Porter le chagrin de la Palestine

Mes grands-parents et mes parents ne se sont pas guéris de leur traumatisme de la déportation, pas plus qu’ils ne sont retournés en Palestine comme ils avaient prévu de leur faire et c’est ainsi que moi aussi je porte ce traumatisme. Je porte ce chagrin en moi et je suis certaine qu’aucune thérapie aussi intense soit-elle ne m’en guérira complètement tant que je n’aurai pas emballé mes affaires dans des caisses pour retourner dans une Palestine libre.

Assister à la destruction de maisons à Gaza a été très douloureux pour les Palestiniens de partout. (Photo : Ashraf Amra / APA images)

Linda Ereikat, 30 juin 2021

Nous avons enterré ma grand-mère, Muntaha – qu’on appelait également Zleekha ou Oum Wael – en décembre 2017, exactement un mois après son 80e anniversaire.

On a dit qu’elle avait fumé au moins un paquet de cigarettes par jour depuis son adolescence. Mais sa mort n’a pas été provoquée par les cigarettes ni par son éventuel taux de diabète ou de sénilité.

Ma grand-mère a mené une existence marquée par la perte, c’est un parcours qu’elle n’avait pas choisi, mais qui lui avait été imposé à elle et à sa famille parce qu’elle était née palestinienne.

De la même façon qu’une maladie se propage dans le corps humain, nous devons comprendre comment une douleur émotionnelle s’installe dans nos corps et peut déboucher sur une maladie physique.

Quand nous ressentons un danger, nos corps se remplissent de deux hormones du stress : l’adrénaline et le cortisol. Nous sommes ainsi placés en « mode de survie ».

Les animaux savent comment retourner à un état de calme et d’équilibre peu après qu’ils sont entrés en mode de survie, une fois qu’ils se rendent compte qu’il n’y a plus de menace.

Toutefois, les humains ne sortent pas toujours du mode de survie. Et cela fait que notre qualité de vie s’affaiblit, que nos corps se détériorent et deviennent plus susceptibles d’être touchés par une maladie physique.

Être palestinien ne permet sans doute pas au corps de retourner à une homéostasie en raison du traumatisme permanent causé par la perte.

C’est comme si nous étions dans une situation de deuil constante et permanente.

Quand Gaza est bombardée, quand la Palestine subit des attaques et quand des vies palestiniennes sont supprimés, que ce soit par des accidents ou par la violence d’État, la chose est universellement ressentie par tous les Palestiniens.

Une relation intime avec la perte

En mai dernier, j’ai observé la relation de mes parents avec les Palestiniens qui souffraient.

Ma mère ne permet pas qu’on passe de la musique dans notre maison et, dans de telles circonstances, elle décline les invitations à des réunions. Mon père cesse brusquement de parler et branche les informations à plein volume et ce, pendant plus de 18 heures par jour.

On dirait que la maison est ouverte pour une azza, un rituel funéraire.

Ma mère adresse de plus en plus fréquemment des appels à sa famille afin de s’assurer que tous vont bien. Je suis habituée à l’atmosphère de chagrin qui règne dans notre maison, même en Californie, à des milliers de milles de la Palestine, et même si nous ne connaissons pas personnellement les martyrs, et même si les événements ne se sont pas déroulés dans notre ville.

Car, pour nous, les Palestiniens, peu importe l’endroit où nous sommes ou qui nous sommes quand il s’agit d’éprouver du chagrin.

Nous déplorons la parte continuelle de terre et de vie parce que c’est quelque chose qui nous affecte tous, quels que soient notre nom de famille et notre ville d’origine. En outre, nos parents gardent en tête leur TSPT (trouble de stress posttraumatique) – lequel, en fait, ne fait pas souvent l’objet d’un diagnostic – et leurs propres expériences de survie aux crimes de guerre israéliens.

Mon père avait 10 ans, lors de la guerre de 1967 (guerre des Six-Jours, NdT). Il n’en parle pas, pas plus qu’il ne répond à mes questions, à ce sujet.

Ma grand-mère était enceinte de huit mois de ma mère, lors de cette même guerre de 1967.

Alors qu’elle quittait notre ville natale d’Abou Dis pour traverser la frontière jordanienne en passant par Jéricho, le conducteur du car, un de nos proches lui aussi, fut touché à la tête par un sniper. L’instinct de survie de ma grand-mère est la raison pour laquelle je suis ici.

