I Have Found My Answers (J’ai trouvé mes réponses) : les écrits de Basel al-Araj

« Basel ne nous a pas demandé d’être des combattants de la résistance. Pas plus qu’il ne nous a demandé d’être des révolutionnaires. Basel nous a dit d’être vrais, et c’est tout. Si vous êtes vrais, vous serez des révolutionnaires et des combattants de la résistance. »

Khaled Oudatallah, dans un éloge de Basel al-Araj prononcé à al-Walajah, le 8 mars 2017 (1)

 

 

Hazem Jamjoum, 5 avril 2021

Ce ne devait pas être plus de quelques semaines après que j’avais entamé une nouvelle tâche aux côtés d’une organisation de défense des droits des réfugiés à Bethléem. C’était la fin d’une journée de travail. Un ami et collègue m’a dit :

« Un de mes cousins est intéressé par les questions politiques, tout comme toi. Tu devrais le rencontrer… Viens, il nous attend. »

Nous avons pris sa voiture, avons franchi le sommet de la colline et traversé Beit Jala, puis dépassé la base militaire israélienne et le check-point qu’on appelle communément le DCO, autrement dit, le Bureau de coordination du district, avant d’entrer dans le village d’al-Walajah. Nous avons roulé en direction de ce qui ressemblait à un immeuble résidentiel et, quand nous sommes entrés, je me suis rendu compte qu’en fait, le bâtiment avait été transformé en centre de jeunesse. Debout derrière un bureau au milieu du hall d’entrée, se tenait un homme très mince portant d’épaisses lunettes et agé de trente-cinq ans environ. Il s’appelait Basel al-Araj.

Au contraire de la plupart des contacts entre personnes qui se rencontrent pour la première fois, celui-ci n’impliqua pratiquement pas de politesses inutiles. D’une certaine façon, Basel et moi avions compris que nous pouvions laisser tomber tout ce protocole et que nous préférions tous deux qu’il en soit ainsi. Quelques brefs instants plus tard, il me parlait en s’aidant des divers dossiers et documents qu’il avait préparés pour ma visite. En tant que locuteur engageant, il était de ces personnes qui maîtrisent parfaitement la communication, mais pour qui le langage était comme une malédiction – tant de savoir à partager, tant de récits, alors qu’on ne peut prononcer qu’un mot à la fois. Malgré cela, en un rien de temps, et en illustrant chaque point à l’aide d’un document, Basel m’avait bel et bien montré qu’al-Walajah était un microcosme de la lutte palestinienne.

À la veille de la Nakba, al-Walajah avait une population de quelque 2 000 Palestiniens vivant au milieu de plus de 20 000 acres (8 000 hectares), de terres fertiles dotées de sources fraîches jaillissant dans les collines des deux côtés de la vallée. Le village même était niché au sommet d’une colline à l’est de la vallée – la vallée des Géants, dans l’Ancien Testament – où la voie de chemin de fer Jaffa-Jérusalem avait été aménagée dans les années 1890. En octobre 1948, les forces sionistes expulsèrent tous les habitants du village et prirent le contrôle de plus de 12 000 acres (4 800 hectares) des terres du village. La plupart des villageois déplacés se rendirent de l’autre côté de la vallée, vers la colline orientale du village qui passa sous contrôle jordanien après les accords d’armistice de 1949 – la vallée elle-même devenant une partie de la ligne d’armistice, la fameuse « Ligne verte » séparant la Cisjordanie du nouvel État sioniste.

Le soleil s’était mis à décliner, au beau milieu de notre conversation. Basel m’emmena à l’extérieur et pointa du doigt vers l’ouest. Les couleurs étaient spectaculaires, mais ce n’était pas tout ce qu’il voulait que je voie – juste sous les rouges et oranges resplendissants, se découpaient les contours d’une colonie sioniste ; parmi les ombres, il y avait quelques constructions faites de cette vieille pierre typique qui identifie d’emblée les constructions palestiniennes d’avant 1948. Durant toutes ces décennies, les Walajees (les habitants d’al-Walajah) ont été des réfugiés sur leurs propres terres, incapables de regarder un coucher de soleil dans devoir regarder les vestiges de leur propre village – aujourd’hui, une colonie israélienne appelée Aminadav (que l’on peut traduire ironiquement par « un peuple généreux ») – et leurs sources devenues depuis des trous d’eau parmi tout un réseau de sentiers de randonnée empruntés par des Israéliens et des touristes.

