À Sheikh Jarrah, les jeunes Palestiniens dirigent la lutte contre les expulsions

Les jeunes de Sheikh Jarrah organisent des veilles nocturnes afin d’accroître la conscientisation et de protéger leur quartier des expulsions et d’une reprise progressive par les colons israéliens.

4 mai 2021. La police israélienne plaque au sol un résident palestinien de Sheikh Jarrah au cours d’une veille contre les expulsions imminentes prévues dans le quartier. (Photo : Oren Ziv)

4 mai 2021. La police israélienne plaque au sol un résident palestinien de Sheikh Jarrah au cours d’une veille contre les expulsions imminentes prévues dans le quartier. (Photo : Oren Ziv)

Oren Ziv, 5 mai 2021

Chaque soir, au cours de la semaine écoulée, de jeunes Palestiniens se sont rassemblés dans le quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est, afin de protester contre les expulsions forcées imminentes de familles palestiniennes locales. Les jeunes rompent ensemble leur jeûne de Ramadan et se rassemblent en un déploiement de solidarité avec les résidents du quartier.

La police israélienne a tenté de disperser ces manifestations en recourant à un usage disproportionné de la force, y compris des grenades assourdissantes et le « skunk », un véhicule qui projette un liquide putride à distance et à grande vitesse. Mardi, cette violence a atteint un point culminant au moment où des policiers ont arrêté trois manifestants, dont Mahmoud El-Kurd, dont la famille est confrontée à une expulsion. Un autre protestataire, cloué au sol en même temps qu’un agent lui appuyait le genou sur le cou, perdait du sang quand la police l’a embarqué ; plus tard, il a été emmené à l’hôpital tout en étant toujours en état d’arrestation.

La police israélienne a déclaré avoir déployé des forces à Sheikh Jarrah ce mardi suite à une manifestation au cours de laquelle des dizaines de protestataires avaient enfreint les ordres et jeté des pierres et des bouteilles sur les policiers. Trois suspects ont été arrêtés en raison de leur implication dans le non-respect des ordres. Toutefois, en dépit de ce que prétend la police, il n’y a pas eu de « violation de l’ordonnance », mais plutôt un rassemblement de jeunes Palestiniens qui a été dispersé par la police. Sur toute la durée de la nuit, une seule pierre a été lancée contre une autopompe.

Au cours des quelques semaines écoulées, les Palestiniens ont protesté contre l’expulsion de familles du quartier résultant d’une ordonnance d’un tribunal israélien. Les huit familles confrontées à cette expulsion imminente, comme toutes les familles du complexe de Karm al-Jaouni, sont constituées de réfugiés palestiniens expulsés de leurs foyers durant la guerre de 1948, ainsi que de leurs descendants. Dans les années 1950, les autorités jordaniennes et l’UNRWA les ont relogées dans cette zone, à l’époque un espace ouvert sans la moindre construction. Suite à l’occupation de Jérusalem par Israël en 1967, des organisations de colons ont tenté de s’emparer des propriétés, prétendant qu’il s’agissait à l’origine de bien juifs.

 4 mai 2021. Jérusalem-Est. Des colons israéliens s’entretiennent avec des policiers à l’extérieur de la maison de la famille Rawi, à Sheikh Jarrah, confisquée aux Palestiniens en 2009. (Photo : Oren Ziv)

4 mai 2021. Jérusalem-Est. Des colons israéliens s’entretiennent avec des policiers à l’extérieur de la maison de la famille Rawi, à Sheikh Jarrah, confisquée aux Palestiniens en 2009. (Photo : Oren Ziv)

La bataille juridique autour de ces maisons s’étend sur des décennies. L’an dernier, le tribunal du district de Jérusalem a ordonné l’expulsion de huit familles, ce qui priverait de toit quelque 500 personnes. La semaine dernière, la Cour suprême a organisé une audience préliminaire concernant un appel contre la décision du tribunal de district. La juge Dafna Barak-Erez a ordonné à quatre de ces familles de décider pour ce jeudi si elles consentaient à un accord selon lequel elles pourront continuer à résider dans leur maison pour autant qu’elles reconnaissent que ce sont des colons qui en sont les propriétaires.

