Ruée occidentale vers l’interdiction de tout ce qui est russe, chats et Dostoëvski compris

Une campagne russophobe, qui a un goût prononcé de totalitarisme, parcourt la totalité du spectre politique occidental et ce, avec le soutien entier des élites culturelles. Même les chats russes  sont bannis des compétitions par la Fédération internationale des chats…

Chat russe

Photo : stock.adobe.com

Joseph Massad

11 mars 2022

L’hystérie russophobe occidentale bat actuellement son plein. La culture politique allemande, héritière du système le plus totalitaire que le monde n’ait jamais connu, a débouché sur les récents licenciements d’un chef d’orchestre russe qui a refusé de condamner les actions militaires de Moscou en Ukraine, et de la cantatrice d’opéra russe Anna Netrebko.

Comme me l’a dit récemment un activiste juif allemand, cet incident n’est pas totalement sans rapport avec le licenciement de musiciens juifs allemands en 1933 ainsi que de musiciens chrétiens allemands qui avaient refusé de soutenir le national-socialisme, déjà avant l’adoption des lois de Nuremberg en 1935.

Et, voici quelques semaines, le service de diffusion de l’État allemand, Deutsche Welle, se chargeait de liquider son personnel arabe qui exprimait des points de vue critiques à l’égard d’Israël – lesquels sont identifiés comme « antisémites », dans l’Allemagne férocement pro-israélienne d’aujourd’hui.

En Italie, dont la culture politique est également une héritière du fascisme, un cours d’université sur Dostoïevski a été suspendu au nom de la nouvelle russophobie – quoique, suite à des pressions, il ait été rétabli un peu plus tard. Aux EU, le géant des jeux vidéo EA Sports a écarté les équipes russes de football de sa série de jeux vidéo FIFA.

La campagne russophobe parcourt la totalité du spectre politique occidental et elle est entièrement soutenue par les libéraux occidentaux et les élites culturelles. La crédulité politique de la majorité des populations des EU et de l’Europe occidentale m’a toujours paru choquante. Même depuis mon arrivée aux EU afin d’aller à l’université, en 1982, je n’ai jamais pu croire à quel point mes pairs américains de toutes races étaient crédules dans leur foi inébranlable que tout ce que disaient leur gouvernement ou leurs médias institutionnels était l’absolue vérité.

Ayant grandi en Jordanie sous un régime autocratique, j’ai appris, à l’instar de nombreux Jordaniens, à croire très peu de chose de ce que disaient le gouvernement ou les médias. Je reste partial envers l’idée que les régimes autocratiques favorisent le scepticisme démocratique au sein de leurs populations, alors que les régimes « démocratiques » libéraux de l’Occident favorisent une conformité et un asservissement complets au « ministère de la Vérité », comme George Orwell l’avait surnommé.

Ajoutez à cela la mentalité de foule et le rejet traditionnel des opinions contraires aux croyances en vigueur dans la plupart des pays occidentaux, et la situation ne sera pas très différente de la culture fasciste de bien des pays européens de la période de l’entre-deux-guerres.

Des attaques racistes incessantes

Rien de tout ceci n’est surprenant. Aux EU, les Américains ont abattu des teckels en grands nombres, les ont lapidés ou piétinés dans les rues au cours de la Première Guerre mondiale et ce, en raison de leur pedigree allemand. Une campagne américaine a été lancée contre la bière en tant que boisson allemande, en prétendant qu’il était « antipatriotique » d’en boire. Les Américains ont même rebaptisé la choucroute en l’appelant désormais le « chou de la liberté ».

Ceci, outre le fait que les Américains allemands et les résidents allemands des EU ont été placés dans des camps de concentration (appelés « camps d’internement » en jargon officiel) au cours des deux guerres mondiales.

Dans les années 1970 et 1980, le chauvinisme a atteint un niveau sans précédent, avec des attaques racistes incessantes contre le Japon qui, prétendument, sapait l’économie américaine. Les campagnes de boycott des voitures et de l’électronique japonaises étaient répandues, et certains accusaient les Japonais de commettre un « Pearl Harbor économique » et mettaient en garde contre le retour du « péril jaune » (ici, il convient de se rappeler qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Américains japonais et les résidents japonais des EU furent envoyés dans des camps de concentration et que leurs biens furent confisqués par le gouvernement américain).

En 1982, deux blancs qui travaillaient dans le secteur automobile ont battu à mort un Américain d’origine chinoise, après l’avoir apparemment confondu avec un Japonais. Les deux tueurs se virent infliger une amende de 3 000 USD et ne durent pas aller en prison. Des représentants du Congrès américain se servirent même de masses pour détruire des produits Toshiba en face du Capitole – et c’était à l’époque du président Ronald Reagan, bien avant Donald Trump et Joe Biden.

Après la révolution iranienne, des attaques et des actes de harcèlement racistes à l’encontre d’Iraniens, ou de gens confondus avec des Iraniens (comme je le fus par des gens de la fraternité blanche une semaine après mon arrivé aux EU) furent à l’ordre du jour aux EU. Une affiche anti-iranienne est restée accrochée dans un restaurant à barbecue texan depuis 1979, montrant une reconstitution de lynchage, une chose qui avait encore des fans même en 2011.