En 1967, Israël a occupé le nouveau site d’al-Walajah qui, depuis la Nakba, est devenu un camp de réfugiés en tout, sauf de nom. Peu après, les colonies israéliennes de peuplement illégal de Gilo et de Har Gilo, ainsi que les routes qui les desservaient, furent construites sur des terres qui comprenaient 2 000 acres (800 hectares) de ce qui restait d’al-Walajah. En 1980, la Knesset israélienne annexa officiellement Jérusalem, étendant ses limites municipales de façon à inclure des parties du nouveau village, mais sans étendre les droits de résidence à Jérusalem à un seul de ses habitants. Depuis lors, la police israélienne harcèle les Walajees dans ces parties du village, en les arrêtant, dans certains cas, alors qu’ils sont chez eux, dans leur maison, mais le fait est qu’aux yeux de la police israélienne, ils se trouvent également à Jérusalem sans autorisation.

Les choses n’ont fait qu’empirer après les accords d’Oslo, quand ce qu’il restait des terres agricoles du village a été effectivement annexé par Israël. Peu après, le Zoo biblique de Jérusalem fut transféré dans certaines parties de terres d’al-Walajah et la construction du mur de l’apartheid et de l’annexion débuta, transformant désormais al-Walajah en une enclave complètement entourée de colonies, de murs et de routes de contournement exclusivement réservées aux colons ; le village n’avait en fait plus qu’une seule voie d’entrée et une seule voie de sortie. Au cours des années précédant notre rencontre, Basel et d’autres villageois s’étaient associés pour tenter de paver les routes qui les tenaient reliés à Bethléem et, à de multiples reprises, l’armée israélienne avait détruit ces routes et arrêté les villageois qui avaient osé s’opposer à la transformation d’al-Walajah en une prison à ciel ouvert. Après cela, j’avais visité le village tous les mois ou tous les deux mois, voyant parfois Basel, mais le plus souvent sans le voir. À chaque visite, je remarquais l’un ou l’autre petit changement subtil – une route qui avait été pavée était désormais détruite, la clôture entourant la colonie de Har Gilo avant été rapprochée de quelques mètres de la route, une maison qui existait encore la fois précédente avait été démolie depuis…

Grâce à Basel, j’ai rencontré de nombreux dirigeants de la communauté, ainsi que bon nombre de personnes de la génération plus âgée, qui se souvenaient des années 1930 révolutionnaires et de l’expulsion de 1948. Je rassemblais des témoignages oraux et des interviews pour la télévision et la radio afin de raconter l’histoire de ce que j’avais commencé à qualifier de « Nakba en cours », dont al-Walajah est un bel exemple. Basel connaissait chacun d’entre eux personnellement, mais lui-même ne voulait pas être interviewé. Après 2008, Basel et moi avons perdu le contact. Il avait déménagé et habitait désormais dans le camp de réfugiés de Shu’fat, à Jérusalem, afin d’assumer son premier emploi véritable en tant que pharmacien (il avait étudié la pharmacie en Égypte durant les années de la Seconde Intifada).

Au fil des années, Basel s’est de plus en plus impliqué dans le mouvement de résistance par sa présence régulière aux processions funéraires des martyrs et à des conférences politiques. Il se mit à retranscrire par écrit son savoir immense et, vers 2014, il rallia l’Université populaire comme instructeur afin de donner des cours sur l’histoire de la résistance en Palestine et de mettre sur pied des randonnées pédestres au cours desquelles il informait les participants des détails des opérations de résistance du passé. Il contribua au lancement du magazine en ligne Bab el-Wad de sorte que lui et d’autres puissent partager leurs recherches historiques et leurs analyses politiques et reconfigurer ensuite la relation entre la production de savoir et la lutte de libération.

Début avril 2016, la police de l’Autorité palestinienne (AP) arrêta Basel et deux de ses camarades à l’extérieur de Ramallah, en déclarant que leur arrestation était censée « protéger » les jeunes hommes d’une arrestation par Israël. Trois autres personnes arrêtées vinrent s’ajouter plus tard à ce groupe. Les hommes furent torturés et Basel dut souvent recevoir des soins médicaux durant les premières semaines où il fut interrogé. Quatre mois plus tard, aucune accusation ne figurait aux dossiers et les six hommes se lancèrent dans une grève de la faim afin de réclamer leur libération et il en résulta une campagne publique demandant à l’AP de les relâcher, ce qu’elle fit effectivement au début septembre. C’était devenu une routine, pour l’AP, de faire le sale boulot d’Israël en torturant des Palestiniens pour tenter d’extraire des renseignements, puis de les relâcher tout en transmettant aux Israéliens ce qu’elle avait pu découvrir et, finalement, en facilitant la ré-arrestation des hommes par les Israéliens mêmes. Et c’est ainsi qu’on ne fut pas surpris quand les soldats israéliens se mirent à traquer les six hommes après leur libération. Tous furent traqués de la même manière, mais Basel parvint à éviter d’être capturé pendant six mois.

