Silence ! On tue… 40 Palestiniens ont été exécutés depuis le mois de mai

Des dizaines de Palestiniens sans armes, dont des enfants, ont été tués depuis la fin de l’offensive israélienne de mai. Pourtant, c’est devenu si normal, aujourd’hui, que les médias et l’armée d’Israël en font à peine état.

24 juillet 2021. Ruba al-Tamimi est réconfortée par son fils, au moment où ils pleurent son autre fils Muhammad lors de la procession funéraire qui se déroule à Deir Nizam, à l’ouest de Ramallah, en Cisjordanie occupée. (Photo : AFP)

Gideon Levy, 17 août 202

En surface, les choses sont relativement calmes, ces derniers jours, dans les territoires occupés par Israël. Il n’y a pas de pertes du côté israélien, quasiment pas d’attaques en Cisjordanie et certainement pas à l’intérieur d’Israël. Gaza est calme depuis la fin de la dernière offensive israélienne, l’opération « Gardien des murailles ».

En Cisjordanie, la routine désespérante de la vie quotidienne continue à faire son travail d’érosion, durant cette prétendue période de calme – et c’est là précisément que hurle l’ironie afin d’attirer notre attention sur cette statistique terrifiante : depuis mai, plus de 40 (quarante !) Palestiniens ont été tués en Cisjordanie.

En une seule semaine, fin juillet, l’armée israélienne a tué quatre Palestiniens – l’un d’eux était un enfant de 12 ans. Deux morts sur ces 40 venaient d’un village, Beita, qui, dernièrement, avait perdu six de ses résidents ; cinq étaient des manifestants sans armes et l’un était un plombier dont on suppose qu’il avait été appelé pour placer un robinet quelque part. Aucun des quatre tués de fin juillet n’était une menace pour les soldats ou les colons israéliens.

Utiliser des munitions réelles contre n’importe laquelle de ces personnes était interdit, qu’importe l’intention ou pas de tuer, comme l’ont fait les soldats israéliens qui les ont abattues. Quatre êtres humains ou, si vous préférez, quarante êtres humains avec des familles dont l’univers a été pulvérisé, des personnes qui avaient des projets, des rêves, des passions, toutes brusquement tuées par l’un ou l’autre soldat israélien, absolument au hasard et avec une brutalité insigne.

Au cas où cela ne suffirait pas, remarquez ceci : les médias israéliens n’ont guère couvert ces homicides. Aucun des deux principaux journaux israéliens n’a fait état du meurtre du garçon de 12 ans à Beit Omar, entre Bethléem et Hébron, pas plus que ne se sont souciées d’en parler les deux principales chaînes commerciales de télévision.

Présentons les choses d’une autre façon. Le meurtre d’un garçon de 12 ans, Mohammed al-Alami, qui avait été faire des courses avec son père et sa sœur, lorsque des soldats israéliens ont envoyé une giclée de balles sur la voiture familiale, tuant le garçon qui, comme son père, n’avait strictement rien fait de mal – évidemment, bon nombre de médias israéliens ont estimé que la chose n’avait absolument aucune importance ni ne présentait le moindre intérêt.

Indifférence et silence face à un homicide

Il n’y a pas d’autre façon d’expliquer cette inattention répandue face à un acte d’homicide. Considérez aussi que tous ces autres meurtres qui ont eu lieu depuis mai n’ont guère bénéficié de couverture médiatique, pas plus qu’ils n’ont fait l’objet d’une enquête, et vous obtenez un tableau de la répression d’Israël et de son rejet de l’occupation via la version médiatique du « dôme de fer », une courtoisie de la presse libre dans tout ce qu’elle a d’abject. 

Protégés par des médias réduits au silence, les Israéliens ont pu être épargnés par cette hideuse image de leur armée et de son modus operandi brutal. Protégés par ce silence, ce rejet et cette répression, même les hommes politiques et généraux israéliens n’ont pas été poussés à expliquer ni même à traiter le fait qu’il se passe rarement une semaine sans mort d’homme palestinienne dans les territoires occupés, même durant la présente période, relativement calme.

Donc, jusqu’il y a quelques jours, aucun commandant de l’armée n’avait encore émis la moindre critique sur le comportement de ces soldats, pas plus que n’avait été mentionnée quelque accusation à faire valoir ni même l’ouverture d’une enquête sérieuse. Ce n’est qu’après une série d’articles et d’éditoriaux dans Haaretz que le commandant en chef de l’armée, le lieutenant-général Aviv Kochavi, perçu comme une personnalité nantie de normes morales, avait émis une « requête en vue de faire baisser un peu la température ». Pas un ordre : une requête. Ni accusations, ni enquête, rien qu’une vague déclaration de bonnes intentions pour le futur. 

Derrière tout cela, il y a le mépris envers les vies palestiniennes. Rien n’a moins de valeur en Israël que la vie d’un Palestinien. Tirez une ligne droite entre les travailleurs de la construction tombant comme des mouches sur leurs chantiers en Israël, sans que personne ne s’en soucie, et les manifestants sans armes, dans les territoires occupés, qui se font mortellement tirer dessus par les soldats sans que personne ne fronce le sourcil non plus.