Si les familles palestiniennes rejettent l’arrangement, ce qui est probable, la juge Barak-Erez va devoir décider s’ils peuvent faire appel contre la décision du tribunal de les expulser. Si leur requête en vue de faire appel est rejetée, quatre des familles seront amenées à être expulsées de force la semaine prochaine.

« Ce n’est pas une manifestation, c’est notre droit, d’être ici »

Pour comprendre la frustration croissante des jeunes Palestiniens à propos du sort de Sheikh Jarrah, il faut remonter aux protestations qui ont eu lieu à l’extérieur de la porte de Damas le mois dernier, lorsque les protestations populaires ont poussé la police à enlever les barrières séparatrices placées par les autorités israéliennes pour empêcher les Palestiniens de s’asseoir sur les marches.

« La victoire obtenue là a donné de la force aux jeunes ; ils ont vu qu’ils pouvaient obtenir des résultats et, aujourd’hui, partout où il y a occupation, comme ici, ils se montrent »,

a déclaré Mohammed Abu Hummos, un activiste palestinien originaire d’Issawiya.

Alors que les médias israéliens décrivent ce témoignage de solidarité comme des « émeutes » ou des « heurts », en effet, les jeunes Palestiniens se contentent de s’asseoir à l’extérieur des maisons qui risquent de voir leurs occupants expulsés de force, y compris la maison d’El-Kurd, dont la moitié a déjà été accaparée par des colons. L’autre maison est celle de la famille Rawi où actuellement vivent des dizaines de colons après que la famille a été expulsée de force voici une dizaine d’années.

4 mai 2021. La police israélienne arrête Mahmoud El-Kurd, un habitant de Sheikh Jarrah, au cours d’une veille contre l’expulsion imminente de familles palestiniennes de ce quartier de Jérusalem-Est. (Photo : Oren Ziv)

4 mai 2021. La police israélienne arrête Mahmoud El-Kurd, un habitant de Sheikh Jarrah, au cours d’une veille contre l’expulsion imminente de familles palestiniennes de ce quartier de Jérusalem-Est. (Photo : Oren Ziv)

Les colons, qui se plaignent d’être dérangés par ces rassemblements, appellent la police sur les lieux chaque soir. Hier, la police était déjà sur place et, à 20 heures, les policiers accompagnés de la police antiémeute de Yasam et de l’unité de contrôle des foules bloquaient la voie étroite menant à la zone, empêchant ainsi les protestataires de rejoindre les maisons.

« Nous sommes assis, nous chantons et nous discutons, mais cela semble constituer un problème pour la police, et les agents débarquent chaque soir afin de nous évacuer de force »,

explique Ahmed, l’un des protestataires.

« Cela n’a rien d’une protestation, et même si c’en était une, c’est notre droit, d’être ici. »

Vers 22 heures, plusieurs colons sont sortis de la maison de la famille Rawi et ont commencé à se disputer avec les jeunes Palestiniens sur place. On a vu d’autres colons parler avec les agents de la police de Yasam tout en désignant spécifiquement du doigt certains des activistes. Les agents se sont alors mis à repousser les jeunes Palestiniens hors de la rue, déclenchant ainsi des protestations autour du barrage policier.

À ce moment, Muna El-Kurd et son frère Mahmoud ont décidé de rentrer cbez eux.

« Nous avons demandé aux agents de pouvoir passer. Je leur ai dit : ‘Je vis ici et vous me connaissez’, et c’est alors qu’ils s’en sont pris à Mohammed et qu’ils jeté par terre »,

rappelle Muna.  

