La longue histoire de la solidarité irlando-palestinienne

Au cours des 11 jours de l’offensive israélienne contre la bande de Gaza, en mai dernier, offensive qui tua 254 Palestiniens, dont 66 enfants, des actions de solidarité ont été organisées un peu partout dans le monde. Mais il est possible qu’aucune n’ait été aussi significative que celle mise sur pied en Irlande. Le 26 mai, le Parlement irlandais adoptait une résolution condamnant « l’annexion de facto » de la Palestine par Israël. Significative, certes, mais en aucun cas surprenante, car l’histoire de la solidarité irlando-palestinienne est longue et réciproque.

Une protestataire soutient les grévistes de la faim de l’IRA au beau milieu de Falls Road à Belfast, le 1er mai 1981, au moment même où des soldats britanniques contrôlent des véhicules à un barrage routier. (Photo : AP Photo / Peter Kemp)

Yousef M. Aljamal, 3 décembre 2021

Elle se déploya de nouveau quand l’écrivaine à succès irlandaise et lauréate de prix littéraires, Sally Rooney, déclina une proposition de traduction en hébreu de son dernier roman « Beautiful World, Where Are You » (Joli monde, où es-tu ?), faisant état par la même occasion de son soutien au mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).

Le mouvement BDS, qui invite la société civile à s’engager dans une campagne totale de boycott contre Israël tant que ce dernier n’aura pas permis aux réfugiés palestiniens de rentrer dans leurs foyers, qu’il n’aura pas mis un terme à son occupation militaire de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, qu’il n’aura pas démantelé ses colonies illégales et le mur de séparation et qu’il ne traitera pas les Palestiniens nantis de passeports israéliens sur un pied d’égalité avec les Juifs israéliens, ce mouvement, donc, est particulièrement populaire en Irlande. Mais, une fois encore, ceci ne devrait pas nous surprendre – car le terme même, « boycotter », est originaire de ce pays. Note

Charles Cunningham Boycott (1832-1897) était un administrateur terrien anglais au service de lord Erne, qui possédait 40 000 acres (16 000 hectares, soit 160 kilomètres carrés, NdT) de terre en Irlande. À l’époque, sous la domination britannique, 750 propriétaires terriens – souvent, des propriétaires absents – possédaient la moitié du pays. Nombre d’entre eux payaient des agents pour gérer leurs propriétés, comme Charles C. Boycott le faisait pour lord Erne, dans le comté de Mayo. Son travail consistait entre autres à percevoir les loyers auprès des métayers qui travaillaient la terre.

En 1880, la Land League (Ligue nationale irlandaise), qui s’était constituée l’année précédente afin d’œuvrer en faveur de la réforme du système de propriété des terres, qui avait rendu les métayers pauvres vulnérables face aux loyers excessifs et aux expulsions quand ils ne pouvaient payer, exigea que Boycott réduise les loyers de 25 pour 100. Les récoltes avaient été mauvaises et la famine guettait. Mais Erne – par l’entremise de Boycott – refusa et obtint des avis d’expulsion pour les métayers qui ne pouvaient pas payer. Charles Stewart Parnell, un dirigeant nationaliste irlandais, président de la Land League, insista auprès des voisins de Boycott pour qu’ils se détournent de lui ou l’ostracisent. Les magasins et boutiques du coin refusèrent de le servir et, quand les laboureurs refusèrent de travailler la terre, Boycott fut forcé de faire venir des journaliers de l’Ulster à un prix de loin supérieur à la valeur de ce qu’ils récoltèrent.

Mais le père John O’Malley, un dirigeant local de la Land League, se rendit compte à plusieurs reprises que le mot « ostraciser » était trop compliqué pour les métayers – et c’est ainsi que naquit le terme « boycotter ».

Mais ce mot – et ce concept – n’est pas le seul lien entre l’histoire irlandaise et l’histoire palestinienne.

 

« Balfour le Sanglant » – de l’Irlande à la Palestine

Peu de temps après l’Insurrection de Pâques (également appelée « les Pâques sanglantes »), en 1916 – lorsque, du 24 au 29 avril, les nationalistes irlandais se révoltèrent contre le pouvoir britannique, jusqu’au moment où l’armée britannique mata brutalement la rébellion et exécuta ses dirigeants – les Palestiniens vécurent leur première catastrophe des mains des Britanniques.

Le 2 novembre 1917, le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur James Balfour, adressa au baron Lionel Walter Rothschild, une personnalité de premier plan dans la communauté juive britannique, une lettre dans laquelle il déclarait :

« Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif. »

La Déclaration Balfour allait avoir de terribles conséquences pour les Palestiniens, mais les Irlandais étaient déjà très familiarisés avec le travail de Balfour.

De 1887 à 1891, Balfour avait été ministre chargé des Affaires irlandaises et il s’était tout de suite attelé à tenter de réprimer le travail de la Land League. Le Perpetual Crimes Act (Loi sur les crimes perpétuels) de 1887 poursuivait les activistes agraires et visait entre autres à empêcher les boycotts.

