Ce qu’Israël espère gagner dans le désastre afghan de l’Amérique

Les dirigeants israéliens se taisent en public sur l’Afghanistan, mais il ne fait pas de doute qu’ils sont préoccupés avec ce que les événements dans ce pays signifient pour eux.

15 août 2021. En plein retrait chaotique des EU de l’Afghanistan, les diplomates américains sont évacués par la voie des airs de l’enceinte de leur ambassade à Kaboul. (Photo : EPN / Newscom)

Ali Abunimah, 18 août 2021

On se souviendra des décennies durant de l’effondrement rapide du régime fantoche installé par les EU en Afghanistan comme d’une date clé dans le déclin de la puissance impériale américaine.  

Les scènes de chaos et de désespoir à l’aéroport de Kaboul ont suscité de justes comparaisons avec l’humiliant retrait américain de Saïgon en 1975, après plus d’une décennie de boucherie américaine au Vietnam, au Cambodge et au Laos.

L’hâtive retraite américaine de l’Afghanistan rappelle également le retrait humiliant d’Israël du Sud-Liban en 2000, après que deux décennies d’occupation israélienne brutale n’étaient pas parvenues à écraser la résistance locale.

Alors qu’Israël avait espéré que ses copains de l’Armée du Sud-Liban allaient rester à l’arrière et assumer tout le sale boulot, la milice de collabos s’était tout aussitôt effondrée, ses membres s’étaient enfuis pour se réfugier en Israël, exactement de la même façon que le président afghan Ashraf Ghani s’était enfui de sa capitale – avec des valises bourrées d’argent liquide, prétend-on.

L’invasion de l’Afghanistan sous la direction des EU fut la première des deux guerres de représailles de l’Amérique suite aux attentats du 11 septembre 2001. Elle fut suivie par l’invasion de l’Irak en 2003.

Ces guerres ont couté des milliers de milliards (= billions, en français, NDT) de dollars, au moins 800 000 vies humaines directement, ainsi que d’incommensurables souffrances.

À cela, il convient d’ajouter le tribut, les dévastations et le coût de la guerre de l’Amérique « contre le terrorisme », de même que les changements de régime et les guerres par procuration en Syrie, en Libye, au Yémen et dans le monde entier.

Pourtant, l’Irak et l’Afghanistan plus spécialement sont des monuments incontournables de l’incapacité des EU à imposer complètement leur volonté impériale.

L’invasion de l’Irak a été prétendue nécessaire pour détruire des armes de destruction massive en réalité inexistantes et pour apporter dans ce pays la démocratie et les droits de l’homme. L’agression contre l’Afghanistan fut justifiée comme nécessaire dans le but de libérer les femmes afghanes.  

Naturellement, ces justifications étaient de la propagande destinée à la consommation publique.

Les buts réels des penseurs conservateurs qui dominaient au sein de l’administration George W. Bush quand les guerres ont été déclenchées étaient de remodeler la région et d’assurer l’hégémonie mondiale de l’Amérique au cours du siècle suivant.

Nombre des néoconservateurs qui ont finalement constitué le gouvernement américain ne voyaient pas de différence entre les intérêts américains et israéliens et voulaient que les EU déstabilisent et détruisent tout pays perçu comme un obstacle au pouvoir et à l’expansion d’Israël.

Avec le rêve fantaisiste que l’occupation américaine allait être accueillie avec des « friandises et des fleurs », les planificateurs américains espéraient transformer l’Irak en un protectorat docile et en une base militaire – comme l’Allemagne et le Japon au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

« Je crois, en fait, que nous allons être salués comme des libérateurs »,

avait déclaré le vice-président Dick Cheney à la veille de l’invasion de l’Irak.

L’Irak devait même devenir un laboratoire de mesures ultracapitalistes qui auraient alors été réimportées aux EU après avoir prouvé leur succès.

Les craintes

Alors qu’on ne peut en aucun cas surestimer le tort qu’ont provoqué ces guerres américaines et qu’elles continuent de provoquer – y compris la guerre en cours via les sanctions économiques ciblant les gens ordinaires en Syrie et en Iran – on ne peut dissimuler un envahissant sentiment d’échec et de déclin de l’Amérique.

La chose est palpable également en Israël, où certains commentateurs essaient de trouver un aspect positif à la progression rapide des talibans et à l’effondrement complet de l’armée afghane dont la préparation et l’équipement auront coûté la bagatelle de 83 milliards de dollars aux EU.

