectivement 5,92 pour 100 et 4,55 pour 100.

Les principaux partis d’opposition à Netanyahou et à son parti de droite, le Likoud, sont les partis de centre-droite Yesh Atid et Kahol Lavan. Aujourd’hui, les partis de droite dominent le paysage politique israélien, en s’étant assuré une bonne centaine des 120 sièges de la Knesset.

Ce qu’il reste du sionisme libéral continue à défendre du bout des lèvres une inconsistante solution à deux États – une solution rejetée par une nette majorité des Israéliens, qui soutiennent la pleine occupation, et qu’Israël a rendue impossible via des décennies d’expansionnisme colonial d’implantation. Ces partis ont sapé la Liste unifiée palestinienne, une coalition de trois partis politiques qui représentent la majorité des citoyens palestiniens d’Israël. La Liste unifiée est sans doute la seule vraie coalition de gauche dans l’arène électorale d’Israël. Alors qu’il refuse la coalition avec la Liste unifiée, HaAvoda accepte parfaitement de siéger au gouvernement en compagnie des partis d’extrême droite d’Israël parce que, par-dessus tout, ces partis et leur base électorale continuent à s’engager dans le sionisme. 

En dehors de la sphère électorale, une poignée de petits groupes de gauche opèrent au sein de la société israélienne et un nombre plus restreint encore de ces groupes s’organisent en Cisjordanie occupée et sont dirigés par des Palestiniens. L’organisation israélienne des droits humains B’Tselem et la publication de gauche +972 Magazine reconnaissent la réalité de l’apartheid israélien et les campagnes de nettoyage ethnique de 1948 (la Nakba) – comme le font des groupes tels les activistes du mouvement Shministim (les refuzniks), dont les membres refusent de servir dans l’armée israélienne. Mais tous ces groupes varient dans leur position quant au droit au retour, un élément central dans la lutte palestinienne.

Ces activistes contestataires viennent surtout des contextes de la classe moyenne et moyenne supérieure. Leur soutien à la cause palestinienne est bienvenu, naturellement. Mais, du fait que ces groupes ne s’appuient pas sur des activités de la classe ouvrière et qu’ils manquent de connexions avec le monde du travail, ils ne remuent que peu de pouvoir politique.

La Histadrout, le plus important syndicat d’Israël, était au cœur même du mouvement sioniste, dans les années 1920, quand elle dirigeait des campagnes mettant la pression sur les entreprises afin qu’elles embauchent des juifs et qu’elles boycottent la main-d’œuvre palestinienne. Au cours du soulèvement et de la grève générale massive des Palestiniens, de 1936 à 1939, la Histadrout recourut à des briseurs de grève juifs pour remplacer les Palestiniens et elle s’allia aux forces britanniques pour réprimer le soulèvement.

La Histadrout commanda l’économie en tant que syndicat, patronne et fournisseuse de soins de santé à une majorité des travailleurs juifs en Israël, et ce, jusque dans les années 1980. Après une vague de privatisation, elle se retrouva considérablement affaiblie mais refusa malgré tout de bâtir au-delà des limitations nationales. Même quand la Histadrout ouvrit ses portes aux communautés palestiniennes qui avaient acquis la citoyenneté israélienne, dans les années 1960, il est explicite qu’elle n’organisa pas les travailleurs en provenance de Cisjordanie.

Aujourd’hui, plus de 130 000 Palestiniens (soit 18 pour 100 de la main-d’œuvre palestinienne) sont employés en Israël et dans ses colonies illégales. Bien que la législation israélienne interdise aux syndicats palestiniens d’organiser dans les colonies, la Histadrout refuse de représenter les travailleurs non juifs dans les colonies.

Le second syndicat le plus important est le Histadrout Leumit, plus à droite et affilié au parti Likoud de Netanyahou. À gauche, et troisième en importance, il y a le Koach LaOvdim. Bien que ce dernier s’emploie à organiser les Palestiniens à l’intérieur même d’Israël, il ne reconnaît pas l’occupation comme première condition préalable de l’exploitation sévère des travailleurs palestiniens, une revendication pourtant explicitement formulée par les syndicats palestiniens.

Le seul syndicat qui organise les Palestiniens en provenance de Cisjordanie est le WAC-MAAN (Centre d’information des travailleurs), qui s’est mis à syndiquer les Palestiniens en 2008 et a remporté quelques gains sans précédent. Récemment, il est parvenu à faire mettre un terme à la pratique de la Histadrout, vieille de cinquante ans et consistant à collecter des millions de dollars de cotisations parmi des centaines de milliers de travailleurs qu’elle ne représentait même pas. C’est une victoire significative, pour un petit syndicat ne comptant que quelques milliers de membres.