Le lundi 6 mars 2017, les Palestiniens s’éveillèrent avec l’information. À l’aube de ce jour, une unité tactique spécialisée de la Police israélienne des frontières avait tenté de pénétrer de force dans la maison d’al-Bireh où Basel se cachait. Après deux heures d’échanges de coups de feu, l’unité avait tireé deux roquettes dans l’appartement, tuant ainsi Basel al-Araj.

 

Une histoire du colonialisme, une histoire de la résistance

Les Israéliens retinrent le corps de Basel pendant onze jours avant de la restituer à sa famille pour qu’elle l’enterre à al-Walajah. Les personnes qui se rendirent dans sa cachette après le combat découvrirent une pile de ses écrits encore inédits. Un an après son martyre, la librairie Bissan (bien connue des bibliophiles qui se rendent dans le quartier de Hamra à Beyrouth) publiait un recueil de ces textes, en même temps qu’une partie de son œuvre précédemment publiée, de même que plus d’une centaine de pages de messages publiés sur les médias sociaux, et douze rubriques nécrologiques et autres textes écrits en souvenir de lui, le tout sous le titre I Have Found My Answers: Thus Spoke Basel Al-Araj (J’ai trouvé mes réponses : Ainsi parlait Basel Al-Araj).

L’essai qui ouvre le livre, intitulé « La mémoire blessée de la Nakba » commence par une discussion abstraite sur le souvenir mais se mue rapidement en une récapitulation de la Nakba. Il n’ajoute pas grand-chose aux récits qui existent empiriquement sur la Nakba, mais aborde le sujet en insistant sur l’ampleur du traumatisme collectif, le recours aux massacres et aux viols, la guerre des germes, les marches de la mort et les attaques contre des communautés désarmées ; l’alignement de villageois contre des murs avant de les abattre et d’obliger leurs proches à creuser des fosses communes sans la moindre indication des personnes qui y reposent aujourd’hui encore – le tout en tant que moyens de terroriser les Palestiniens. Comme c’est le cas avec la plupart de ses autres articles, Basel n’est pas l’homme des conclusions. Chaque article laisse le lecteur se relier à la discussion d’introduction avec les divers rouages de l’article. Dans le cas de son histoire de la Nakba, mais contrairement aux autres articles, l’insistance de Basel ne porte pas sur l’héroïsme palestinien ni sur la culture de la résistance. C’est une histoire de la douleur et de la monstruosité des crimes qu’ont entraînés les expulsions forcées de 1947-1949. En lisant cela, et malgré les nombreuses accompagnant ce travail historique d’une grande érudition, je ne puis m’empêcher de penser à Basel qui entendait les récits des anciens de son village, au sentiment résultant de la vision des silhouettes de leurs anciennes maisons se détachant sur chaque coucher de soleil. Cela nous rappelle que la Nakba fut une horreur vécue en temps réel par nos anciens encore vivants et décédés, et pas simplement un crime juridique ou un événement politique pour lequel nous cherchons réparation. C’est une exhortation à ressentir, allant bien au-delà et au-dessus toute invitation à la réflexion.

Parmi les quelques autres pièces sur la Nakba figure également la seule dont al-Walajah occupe le centre. Mais ce qui fait de « Gharba : Là où je suis né et où je ne mourrai pas » un texte à part, c’est que c’est la seule pièce de fiction historique dans cette collection d’essais et d’articles. Ici, Basel écrit depuis la perspective de quelqu’un qui est né dans la famille al-Araj en 1937. Fruit de ses nombreuses conversations avec sa famille et avec ses aînés, cette pièce constitue l’histoire de l’occupation, de la dépopulation et de la destruction d’al-Walajah lors de la Nakba. Chaque paragraphe ou presque contient une profonde analyse des disparités de classe, de clan et de genre et de la façon dont elles ont formé une toile de fond dans l’éloignement forcé des Palestiniens de la Palestine. C’est une pièce d’un grand art, mélangeant une prose arabe classique très maîtrisée et la langue vernaculaire du village et même des mots anglais modifiés qui sont entrés dans le lexique.