Des centaines de personnes, dont plus de 20 parlementaires, furent emprisonnées, en conséquence de cette loi, qui permettait à un magistrat de juger les cas sans faire intervenir un jury. Mais, quand des membres de la Royal Irish Constabulary (Police royale irlandaise) tirèrent sur une foule manifestant contre la condamnation de deux personnes à Mitchelstown, dans le comté de Cork, le 9 septembre 1887, tuant ainsi trois hommes, Balfour fut affublé du sobriquet « Bloody Balfour», Balfour le Sanglant.

 

Les années 1980 – du Liban à Long Kesh

La connexion entre le combat des Irlandais contre les Britanniques et celui des Palestiniens contre Israël se poursuivit bien des années plus tard. Durant les années 1970 et le début des années 1980, des membres de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) auraient noué des liens avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

Des membres irlandais de l’IRA auraient visité des camps de réfugiés palestiniens au Liban, où l’OLP resta établie jusqu’en 1982, afin de témoigner leur solidarité avec le peuple palestinien. Selon Danny Morrison, ancien directeur de la publicité du Sinn Féin, un parti politique républicain irlandais historiquement associé à l’IRA :

« L’IRA n’a jamais confirmé une relation de travail avec la résistance palestinienne. Il y a eu des rapports de républicains entraînés dans un camp palestinien. Les autorités irlandaises ont également effectué une saisie d’armes dans le port de Dublin ; ces armes avaient transité par Chypre et on a prétendu en 1977 qu’elles provenaient de l’OLP et qu’elles étaient destinées à l’IRA, mais l’IRA n’a jamais confirmé la chose. »

Néanmoins, la question qui relie le plus étroitement l’expérience irlandaise et celle de la Palestine est peut-être celle des prisonniers politiques.

En 1936, à l’époque du Mandat britannique en Palestine, la Grande-Bretagne introduisit la « rétention administrative », qui permettait que les prisonniers soient internés pour une durée indéfinie sans procès ni charges. Israël se sert toujours de cette loi aujourd’hui et des centaines de Palestiniens sont actuellement emprisonnés dans son contexte.

Dans le nord de l’Irlande, une loi équivalente est entrée en vigueur en 1971, trois ans après le début des Troubles, dans l’intention de pénaliser l’IRA. L’internement sans procès a impliqué des arrestations massives, généralement de nationalistes et de catholiques, dont beaucoup n’avaient aucune connexion avec l’IRA. Les personnes arrêtées étaient envoyées à Long Kesh Prison Camp (qui, plus tard, fut le site des tristement célèbres H-Blocks, ou prison de Maze). Au moment où la loi fut abrogée, en 1975, près de 2 000 personnes avaient été internées.

Les gens détenus à Long Kesh se prétendaient des prisonniers politiques plutôt que des criminels de droit commun et voulaient donc être traités en tant que tels. En 1972, des prisonniers purgeant des peines relatives aux Troubles se virent accorder un Statut de catégorie spéciale, ou statut politique, ce qui signifiait qu’ils n’étaient pas tenus de porter les uniformes carcéraux ni de fournir quelque travail de prison et qu’ils pouvaient recevoir des visites supplémentaires ainsi que des colis de nourriture.

Mais, en 1976, ce Statut de catégorie spéciale fut supprimé. (Un siècle plus tôt, Arthur Balfour avait préconisé qu’il fallait traiter les prisonniers politiques en Irlande comme des criminels de droit commun.) De même, Israël refuse de reconnaître le statut politique des prisonniers politiques palestiniens, même si bon nombre d’entre eux – comme Ahmad Saadat et Marwan Barghouti – sont des dirigeants d’organisations politiques.

 

Les grévistes de la faim

Le 1er mars 1981, cinq ans après la suppression du Statut de catégorie spéciale, un prisonnier républicain irlandais, Bobby Sands, entamait une grève de la faim pour exiger la restauration du statut politique. À intervalles décalés, d’autres prisonniers républicains se joignirent à lui dans la grève de la faim. Dix d’entre eux, dont Sands, succombèrent.

Après la mort de Sands, le 5 mai, c’est-à-dire au 66e jour de sa grève, des prisonniers palestiniens de la prison israélienne de Nafha firent sortir en catimini une lettre de soutien aux grévistes de la faim irlandais. Elle disait ceci :

« Nous saluons la lutte héroïque de Bobby Sands et de ses camarades, car ils ont sacrifié le bien le plus précieux de tout être humain. Ils ont donné leurs vies pour la liberté. »

Il y avait eu plusieurs grèves de la faim parmi les prisonniers palestiniens avant cela et il allait y en avoir bien d’autres après. Cinq Palestiniens sont morts en grève de la faim et des dizaines ont frôlé la mort. Au fil des années, des milliers de prisonniers palestiniens ont participé à ce que les Palestiniens appellent « la bataille des estomacs vides », soit seuls ou en masse.

Les grèves de la faim sont efficaces parce que, du fait qu’elles humanisent aussi bien les prisonniers que les gens qui veulent sacrifier leur vie pour la liberté, elles attirent l’attention internationale – contribuant ainsi à mettre sur pied la solidarité internationale, particulièrement parmi les gens de la diaspora.