Le fait d’être palestinienne m’a tristement permis de bâtir une relation intime avec la perte.

Comment nous portons notre chagrin

Quand mon tout proche ami, Gaze Mohammed, est mort à la suite d’un accident, le 10 juin, j’ai ressenti une fois de plus l’intensité de la douleur physique et émotionnelle quand il s’agit d’une perte. Gaze n’avait que 28 ans.

Il aspirait à retourner dans son village de Yabroud, en Cisjordanie, afin d’y récolter les olives. Gaze était optimiste au sujet de la montée d’un nouveau mouvement voué à la liberté des Palestiniens.

En tant que Palestiniens, nous rêvons que nous sommes plus proches de notre libération, même au travers de nos souffrances et de notre chagrin.

Nous nous voyons en train de nous embarquer, munis de notre droit au retour, après avoir réservé des vols en aller simple pour rentrer chez nous, nos valises bourrées des souvenirs de nos existences provisoires dans la diaspora. 

Gaze rêvait de liberté et de retour. D’une certaine façon, Gaze est libre, désormais.

Il est entouré à jamais d’oliviers qui ne connaîtront jamais de destruction organisée par le colonialisme de peuplement.

J’imagine son âme s’attardant aux abords de la mosquée al-Aqsa, dans le soleil de l’été. J’imagine les retrouvailles glorieuses qu’il doit avoir eues avec sa grand-mère, Oum Malik, décédée il y a un an, au cours de la même réunion avec tous les ancêtres dont il racontait fièrement les histoires et qui étaient en fait sa raison d’être.

Et, puisque Gaze avait la citoyenneté palestinienne, avec une carte d’identité qui lui interdisait de se rendre à Jérusalem, je le vois finalement en mesure de voyager librement de Yabroud à Jérusalem sans passer par des check-points ni subir d’autres restrictions.

Les gens vont essayer de vous réconforter, quand vous subissez les vicissitudes de l’existence, et ils vous diront : « C’était une leçon, et cela ne fera que vous rendre plus fort. » J’aurais bien aimé pouvoir apprendre certaines leçons sans toute cette douleur.

Et, que dire, si j’étais capable tout simplement de tirer profit des leçons et de les assimiler sans devoir à connaître la douleur qui leur est associée ? Quid, si j’avais pu apprendre la force par le biais de la capacité d’amour de l’être humain et non via la tragédie permanente de la perte ?

Pourquoi faut-il qu’on nous donne ces leçons, suivies d’un examen, mais sans références en prime, sinon un surcroît de chagrin ? Pourquoi les enfants palestiniens doivent-ils être dépouillés par la violence de leur enfance et ensuite être encensés pour leur « force » quand ils agissent de façon si mature ?

Parce que le chagrin est l’émotion dont nous savons tous qu’elle existe et que nous finirons par connaître, bien que nous tentions toujours de l’éviter jusqu’au moment où la chose n’est plus possible.

Nous voyons nos pères entêtés et endurcis verser calmement des larmes quand Gaza se fait bombarder et quand on construit sans cesse de nouvelles colonies sur nos villages. Ils ne le font pas seulement en raison du moment présent, mais il s’agit aussi du chagrin d’avoir perdu leur terre, leur gagne-pain et tout espoir de retour.  

Nous voyons nos mères pleurer chaque fois que l’armée israélienne tue un autre enfant. Et c’est alors seulement que nous comprenons d’où proviennent réellement les appels téléphoniques et messages textuels excessifs qu’elles nous adressent quand nous ne sommes pas à la maison.

La forme ultime du chagrin palestinien survient quand nos parents perdent leurs propres parents et qu’ils sont forcés de visionner leur enterrement sur les écrans minuscules d’un engin technologique. L’occupation israélienne et le fait d’avoir la citoyenneté palestinienne rendent les voyages au pays bien plus complexes que de simplement réserver un vol direct rapide et de voir vos proches venir vous prendre en charge à l’aéroport.

Je me souviens de la dernière fois où j’ai déménagé de mon appartement, fin 2020. Alors que c’était la quatrième fois que je déménageais en trois ans à peine, je me sentais rongée d’anxiété et de détresse, cette fois, et je ne comprenais pas pourquoi la vue de caisses de déménagement me rendait malade physiquement et me mettait mal à l’aise.