Un exemple mémorable de la subtilité descriptive de Basel, par exemple, est sa description de l’incapacité des pays arabes voisins à fournir un moyen de protection aux Palestiniens confrontés aux assauts militaires sionistes :

« Deux semaines plus tard, des forces égyptiennes sont entrées dans le village afin de contribuer à sa défense. La plupart étaient des réguliers, certains étaient des volontaires. Les volontaires combattirent avec férocité, les réguliers mangèrent tous les poulets du village. »

Cette histoire brève est une riche représentation de la vie villageoise au moment où il fut clair que, comme le montre la fin de l’histoire, « nous étions devenus des réfugiés et que le pays s’en était allé ».

Plus loin, dans le recueil, son article sur « La lutte armée dans la révolution de 1936 » est lui aussi empirique, mais avec ce ton qui caractérise la plupart des autres écrits de Basel, à savoir que l’histoire de la résistance palestinienne est en même temps l’histoire d’un accomplissement immense et la source de leçons pour les luttes à venir. Il met en évidence l’ampleur du soulèvement, les milliers d’opérations, le haut niveau de coordination et d’organisation à partir d’août 1936, en dépit – et peut-être à cause – de sa décentralisation, et il éclaire systématiquement l’efficience de la stratégie de la guerre de guérilla dans une situation d’immense asymétrie des forces en présence. Il nous rappelle que, « bien qu’il s’agisse surtout d’une stratégie de défense, ses tactiques sont celles d’une guerre d’offensive », qui a donné la possibilité aux révolutionnaires non seulement de saboter l’infrastructure des communications de l’occupation britannique, mais également de libérer et de contrôler ensuite de vastes régions du pays, dont les villes de Naplouse, Bir al-Sabe’ (Beersheva) et Jérusalem pendant plusieurs mois, en 1938.

D’autres articles comprennent des interventions historiographiques de valeur se rapportant à la résistance palestinienne. Dans un article sur l’organisation de la Main noire (« Al-Kaf al-Aswad »), un nom rendu populaire par l’organisation serbe qui assassina le prince héritier autrichien en 1914, Basel commence par affirmer qu’il avait pu trouver très peu d’écrits étayés par de bonnes recherches sur cette organisation secrète, et que ce qu’il avait trouvé était souvent contradictoire. Prenant sur lui de les regrouper, il estime que l’organisation de la Main noire était une organisation de résistance qui travaillait en secret dans les années 1930 et qu’elle se concentrait surtout sur la traque et l’élimination des Palestiniens qui collaboraient avec l’occupation britannique, y compris les espions et ceux qui facilitaient les ventes de terres aux organisations sionistes. Le groupe se caractérisait par son organisation horizontale, structurée de façon telle qu’aucun de ses membres ne connaissait pas plus de trois ou quatre autres membres. Les femmes y étaient très actives, particulièrement pour dissimuler des armes et pour assurer des communications en toute sécurité, y compris transmettre des ultimatums et des exigences. Basel passe ensuite en revue d’autres mentions de la Main noire en Palestine (ainsi qu’en Égypte, en Libye et en Syrie), affirmant que c’était un nom utilisé par bien des organisations différences, sans aucun rapport entre elles, depuis les années 1920 jusque dans les années 1950. Ceci résout effectivement une source particulière de confusion historiographique dans les histoires de la résistance palestinienne au cours de la période du Mandat.

La vision de Basel de l’histoire de la résistance ne place pas seulement cette dernière sous l’éclairage de la lutte armée, des batailles rangées et des cellules de guérilla clandestines. Son article sur « L’art en Palestine » ressuscite une histoire en grande partie oubliée de la production culturelle palestinienne de la période du Mandat et qui se concentre avant tout sur la poésie, la chanson et le théâtre, avec également nombre de mentions d’autres beaux-arts. Bien qu’il ne soit en aucun cas exhaustif, l’article insiste à bon escient sur un épanouissement culturel palestinien, directement lié à la région au sens plus large et plus particulièrement à l’Égypte, dont de nombreux musiciens et troupes théâtrales ont visité la Palestine et où un grand nombre des peintres et des sculpteurs ont étudié dans les académies d’art qui, à l’époque, venaient d’y être créées.