J’ai récemment contribué à un livre – A Shared Struggle : Stories of Irish and Palestinian Hunger Strikers (Un combat partagé : Récits de grévistes de la faim irlandais et palestiniens) – dans lequel figurent les récits de certains de ces grévistes de la faim palestiniens et de leurs homologues irlandais.

L’une de ces histoires est celle de Rawda Habib, qui a été arrêtée par l’armée israélienne en 2007 et condamnée à huit ans de prison. Quand Israël a rejeté sa requête de mutation dans la section des femmes de la prison, Rawda Habib, qui était enceinte à l’époque et qui allait donner naissance à son enfant plus tard et alors qu’elle était toujours en prison, entama une grève de la faim de trois jours, refusant toute eau et toute nourriture.

« Je ne savais pas qu’habituellement, un gréviste de la faim cesse de prendre de la nourriture pour ne prendre que du sel avec de l’eau et, de sorte que son estomac ne pourrira pas »,

explique-t-elle dans le livre.

« J’ai également découvert qu’un gréviste ne peut tolérer que la faim, mais pas la soif. Ne pas consommer d’eau pour mener à la paralysie, à des dysfonctionnements rénaux et même à la mort au bout de quelques jours. Le soir du troisième jour, je me suis écroulée et je suis tombée par terre. »

Elle fut mutée à la section des femmes de la prison et fut plus tard relâchée dans le cadre de l’échange de prisonniers entre le Hamas et Israël, en 2011.

L’histoire de Rawda Habib ressemble à celle de Hana Shalabi. En 2012, cette dernière, qui vient de Jénine, en Cisjordanie, a entamé une grève de la faim de 43 jours, n’y mettant un terme que lorsqu’Israël accepta de la déporter vers la bande de Gaza, où elle vit toujours aujourd’hui. Hana Shalabi m’a raconté qu’alors qu’elle était en grève de la faim, elle avait été transférée dans un hôpital à Haïfa, la ville où ses parents avaient vécu avant de devenir des réfugiés, lors de la Nakba. Mais, quand les autorités israéliennes découvrirent qu’elle se sentait heureuse dans sa ville d’origine, avait-elle ajouté, elles l’avaient transférée dans un hôpital différent, en quelque sorte pour la punir.

Laurence McKeown, un républicain irlandais emprisonné pour 16 années de 1976 à 1992, a participé à la grève de la faim de 1981, la ralliant après le décès de Sands et de trois autres grévistes. Sa grève se termina au bout de 70 jours, quand sa famille permit une intervention médicale en vue de lui sauver la vie. Dans le livre, il décrit comment les gardiens de la prison lui apportaient de la nourriture trois fois par jour dans une tentative de le convaincre d’abandonner sa grève de la faim. Aujourd’hui, Israël adopte une méthode similaire contre les prisonniers palestiniens en grève de la faim. En avril 2017, lorsque 1 500 prisonniers palestiniens entamèrent une grève de la faim, des colons israéliens organisèrent des parties de barbecue à proximité des cellules où étaient détenus les grévistes de la faim.

La similitude entre les pratiques inhumaines endurées par les prisonniers politiques irlandaises dans le passé et le traitement inhumain des prisonniers palestiniens aujourd’hui sert à nous rappeler cette longue histoire de solidarité entrer deux pays en proie au colonialisme de peuplement. Sur la couverture de A Shared Struggle figure une photographie de femmes palestiniennes exhibant une pancarte sur laquelle on peut lire « Nafha, H-Block, Armagh, One Struggle (Une seule lutte) » ; c’est une image qui en dit très long sur la solidarité irlando-palestinienne.

En ce 29 novembre, Journée internationale de la solidarité avec le peuple palestinien, deux prisonniers palestiniens sont en grève de la faim : Hisham Abu Hawwash, depuis 108 jours, et Nidal Ballout, depuis 35 jours. Tous deux sont en rétention administrative, sans accusation ni procès.

Mais, comme l’a écrit Bobby Sands à l’époque dans The Lark and the Freedom Fighter (L’alouette et le combattant de la liberté) – un essai qui nous rappelle feu le prisonnier palestinien Muhammad Hassan, qui gardait un oiseau dans sa cellule à la prison de Nafha, le nourrissant et lui accordant sa liberté chaque jour, jusqu’à ce qu’un codétenu marche accidentellement sur l’oiseau et le tue :

« Je possède l’esprit de la liberté et il ne peut être étouffé, même par le plus horrible des traitements. Bien sûr, je peux être assassiné mais, tant que je reste en vie, je reste ce que je suis, un prisonnier politique de guerre, et personne n’y peut rien changer. »

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Yousef M AljamalYousef M Aljamal est chercheur dans les Études moyen-orientales et l’auteur et le traducteur de bon nombre d’ouvrages. Il est le coauteur de « A Shared Struggle : Stories of Palestinian and Irish Hunger Strikers » (Un combat partagé : Récits de grévistes de la faim palestiniens et irlandais), publié par An Fhuiseog (juillet 2021).

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Publié le 3 décembre 2021 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Lisez également : Une lutte partagée : Récits de grévistes de la faim palestiniens et irlandais

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