Les affiliés syndicaux israéliens juifs continuent de séparer le combat pour la justice sur le lieu de travail et la « question nationale ». Ils continuent à soutenir le projet colonial d’implantation d’Israël et, dans bien des cas, participent à la soumission par la violence des Palestiniens via le service dans l’armée israélienne. C’est pourquoi même le WAC-MAAN n’est pas parvenu à modifier les tendances politiques de ses membres juifs qui, souvent, votent pour le Likoud.

Comparez cela aux syndicats ailleurs. Bien que le mouvement syndical aux États-Unis laisse fortement à désirer, les travailleurs coopèrent les uns avec les autres. Ils ont des intérêts partagés, parce que la réduction des salaires et le durcissement des conditions de travail dans une entreprise ont un impact négatif sur les emplois dans d’autres entreprises.

Une étude récente a montré que les travailleurs blancs aux États-Unis qui se syndiquent deviennent moins racistes, particulièrement dans les syndicats davantage représentatifs de la base. Les auteurs de l’étude, les spécialistes de la politique Jacob Grumbach et Paul Frymer, prétendent que c’est dû en même temps au fait que les gens s’organisent ensemble pour de meilleures conditions et au fait que les syndicats veulent une main-d’œuvre désireuse de surmonter les barrières raciales, et ce, afin d’accroître le nombre de leurs affiliés. Ils prétendent que, même si elle reste minimale, l’éducation politique au sein des syndicats joue un rôle important dans l’organisation des travailleurs.

Ce n’est pas le cas en Israël. Alors que les taux de syndicalisation y sont plus de deux fois supérieurs à ceux des États-Unis, les travailleurs israéliens continuent à être engagés dans l’apartheid et dans l’idéologie raciste qui le favorise. En fait, les syndicats en Israël sont entraînés vers la droite par leurs membres juifs. Afin de recruter, ils doivent mettre de côté la question de l’occupation ; autrement, ils se condamnent à la marginalité.

Telle est la nature du monde du travail dans une économie d’apartheid. Une séparation quasi complète signifie que, par définition, juifs et Palestiniens travaillent rarement ensemble comme collègues ou compagnons de travail. En lieu et place, ils sont séparés les uns des autres de façon à cultiver le racisme et à faire en sorte que la loyauté nationale l’emporte sur la conscience de classe. Les trois quarts des Palestiniens n’ont pas la citoyenneté et ne sont jamais en concurrence avec les juifs pour l’emploi, pas plus qu’ils n’ont le droit de s’organiser pour de bons emplois.

Au lieu de cela, les Palestiniens occupent le bas de l’échelle dans l’économie, en gagnant moins que le salaire minimal et sans bénéficier d’avantages sociaux ou de pensions. Aux tentatives des travailleurs palestiniens en vue de s’organiser pour de meilleures conditions, on répond par la menace du retrait de permis. Les travailleurs non enregistrés, quant à eux, connaissent des situations bien plus précaires encore.  

La désagrégation du marché israélien de l’emploi signifierait une concurrence pour les emplois, la restitution de la richesse volée et une potentielle chute libre économique pour de nombreux travailleurs israéliens juifs. La fin de l’occupation menace le standing matériel de ces travailleurs. C’est pourquoi la majorité des travailleurs israéliens s’opposent aux droits démocratiques pour tous : le sionisme est un obstacle entre classes ouvrières.

L’absence d’une base ouvrière du côté de la gauche israélienne signifie l’absence d’une gauche dotée de l’agentivité et d’un levier pour pousser au changement, entre autres, et surtout, dans le statut subordonné des Palestiniens. Construire une solidarité de classe requerrait de façon significative davantage de droits sociaux, civiques et politiques pour les Palestiniens. Ceux qui croient à la mise sur pied de la lutte des classes doivent compter avec les nombreuses conditions qui empêchent actuellement les Palestiniens de s’organiser en compagnie des travailleurs israéliens. Ici, le colonialisme est l’obstacle sous-jacent.  


Publié le 4 avril 2021 sur Jacobin Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Sumaya Awad est directrice de la stratégie et des communications de l’Adalah Justice Project (Projet Adalah pour la justice) et elle est coauteure de Palestine : A Socialist Introduction (Haymarket Books).

Daphna Thier est une militante socialiste, mère d’un petit garçon et vit à Brooklyn. En tant qu’auteure, elle a contribué à Palestine : A Socialist Introduction (Haymarket Books).

Lisez également : L’organisation des travailleurs en Palestine et le combat pour la libération

 

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