Sa dissertation sur la poésie et la chanson fournit des discussions en profondeur sur de nombreux poètes et chanteurs populaires moins connus. L’article se concentre sur le rôle joué par de tels personnages dans les événements historiques marquants en rapport avec la lutte contre l’occupation britannique et la colonisation sioniste dans le cadre de la mobilisation de masse

« utilisant les poèmes comme s’ils étaient des communiqués militants et un moyen de diffuser le savoir et la culture militaire, une voix forte transmettant les stratégies et ordres des dirigeants à la populace ».

Dans un passage particulièrement mémorable, Basel discute de l’usage tactique des chansons, du genre de celles que les femmes chantaient en dehors des prisons et dans les collines où les commandos palestiniens se terraient, afin de transmettre des communications en langage codé, et d’une version de la dal’ona (2) populaire qui allait signaler à la résistance que ces gens étaient utilisés comme des boucliers humains par les troupes de l’occupation et communiquer leur position.

 

Une biographie révolutionnaire

Le souci d’attention pour la biographie révolutionnaire, évident dans son essai « L’art en Palestine », occupe une position centrale dans deux autres de ses essais : « Abdelqadir continue de retourner à Jérusalem » (sur Abdelqadir al-Husseini) et « Fawzi al-Qutb : Par amour pour la poudre à canon » (3), dans lesquels Basel approfondit son projet de recodage de personnages historiques bien connus (al-Husseini figure en bonne place dans le panthéon palestinien des dirigeants et des martyrs), et – comme avec l’organisation de la Main noire et les chanteurs et poètes oubliés de la résistance mentionnés plus haut – de remise à l’honneur des moments et personnages oubliés dont l’histoire est en même temps très instructive et mérite de figurer dans ce panthéon.

Il confère une attention particulière à la biographie révolutionnaire en tant que genre dans son essai « En dehors de la loi et dans la révolution », qu’il introduit en nous rappelant que les figures révolutionnaires exceptionnelles sont souvent présentées comme des bandits ou des héros. Après une incursion dans la littérature concernant les révolutionnaires et bandits, incursion qui rassemble de célèbres bandits préislamiques de la péninsule arabe, Frantz Fanon, Izz al-Din al-Qassam et Eric Hobsbawm, Basel s’attelle à une analyse de la loi comme « outil de l’hégémonie normalisée aux mains de l’autorité », que l’État utilise pour s’attribuer le monopole afin de déterminer ce qui est correct et ce qui ne l’est pas. En agissant de la sorte, il place et les organisations révolutionnaires secrètes et le monde souterrain de la « criminalité » sous le même statut « hors-la-loi » et les encourage à puiser dans le même réservoir de stratégies et de tactiques pour défier le pouvoir et échapper à la capture.

Une fois cette introduction mise en place, Basel parle d’un certain nombre de hors-la-loi, à commencer par Ibrahim Hekimoğlu, un bandit antiféodal du folklore ottoman dont l’histoire est presque identique (comme le fait remarquer Basel) à celle de Robin des Bois, de William Wallace et de Henry Martini, le héros révolutionnaire irakien Suwaiheb al-Fallah (immortalisé dans la poésie de Muthaffar al-Nuwwab) et l’Égyptien Adham al-Sharqawi (le principal héros de nombreux chants populaires). Dans tous ces cas, Basel est attentif à la façon dont ces symboles sont ensuite récupérés par les narrations étatiques en vue de les domestiquer pour la consommation populaire, tout en tentant de faire découler la légitimité du pouvoir étatique via cette récupération. L’essai culmine par une présentation étendue de Malcolm X et d’Ali La Pointe, qui commencèrent tous deux leur carrière de hors-la-loi comme voleurs et aiguisèrent leurs talents en faveur de ce qui allait devenir des rôles prépondérants historiques dans les luttes de libération des noirs et des Algériens au milieu du vingtième siècle.

 

Une intervention culturelle

Ici, une initiative clé de l’approche par Basel de son érudition révolutionnaire se manifeste clairement : il ne s’agit pas d’une analyse historique en tant qu’exercice académique, pas plus qu’il ne s’agit de combler quelque lacune de la littérature. Et, bien que la chose puisse être instructive au niveau organisationnel, se valeur réelle réside dans son potentiel de transformer la façon dont nous percevons et interprétons le monde qui nous entoure. Que cela se fasse via la réinterprétation du passé ou via la juxtaposition de nos propres existences avec celles des comptes rendus biographiques, Basel nous pousse à repenser notre relation à des concepts comme l’autorité, le permissible et le possible. Son histoire de l’awna rend explicite son projet de transformation culturelle. L’awna est un concept palestinien avant tout rural proche de l’aide mutuelle, entré dans les usages arabes depuis 1994 quand des ONG soutenues par l’Occident ont œuvré afin de trouver des concepts homologues de leurs propres concepts et se sont fixées sur ce même awna en tant que concept analogue au « volontarisme ».