Pour Yossi Melman, un journaliste de Haaretz qui couvre les services de renseignement israéliens depuis des décennies, la

« leçon importante qu’Israël doit tirer de cette situation, c’est que l’époque de l’implication américaine au Moyen-Orient tire à sa fin ».

Néanmoins, il espère qu’Israël pourrait « en tirer profit de façon indirecte » en se sacrifiant comme le protecteur des régimes « sunnites » clients de l’Amérique qui pourraient se sentir plus vulnérables dans le sillage de la victoire des talibans.

« En tant que première puissance entre l’océan Indien et la Méditerranée, Israël pourrait tirer parti de cette réalité naissante et se muer en colonne vertébrale du soutien militaire et stratégique au monde sunnite, qui craint l’Iran et le terrorisme fondamentaliste qui pourrait bien relever la tête une fois de plus »,

affirme Melman.

L’idée selon laquelle Israël pourrait remplacer les EU est une illusion, puisqu’elle repose sur la notion selon laquelle la puissance d’Israël existe indépendamment de Washington.

Israël est bien sûr totalement dépendant des EU pour sa supériorité militaire, de même que pour son soutien politique et diplomatique.

C’est une chose que les dirigeants israéliens comprennent très bien et c’est pourquoi Israël et son lobby consacrent tant d’efforts à tenter de consolider le soutien américain.

Bien qu’irréaliste, l’espoir de Melman de voir Israël tirer parti d’un échec américain est en conformité avec l’esprit de l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahou qui avait été rapide quand il s’était agi de calculer à quel point Israël allait pouvoir utiliser les attentats du 11 septembre 2001 à son profit.

« C’est très bien » , avait dit froidement Netanyahou le jour même où le monde sidéré regardait des avions de ligne percuter les tours du World Trade Center. « Soit, pas si bien que cela, après tout, mais cela engendrera une sympathie immédiate » – pour Israël.

Le mythe de l’autosuffisance pure et dure a toujours été une composante importante du label israélien. Ariel Kahana, correspondant de Israel Hayom, a tweeté des images des départs américains de Kaboul et de Saïgon, en même temps que l’un ou l’autre conseil à Israël.

« Ne comptez pas sur les forces étrangères, pas même américaines, pour nous garder en sécurité »,

a expliqué Kahana.

« Aucun accord, aucune entente ni aucune bienveillance ne tiendra tête au monde islamique extrémiste et meurtrier, y compris l’Iran, mais uniquement des pressions extrêmes, la force et la rudesse. »

Yigal Dilmoni, un dirigeant des colons, a appuyé les propos de Kahana, assénant un coup supplémentaire aux efforts de « paix » de l’administration d’Obama et de son secrétaire d’État (c’est-à-dire son ministre des Affaires étrangères, NdT).

« Ne pensez qu’au délirant John Kerry, qui nous a proposé des caméras et des drones pour garder la frontière dans la vallée du Jourdain, au lieu de l’armée israélienne et des colonies »,

avait tweeté Dilmoni.

L’escalade contre l’Iran

Eran Lerman, un colonel de l’armée israélienne et vice-président de l’Institut de Jérusalem pour la Stratégie et la Sécurité, est également modéré quand il parle du coup qu’a infligé la débâcle afghane au prestige américain.

« Pour contrer cet impact le plus possible, il serait vital pour les EU de démontrer – ailleurs, puisque l’affaire afghane est manifestement au-delà de tout salut – qu’il ne s’agit pas d’une force gaspillée »,

écrit Lerman.  

De façon commode, il se fait que la cible qu’il suggère pour revigorer la belligérance des EU est précisément l’ennemi régional numéro un d’Israël, c’est-à-dire l’Iran.

« Les provocations en mer, les tirs de roquettes par belligérants interposés sur l’Arabie saoudite et Israël, la subversion régionale et un projet nucléaire en progression rapide – tout cela requiert une riposte musclée, et non une reddition abjecte à la table des négociations »,

affirme Lerman, en énumérant les méfaits supposés de l’Iran.

En fait, c’est Israël qui a mené une guerre pas si secrète que cela contre l’Iran, attaquant des navires et des installations et assassinant des hommes de science.