Un facteur commun les unit tous : la conviction en Israël que les vies palestiniennes ne valent pas cher. Si les soldats devaient abattre des animaux errants avec autant de désinvolture qu’ils n’abattent des Palestiniens, il y aurait des clameurs publiques d’indignation et les soldats seraient jugés et sévèrement punis. Mais ils ne font que tuer des Palestiniens et, dans ce cas, quel est le problème ?

Quand un soldat israélien abat un enfant palestinien d’une balle dans la tête ou un adolescent, un manifestant ou un plombier palestinien d’une balle dans le cœur, la société israélienne reste muette et apathique. Cela n’est pas sans rapport avec les explications peu consistantes, voire parfois les mensonges éhontés fournis par le porte-parole de l’armée qui laisse de côté la moindre expression de scrupules moraux à propos de la nécessité de tuer.

Ainsi, un très grand nombre de ces drames sur lesquels j’ai enquêté, collecté des renseignements et écrit dans le journal n’ont évoqué aucun intérêt particulier.

La mort d’un plombier

Shadi Omar Lotfi Salim, 41 ans, un plombier prospère qui vivait à Beita, dans le centre de la Cisjordanie, avait quitté son domicile le soir du 24 juillet, pour se diriger vers la grand-route où se trouvait la valve principale de la distribution d’eau du village. Quelqu’un, selon toute évidence, avait découvert qu’il y avait là un problème.

Il avait garé sa jeep le long de la route et avait fait demi-tour à pied en direction de la valve, une clé anglaise rouge à la main. Il était 22 h 30. Comme il approchait de la valve, des soldats se trouvant dans les parages avaient brusquement ouvert le feu sur lui et l’avaient mortellement blessé. Plus tard, ils avaient prétendu qu’il avait couru vers eux avec une barre métallique en main. La seule barre métallique était la clé anglaise rouge laissée sur les lieux à côté d’un paquet de cigarettes et d’une tache de sang déjà sèche quand nous étions arrivés sur place deux ou trois jours après sa mort.

Une semaine plus tard, dans le même village, des soldats tuaient Imad Ali Dweikat, 37 ans, un ouvrier de la construction, père de quatre filles et d’un tout petit garçon de deux mois. Cela s’était passé lors des protestations hebdomadaires du vendredi dans le village. Depuis deux mois environ, les résidents de Beita manifestent chaque semaine contre l’installation d’un avant-poste illégal sur des terres du village. La colonie, Givat Eviatar, a été installée non officiellement avant d’être vidée de ses occupants par Israël – mais les 40 structures construites à la hâte sur les lieux n’ont pas été démolies. La terre n’a pas été restituée à ses propriétaires, qui n’ont pas l’autorisation de s’en approcher.

Depuis le démarrage de Givat Eviatar il y a plus de 10 semaines, cinq protestataires palestiniens ont déjà été tués sur place par les soldats. Aucun des cinq n’était assez près pour mettre les soldats en danger de quelque manière que ce soit, même quand les manifestants lançaient des pierres et incendiaient des pneus afin de protester contre la confiscation de leur terre.

Les résidents ont la ferme intention de continuer de résister jusqu’à ce qu’on leur restitue leurs terres et, dans l’intervalle, le sang coule, semaine après semaine.

Des tirs au hasard

Dweikat buvait un verre d’eau quand un sniper israélien l’a choisi, apparemment au hasard, et lui a tiré une balle dans le cœur à quelques centaines de mètres de distance. La balle a explosé à l’intérieur de son corps, endommageant ses organes internes et Dweikat est mort sur place en vomissant son sang. Son bébé Ali n’a guère eu le temps de naître qu’il est déjà orphelin.  

Quelques semaines plus tôt, des soldats avaient abattu et tué l’adolescent Muhammad Munir al-Tamimi, de Nabi Saleh, un autre village de protestataires. Tamimi avait 17 ans et était le cinquième habitant de son petit village à être tué ces quelques dernières années. Tout le monde dans cette communauté fait partie de la famille Tamimi et, depuis des années, celle-ci résiste au vol de ses terres par les colonies qui entourent le village.

Toutes ces morts ont été des exécutions. Il n’est pas possible de les décrire autrement. Abattre des manifestants désarmés, des adolescents, des enfants, un plombier, un ouvrier de la construction, des gens qui manifestent publiquement dans le but de recouvrer leur bien et leur liberté est un crime. Il y a très peu de régimes en ce monde où l’on abat des manifestants sans armes – à part Israël, « la seule démocratie du Moyen-Orient », où la tranquillité d’esprit des gens affiche à peine le moindre frémissement.

Même le grommellement qu’on peut entendre çà et là lors de l’un ou l’autre de ces assassinats systématiques a trait au fait que cela pourrait aboutir à une détérioration de la situation générale. Au sujet de la question de la légalité et particulièrement de la moralité de l’assassinat de personnes innocentes, personne ne dit mot.

Israël est considéré comme une démocratie, choyée par le monde occidental qui partage les mêmes valeurs tout aussi occidentales. Quarante civils sans armes tués ces derniers deux mois et demi et quatre tués dans la seule dernière semaine de juillet, sont des témoignages douloureux, bien que muets, du fait que, s’il est toujours perçu comme une démocratie, Israël est mesuré à une aune absolument différente de celle utilisée pour tout autre pays.


Publié le 17 août 2021 sur Middle East Eye

Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Gideon Levy, est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du quotidien Haaretz. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.

Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009

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