Dans leur variante néolibérale, les ONG ont déformé l’awna en une version glorifiée du volontarisme, une façon pour les ONG d’extraire du travail gratuit tout en prétendant d’une façon ou d’une autre que cela faisait partie de la « culture locale ». Basel a vu le danger, là, et a cherché à riposter en fournissant une histoire réelle de l’awna en le distinguant des nobles notions d’altruisme qui sont si centrales dans le volontarisme et en montrant que cela faisait partie d’un ensemble de concepts (au même titre que le faz’a) (4) qui avaient émergé des contextes politico-économiques des communautés rurales s’unissant face à la pénurie créée par les propriétaires et collecteurs de taxes rapaces. Il poursuit en montrant comment l’égalité de genre et l’organisation antihiérarchique sont centrales, dans cette notion, et que c’est une question, avant tout, de survie plutôt que de noble humanitarisme. Il donne du poids à ses arguments via une pléthore étonnante de sources : textes étymologiques, proverbes et chansons populaires, ou récits de la tradition orale.

Dans un essai qui va même plus loin encore sur « La faction palestinienne du canapé », il y va d’une intervention cinglante en critiquant les déclarations cyniques de certains Palestiniens sur le soulèvement égyptien de 2011, qu’il juxtapose avec les niveaux croissants d’inaction des Palestiniens face à l’escalade incessante des vols et violences du colonialisme de peuplement, et qu’il connecte directement à l’influence croissante de l’Autorité palestinienne, de la transformation néolibérale de l’économie palestinienne et du démantèlement de la communauté en unités économiques atomisées et très égoïstes résultant de l’infrastructure d’apartheid d’Israël.

 

Les leçons du passé, un carburant pour l’avenir

Dans « L’économie pendant l’intifada », Basel décrit la résistance en la divisant en trois volets : l’action directe (protestations, sabotages, etc.), la mobilisation et l’organisation populaires, l’autosuffisance et le développement économiques. L’essai, comme son titre le suggère, se concentre sur le troisième pilier dans le contexte de la Première Intifada, mais insiste sur le fait que les trois piliers sont interconnectés et qu’ils sont tous trois nécessaires pour leur succès mutuel et pour le mouvement en général. Quant à ses essais sur l’awna et la Main noire, Basel est attentif aux mérites de l’organisation non hiérarchisée, voire antihiérarchique, et il insiste sur le fait que la décentralisation et la non-hiérarchisation n’entraînent pas nécessairement l’absence d’organisation.

Basel étend cette valorisation de l’organisation décentralisée en la ramenant au niveau tactique immédiat dans son analyse de la Première Intifada. Il rappelle à ses lecteurs que les batailles de rue entre les Palestiniens surtout désarmés et les soldats israéliens armés jusqu’aux dents n’étaient pas coordonnées à partir d’un centre particulier, mais qu’elles n’étaient en aucune façon non plus spontanées, désorganisés ou dénuées d’un but précis. Au contraire, les combattants des camps de réfugiés de Jabaliya, Balata, Dheisheh, Nusayrat et d’ailleurs acquirent et conservèrent un armement de base et l’utilisèrent dans leurs confrontations avec l’armée israélienne. Les militants s’arrangeaient pour entourer les forces d’occupation dans certaines rues et quartiers particuliers, où ils pouvaient les attaquer de tous côtés. Très souvent, les soldats d’occupation, un par un, se retrouvaient isolés dans les ruelles des camps de réfugiés après y avoir été détournés par des lanceurs de pierres, alors que les forces de frappe palestiniennes s’installaient stratégiquement au sommet des toits soit pour soutenir une attaque défensive particulière contre les troupes d’invasion, soit pour briser l’encerclement opéré par ces troupes d’un groupe particulier de militants palestiniens. Citant des rapports militaires israéliens, il montre que les forces d’occupation faisaient souvent l’objet d’attaques intenses coordonnées, qu’elles étaient « harcelées d’une rue à l’autre » par des lanceurs de pierres et de cocktails Molotov, et ce, précisément au moment où elles venaient de déclarer une zone « sûre ». Ce niveau hautement décentralisé d’organisation tactique ridiculisait la supériorité militaire indéniable d’Israël.