Pour faire bonne mesure, Lerman prescrit un surcroît de brutalité israélienne contre les Palestiniens de Gaza aussi, afin de priver le Hamas de l’occasion « de se profiler comme le vainqueur du combat contre la variante non islamique du nationalisme palestinien » représentée par l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, qui est alliée à Israël.

Ces commentateurs ne sont pas nécessairement de simples voix dans le désert.

Un « ancien haut responsable des renseignements israéliens » a déclaré dans Al-Monitor qu’il était « possible d’utiliser les événements » en Afghanistan « à notre profit ».

L’ancien fonctionnaire avait ajouté que « la reddition humiliante aux talibans » pouvait inciter le président Joe Biden « à durcir le ton et à décider de tourner les muscles américains en direction de l’Iran ».

L’occasion d’un repositionnement éthique

Pour d’autres, l’Afghanistan est une occasion en or pour qu’Israël et son lobby s’engagent dans un hypocrite repositionnement moral.

Le journaliste israélien Barak Ravid a rédigé une tribune suggérant qu’Israël pourrait réussir un coup de propagande en accueillant un certain nombre de réfugiés afghans.

« Personne ne parle d’amener ici des dizaines de milliers de personnes de l’Afghanistan », a expliqué Ravid sur une station de radio israélienne, ajoutant qu’il s’agirait uniquement d’un nombre « symbolique » de 50 à 200 réfugiés.

« Il y a d’autres raisons, pas seulement humanitaires et morales », a-t-il ajouté. La semaine prochaine, a-t-il fait remarquer, le Premier ministre israélien Naftali Bennett doit se rendre à Washington pour sa première rencontre avec le président Joe Biden.

« Je pense qu’au niveau politique Israël entend être perçu comme un pays occidental libéral »,

a expliqué Ravid. Accueillir une poignée de réfugiés afghans ferait partie de cet exercice de promotion d’image de marque.

C’est une reprise des appels à Israël afin qu’il accepte des réfugiés de Syrie – où Israël a aidé et armé des groupes djihadistes, y compris certains qui entretiennent des liens avec al-Qaida.

« Les juifs ne peuvent rester indifférents quand des centaines de milliers de réfugiés cherchent un havre sûr »,

avait déclaré Isaac Herzog, aujourd’hui président d’Israël, en 2015.  

Israël n’a pas accepté un seul réfugié de Syrie, mais il a toujours l’énorme culot de lancer de tels appels alors qu’il refuse de permettre à des millions de réfugiés palestiniens victimes de l’épuration ethnique de rentrer chez eux et ce, uniquement parce qu’ils ne sont pas juifs.  

Dans la même veine, le Comité juif américain (CJA), l’une des organisations les plus en vue du lobby américain en faveur d’Israël, exploite lui aussi la situation afghane pour se profiler comme une balise de l’humanitarisme.

C’est le même CJA qui a justifié et défendu les très barbares bombardements par Israël de Gaza en mai dernier, bombardements qui ont tué des dizaines d’enfants et anéanti des familles entières.

C’est encore le même CJA qui prétend considérer comme horrible l’intolérance des talibans mais qui, comme les autres organisations sionistes, s’oppose au retour des réfugiés palestiniens en affirmant de façon on ne peut plus sectaire qu’ils ne sont pas juifs.

Les dirigeants israéliens se taisent en public sur l’Afghanistan, mais il ne fait pas de doute qu’ils sont préoccupés avec ce que les événements dans ce pays signifient pour eux.

Une « importante source diplomatique » israélienne a expliqué à Al-Monitor qu’à Washington, Naftali Bennett fera savoir à Biden que

« céder devant l’Iran après avoir cédé en Afghanistan pourrait déclencher une désastreuse réaction en chaîne avec des effets délétères pour les générations à venir ».

La source a ajouté que

« les Américains sont les seuls disposant d’une option militaire significative et crédible n’impliquant pas des fantassins sur le terrain pour détruire ou du moins infliger des dégâts sérieux aux infrastructures nucléaires de l’Iran ».

En dépit de ses bravades et de ses vantardises quand il est question de son autosuffisance, Israël a toujours besoin de l’Amérique pour mener ses guerres.


Publié le 18 août 2021 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Ali Abunimah

Ali Abunimah

Ali Abunimah, cofondateur de The Electronic Intifada, est l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books.

Il a aussi écrit : One Country: A Bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impass

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