L’an dernier, +972 Magazine a publié un article de Mohammed El-Kurd, le frère aîné de Mahmoud, à propos du combat de la famille contre sa dépossession. Dans une vidéo récente qui a fait le tour de tous les médias sociaux depuis lors, on voit Muna faire face à l’un des colons vivant aujourd’hui dans une partie de sa maison familiale.

« Ya’acob, tu sais que ce n’est pas votre maison », entend-on Muna dire dans cette vidéo. « Oui, mais si je m’en vais, tu ne reviendras pas et, dans ce cas, quel est le problème ? », répond le colon. « Si je ne la vole pas [la maison], quelqu’un d’autre le fera », poursuit-il.

« Bien sûr, j’ai de l’espoir », dit Muna en attendant la sortie de son frère arrêté près du bureau de police de la route de Salah al-Din.

« Nos expériences passées, à la porte de Damas comme à la porte des Lions [contre la décision d’Israël d’installer des détecteurs de métaux en 2017], montrent clairement que ce sont les soulèvements des jeunes qui sauvent cet endroit. Il est vrai qu’il y a également eu des pressions diplomatiques, mais j’ai la nette impression que c’est bel et bien le mouvement des jeunes qui fait la différence. »

4 mai 2021. Muna El-Kurd (à droite) observe un colon israélien qui parle à un policier au cours d’une veille contre l’expulsion imminente de plusieurs familles palestiniennes du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est. (Photo : Oren Ziv)

4 mai 2021. Muna El-Kurd (à droite) observe un colon israélien qui parle à un policier au cours d’une veille contre l’expulsion imminente de plusieurs familles palestiniennes du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est. (Photo : Oren Ziv)

« À la fin de la journée, nos protestations sont non violentes, nous mobilisons dans le calme, nous chantons. Mais la réaction de la police a été répressive, puisqu’elle nous cible avec son ‘skunk’, ses gaz lacrymogènes, ses arrestations, elle fait irruption dans nos maisons et elle nous agresse »,

explique Muna.

« Il y a deux jours, Mohammed et moi allions à un café et ils nous ont attaqués. Il est clair que la présence des jeunes nous aide. L’affaire de Sheikh Jarrah est leur affaire aussi, nos maisons sont les leurs, ce qui se passe avec les maisons arrivera un jour ou l’autre à leurs maisons aussi. Il est clair que suite à ce qui s’est passé à la porte de Damas, les jeunes se sont sentis victorieux. »

Selon Abdelfattah Sakhafi, 70 ans, qui va lui aussi se faire expulser de force de sa maison, si les expulsions se poursuivent, des milliers de protestataires de plus vont se montrer.

« Ces gosses n’ont peur de rien, parce qu’ils sentent qu’ils n’ont aucun avenir. Ils vont travailler à Jérusalem-Ouest et des activistes d’extrême droite les agressent. Si vous me chassez de chez moi à coups de pied, avec mes six enfants, croyez-vous qu’ils vont l’oublier ? »

« La violence de la police engendre plus de violence encore »

Lundi soir aussi, à Sheikh Jarrah, la police israélienne a recouru à la force pour disperser le rassemblement témoignant de cette unité. Les policiers ont arrêté deux jeunes Palestiniens et l’un d’eux avait le visage ensanglanté au moment où il a été arrêté.

Ce soir-là, la police a blessé Salah Diab, l’un des dirigeants du mouvement de protestation du quartier. Des policiers ont fait irruption dans sa cour de derrière, l’ont aspergé de gaz lacrymogène, l’ont plaqué au sol, lui brisant une jambe. « Je n’avais rien fait, j’étais dans ma propre maison », rappelle Diab.

« Les policiers agissent comme des dingues, leur violence engendre plus de violence encore. Les gens se rassemblent tout simplement pour une veille et on les agresse, exactement comme ç’a été le cas à la porte de Damas. »  

« Les colons se sentent frustrés d’entendre qu’on parle arabe au bas de leurs logements », poursuit Diab.