Basel propose un certain contexte historique à ce qu’il caractérise comme une spontanéité organisée. Il montre comment, au cours des années 1970, des commémorations annuelles, comme les anniversaires de la Déclaration Balfour ou de la Nakba, et les processions funéraires des martyrs devinrent des occasions d’importants rassemblements. Au fil du temps, les tactiques de la résistance se développèrent au point d’inclure des opérations spéciales (‘amaliyat naw’iyyah) au cours desquelles les jeunes les plus agiles et les plus intrépides développaient des tactiques pour entraver les patrouilles et raids militaires des Israéliens. Avec le temps, ces militants purent compter sur les enfants des écoles pour gêner la visibilité des soldats en brûlant des pneus à la fin de chaque journée de cours. Pendant ce temps, la population engagée développait la tactique de masse des grands rassemblements à l’échelle de la ville et des grèves de secteur et générales à l’échelle du pays, ce qui culmina par les grèves commerciales, grèves des impôts, du travail et des loyers et par le refus de payer des amendes et des sanctions. Tout cela constitua une arme clé de la Première Intifada. Le corollaire de cette non-coopération, qui mettait l’accent sur le boycott de tout ce qui avait trait à l’occupation (en parallèle avec la stratégie de l’ingouvernabilité utilisée dans la lutte de libération sud-africaine), fut l’insistance placée sur l’économie domestique sous la forme de plus de nourriture et de l’élevage d’animaux chez soi, et la prolifération de la vente au détail, de l’artisanat, de l’agriculture, de l’hygiène communautaire, de la santé publique et des coopératives éducatives.

Avec cet immense éventail de lecture et de connaissances, l’une des facettes les plus frappantes des écrits de Basel réside dans son accessibilité. Dans l’un de ses essais les plus excentriques, il entremêle la littérature scientifique sur les porcs-épics et les moustiques avec des histoires et des souvenirs d’interactions de villageois avec ces créatures et il cite Mao Tse Toung et Friedrich Engels afin de livrer une morale, comme si celle-ci était tirée d’une fable : « Vivre comme un porc-épic, lutter comme un moustique. » Il était capable de traduire des écrits scientifiques les plus spécialisés en langage de tous les jours et ce, toujours dans l’intention de dire quelque chose de sensé. Dans un autre article, intitulé « Pas d’amour pour les opprimés », il ne cite pas le moindre texte, mais fait état de leçons qu’il a apprises auprès d’un ancien amour afin d’en arriver à comprendre lui-même les façons dont l’oppression coloniale de peuplement déforme la masculinité palestinienne pour en faire un narcissisme qui fait des femmes « soit des prostituées, soit des outils de reproduction de petits esclaves ». (Dans un autre essai du recueil sur les relations de pouvoir entre genres, « Ne prenez pas parti pour l’occupation contre les femmes palestiniennes », Basel puise dans la psychanalyse pour prétendre que les hommes palestiniens reprochent les frustrations de leur propre émasculation aux femmes palestiniennes qui ripostent, mais il est aux prises avec la façon d’aborder la chose sans aliéner « la société au sens plus large »).

D’autres articles et messages dans les médias sociaux repris dans le livre tirent les leçons d’autres luttes de libération, comme celles du mouvement de libération du Vietnam ou des noirs aux États-Unis, ou encore des interventions dans les mouvements de protestation du début des années 2010 qui visaient l’AP et qui proposent des histoires détaillées des opérations de la résistance palestinienne. D’autres proposent des commentaires sur divers sujets, allant du mariage des enfants ou des héros oubliés, à la façon de tenir compte de l’emploi par Israël du spray au poivre à triple action. Bien que variables par leur longueur et par leur style, chacun de ces articles a quelque chose à enseigner, chacun est d’autant plus attrayant qu’il a été soigneusement pensé et présenté et qu’il doit nous laisser avec admiration pour un esprit qui a pris au sérieux des questions telles que

« comment obtiendrons-nous notre liberté ? », « comment surmonterons-nous la puissance apparemment insurmontable d’une des armées les plus puissantes du monde et qui bénéficie d’une impunité complète »,

ou encore

« comment nous libérerons-nous en tant que peuple sans tomber dans une autre société patriarcale autoritaire et postcoloniale ? »

Basel prétend que le savoir, l’analyse critique et l’action sont tous trois essentiels pour trouver les réponses, et ses écrits révèlent la profondeur de l’engagement qu’il a apporté dans cette tâche.