J’en ai parlé à mon thérapeute et nous en sommes venus à la conclusion que j’associais mes déménagements et le fait d’être palestinienne. Mes grands-parents et mes parents ne se sont pas guéris de leur traumatisme de la déportation, pas plus qu’ils ne sont retournés en Palestine comme ils avaient prévu de leur faire et c’est ainsi que moi aussi je porte ce traumatisme.

Je porte ce chagrin en moi et je suis certaine qu’aucune thérapie aussi intense soit-elle ne m’en guérira complètement tant que je n’aurai pas emballé mes affaires dans des caisses pour retourner dans une Palestine libre.

J’apprends à accepter le chagrin plutôt que de l’éliminer. Il existera toujours et, même si la douleur devient gérable, il reviendra sous une autre forme.

« Une vie valant la peine d’être vécue »

Du fait d’avoir vécu des pertes en permanence dans mon existence, y compris la perte de foyers et de personnes, j’ai appris que le chagrin n’est pas une chose que l’on « traverse comme cela ». C’est une expérience émotionnelle qui vit en vous.

Je ressens la même chose à propos de la Palestine. La Palestine vit en nous, même si nous, nous n’y vivons pas.

J’ai découvert que le chagrin m’avait rendue plus douce, plus gentille et plus empreinte de compassion envers les gens qui m’entouraient ou partageaient ma vie. J’ai rejeté le projet de me constituer l’un ou l’autre type d’identité par le biais du chagrin, en m’assurant que je ne permettrais pas à la perte de tromper mon esprit en me faisant croire que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, ce qui serait devenu le cas à un moment ou l’autre.

Mahmoud Darwich écrivait : « Nous avons sur cette terre ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Je suis d’accord avec lui.

Il y a tant de choses à voir et, en fin de compte, il y a tant d’amour et d’expérience à donner.

La réalité, c’est que le chagrin vous poussera finalement à vouloir vivre plus tout en trouvant également plus de sens à la vie.

Vous conduisez votre voiture et vous êtes extrêmement prudente et consciente que quelqu’un d’autre pourrait vous heurter. Vous êtes plus bavarde avec les barmen, même quand vous êtes occupée parce que vous voulez laisser les empreintes d’une connexion humaine positive.

Vous êtes plus compréhensive quand des plans tombent à l’eau ou quand certaines choses ne se font pas à temps, parce que vous savez qu’il doit y avoir une raison. Vous priez plus, même si vous n’en avez jamais eu l’habitude, parce que vous voulez croire que, lorsque vous partirez, vous rentrerez chez vous, vers ceux que vous avez perdus dans cette vie.

Vous dites aux personnes qui gravitent dans votre vie que vous les aimez davantage et vous n’essayez pas de décliner des invitations parce que ce pourrait être la dernière fois que vous verrez ces personnes.

Finalement, vous cessez de vivre sur le pilote automatique, parce que, lorsque vous vous souvenez de la mort, quelque chose à l’intérieur de vous bascule afin de donner plus de sens à la raison pour laquelle nous sommes ici. Vous vous embarquez dans une quête de sens sans fin.  

En tant que Palestiniens, notre chagrin semble si constant. Mais notre joie est elle aussi constante. Je pense à la vidéo des deux enfants de Gaza qui réapparaissent après la toute dernière attaque israélienne et qui sont retournés à leur maison anéantie pour y retrouver leur poisson d’agrément parmi les décombres. Les visages des deux enfants rayonnaient quand ils ont expliqué devant la caméra qu’ils étaient parvenus à sauver leur poisson.

La petite fille dit alors : « Et nous voulons y retourner pour sauver les oiseaux. »

Vidéo : Des enfants de Gaza sauvent leur poisson d’agrément des décombres de leur maison.

J’espère qu’ils sauveront les oiseaux aussi. Car nous sommes tous des oiseaux qui aspirent à s’envoler un jour pour retourner en Palestine, avec nos ailes capables de voler avec plus de liberté et avec moins de chagrin.


Publié le 30 juin 2021 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Linda Ereikat est membre du bureau du Centre arabe de ressource et d’organisation à San Francisco.

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