« Ce qu’eux peuvent faire, nous, on ne le peut pas. Le jour de Lag B’Omer [une fête juive] ils ont fait des feux de joie, ils ont dansé, ils se sont soûlés. Je l’ai dit, au policier : ‘Vous avez dit que nous perturbions la circulation, et nous sommes partis. Et maintenant, quoi ?’ Il a répondu : ‘C’est une fête juive.’ »

4 mai 2021. Salah Diab, l’un des dirigeants du mouvement de protestation de Sheikh Jarrah, dans sa maison de Jérusalem-Est. « Les policiers agissent comme des dingues. Les gens se rassemblent tout simplement pour une veille et on les agresse. » (Photo : Oren Ziv)

4 mai 2021. Salah Diab, l’un des dirigeants du mouvement de protestation de Sheikh Jarrah, dans sa maison de Jérusalem-Est. « Les policiers agissent comme des dingues. Les gens se rassemblent tout simplement pour une veille et on les agresse. » (Photo : Oren Ziv)

Samedi dernier, des Palestiniens d’Umm al-Fahm, dans le nord d’Israël, sont arrivés pour protester contre les expulsions imminentes. La police a confisqué des drapeaux palestiniens et a arrêté trois manifestants. Mardi, ils ont organisé une manifestation de solidarité à l’entrée d’Umm al-Fahm.

Des résidents et des activistes associent l’activité de la police ces derniers jours à la violence des forces de sécurité contre Ofser Cassif, le parlementaire de la Liste unifiée à la Knesset, et au lancement de grenades assourdissantes contre les manifestants du quartier le mois dernier. Il semble qu’à l’instar de ce qui s’est passé à la porte de Damas, la seule façon dont la police soit capable de résoudre le « problème » de l’unité palestinienne à Sheikh Jarrah consiste à recourir davantage à la force encore. Un groupe de colons s’exprimant sur la chatting app du Telegram a demandé aux gens de venir témoigner leur soutien aux familles juives qui « souffrent d’un harcèlement sévère de la part des Arabes ».

Hier, le chef de l’aile armée du Hamas, Mohammed Deif, a prévenu que

« si l’agression contre notre peuple dans le quartier de Sheikh Jarrah ne cessait pas immédiatement, nous ne resterons pas inactifs et notre ennemi paiera un prix élevé ».

Après cette déclaration, des centaines de Palestiniens sont descendus dans les rues de Ramallah.

Sakhafi a déclaré que les familles refusaient de reconnaître les revendications des colons concernant leurs maisons. « Cela n’arrivera pas », a-t-il insisté,

« nous refusons de reconnaître qu’ils sont les propriétaires de notre terre. Ces terres sont la propriété de musulmans depuis plus de cinq cents ans. Ils nous ont poussés dans un coin, mais nous refusons de signer ce marché. Nous luttons depuis plus de cinquante ans. S’ils avaient le moindre droit sur notre terre, ils ne nous auraient pas permis de rester ici aussi longtemps. Si les colons disent que c’est leur terre, pourquoi nous proposent-ils 10 millions de shekels (3 millions de USD) ? Nous avons vécu pendant toute notre vie dans cette maison et la seule pensée d’en être chassés est déjà extrêmement pénible. »


Publié 5 mai 2021 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Oren Ziv

Oren Ziv

 

Oren Ziv est un photo-journaliste, membre fondateur du collectif de photographie Activestills et il fait partie de l’équipe rédactionnelle de Local Call. Depuis 2003, il traite de toute une série de questions sociales et politiques en Israël et dans les Territoires palestiniens occupés, avec une prédilection pour les communautés militantes contre le mur et les colonies, pour l’accessibilité des logements et autres questions socioéconomiques, l’antiracisme et les luttes contre la discrimination, sans oublier la lutte pour la liberté des animaux.

Lisez également : La résistance contre l’épuration ethnique à Sheikh Jarrah (Yumna Platel)

et : Jérusalem: Quand la société se soulève contre la catastrophe de la colonisation (Majd Kayyal)

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