 

Vers le ré-enchantement du monde

Parmi les textes que Basel a rédigés dans ses derniers jours – retrouvés en compagnie de ses autres écrits dans l’appartement d’al-Bireh où il combattit les soldats israéliens – il en est deux qui émergent spécialement du lot. L’un est un article intitulé « Pourquoi partons-nous en guerre ? ». Sa réponse à la question est surprenante, venant de quelqu’un qui en sait plus que nul autre sur les crimes du colonialisme en Palestine et pour ainsi dire partout ailleurs. Sa réponse : al-romansiyyah, ou le romantisme, en prétendant que le romantisme de la guerre est de loin le plus captivant. Il étaye sa réponse au moyen d’exemples tirés des films d’Hollywood et de Bollywood ainsi que de grands récits de lutte dans le monde entier.

« Toutes les autres tentatives d’explication ne sont pas des réponses, ce sont des tentatives d’éviter de répondre, des rationalisations de la romantisation. »

Basel s’entourait d’intellectuels militants et ce fut son dernier mot à ceux qui allaient faire reposer tout sur la raison, qui insistaient en disant que toute romantisation de l’héroïsme, du martyre et de la gloire était au mieux une motivation puérile, indigne de la lutte des Palestiniens. Voici les derniers mots de Basel, à ce propos :

Vous, les gens aux penchants académiques, vous concentrez vos regards sur le désenchantement de toutes choses en les définissant et en les expliquant, en reconnaissant que cela vous conduira à la vérité. En ces jours passablement couverts, je vous dis que je n’ai nul besoin d’un cadre explicatif pour les précipitations – qu’il s’agisse du marteau de Thor ou de la miséricorde de Dieu ou du consensus des météorologues. Je ne veux rien de tout cela. Ce que je veux, c’est mon intense émerveillement et mon sourire stupide chaque fois que la pluie tombe. Chaque fois comme si c’était la première fois, un enfant frappé d’enchantement et la magie du monde.

Le second est une lettre écrite par Basel en guise de testament final, une fois qu’il eut la certitude que les Israéliens qui le traquaient allaient le tuer. C’est d’après le dernier passage de ce testament que le livre tire son titre, un passage qui dit tout sur l’endroit où il était arrivé dans sa quête romantique parcourue de questions.

Salutations du nationalisme arabe, de la patrie et de la libération,

Si vous lisez ceci, cela signifie que je suis mort et que mon âme est montée vers son créateur. Je prie Dieu de pouvoir le rencontrer avec un cœur innocent, avec une sincérité totale et sans un iota d’hypocrisie. Qu’il est malaisé d’écrire ses propres dernières volontés ! Pendant des années, j’ai lu de tels écrits rédigés par des martyrs et ils m’ont toujours laissé perplexe. Ils étaient brefs, peu éloquents, ils ne satisfaisaient pas notre brûlant désir de réponses à nos interrogations sur le martyre.

Je suis maintenant en route vers mon destin, satisfait d’avoir trouvé mes réponses. Que je suis stupide ! Y a-t-il quelque chose de plus éloquent que les actions d’un martyr ? J’aurais dû écrire ceci il y a des mois, mais ce qui m’a empêché de le faire, c’est que cette question s’adresse à vous, les vivants. Pourquoi devrais-je répondre à votre place ? C’est vous qui devez chercher ! Quant à nous, les gens des tombes, nous ne cherchons rien d’autre que la miséricorde de Dieu.

 

Notes

(1)-Basel Al-Araj, I Have Found My Answers, Bissan, 2018, p. 388.

(2)-Un genre de chant campagnard qui servait lorsque les villageois se réunissaient afin d’aider à poser une toiture sur la maison que construisait ou réparait un autre habitant de leur village.

(3)-Expert en explosifs né à Damas. Participa à la révolution de 1936. Emprisonné par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, puis aux États-Unis, il participa ensuite à la résistance au sionisme lors de la Nakba de 1948.

(4)-Faz’a : concept d’aide (en tout genre) aux personnes qui en ont besoin.

 

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Hazem Jamjoum prépare un doctorat en histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’Université de New York.

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Publié le 5 avril 2021 sur Liberated Texts
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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