La vague islamophobe grimpa à des hauteurs sans précédent aux EU et en Europe au lendemain du 11 septembre, avec l’une des premières agressions racistes qui, outre une victime musulmane, tua également un chrétien égyptien et un sikh qui avaient apparemment été confondus avec des musulmans.

Une adolescence théâtrale

Quand la France refusa de soutenir l’invasion impérialiste américaine de l’Irak en 2003, les restaurateurs américains se mirent à jeter les vins français et à verser le contenu des bouteilles dans les rues. Le Congrès fit lui aussi œuvre de pionnier, sur ce plan, quand sa cafeteria rebaptisa les « frites » (« French fries », en anglais) du nom de « frites de la liberté ».

Dans l’atmosphère actuelle, la même adolescence théâtrale de la culture politique américaine s’est manifestée dans l’abandon de la vodka russe et même dans le boycott des restaurants russes dont les propriétaires étaient américains. Spotify a fermé ses bureaux à Moscou et IKEA a fermé ses magasins en Russie. Le festival du cinéma de Glasgow, de son côté, a laissé tomber deux films russes.

Pour ne pas être en reste, le Metropolitan Opera de New York a déclaré qu’il mettait un terme à son partenariat avec le Théâtre Bolchoï de Moscou et qu’il rompait ses liens avec la cantatrice d’opéra Anna Netrebko, dans le même temps que la Biennale de Venise se séparait de son Pavillon russe, dans le cadre de toute une série de boycotts de produits culturels russes.

Et, si l’on tuait les chiens allemands aux EU lors de la Première Guerre mondiale, la Fédération internationale des chats, installée en France, vient de bannir les chats russes de ses compétitions. La Lituanie est allée jusqu’à bloquer son acheminement de vaccins anti-Covid au Bangladesh, en guise de sanction de la décision de ce dernier pays de s’abstenir dans le vote de l’ONU qui voulait condamner l’intervention russe.

Si l’Occident n’était pas aussi hypocrite à propos des pays qui pourraient être ou ne pas être rapidement boycottés, boycotter la Russie au niveau officiel pourrait constituer un acte politique important, comprenant des annulations de visites officielles, d’exercices militaires communs, des refus de répondre à des invitations officielles à des événements sponsorisés par le gouvernement, des annulations d’invitations de responsables de l’État russe à prendre la parole dans des institutions privées ou publiques, etc. Par contre, boycotter Dostoïevski, la vodka russe et les musiciens ne l’est en aucun cas.

Imposer des tests décisifs à des musiciens russes afin qu’ils gardent leur emploi dans des orchestres allemands n’est rien moins que du totalitarisme. Ne pensez qu’à toute la controverse qu’a suscité le boycott – non pas d’Israël – mais de ses colonies illégales dans les territoires occupés ces deux dernières décennies, et vous voyez le tableau que cela donne.

Vladimir Lénine avait fustigé certains communistes russes au début des années 1920 pour leur médiocre soutien aux droits de bien des peuples non russes vivant en Russie, en déclarant : « Grattez certains communistes [russes] et vous trouverez des chauvinistes grands-russes. »

Du fait que les actuelles campagnes russophobes ont unifié les conservateurs et libéraux occidentaux aux EU et en Europe, je suis confiant en disant qu’il est on ne peut plus probable que, si vous grattez maints libéraux blancs, vous trouverez en dessous des suprémacistes blancs de la guerre froide.

Un phénomène ironique

Les actes russophobes récents, méprisables et condamnables, révèlent que la nature juvénile de la culture politique des EU ou de l’Europe occidentale sous le fascisme ou sous le libéralisme n’est guère différente quand il s’agit d’accumuler un mépris raciste et des fantaisies fabriquées de toutes pièces à l’encontre d’ennemis choisis.

Cela s’étend également aux universités occidentales. La soviétologie, une discipline universitaire de droite apparue dans les années 1950, a propagé des théories puériles à propos de la culture soviétique « antidémocratique » qui serait due au fait que les mères russes emmaillottaient leurs bébés plus étroitement que dans les autres nations, un acte qui, prétendument, enracinait en eux l’amour d’être politiquement tenu à l’étroit. Les Arabes et les musulmans, nous ont raconté les universités et médias occidentaux depuis des décennies – et nous racontent toujours – aiment les dictateurs et la violence, puisque cela fait part de leur religion et de leur culture.

En 2000, j’avais coorganisé avec Edward Saïd une importante conférence littéraire à laquelle nous avions invité 40 personnalités littéraires de renommée mondiale, dont 20 romanciers et poètes du monde arabe. La conférence était financée par une fondation culturelle américaine privée et devait avoir lieu à l’Université de Columbia, où Saïd et moi étions enseignants.

Quelques semaines avant la conférence eurent lieu les attentats du 11 septembre. L’hystérie anti-arabe et antimusulmane qui s’empara des EU dans le sillage des attentats embarrassa grandement le sponsor et l’université sur le plan des questions de sécurité et de la crainte que la conférence ne soit éventuellement victime d’un attentat commis par des fanatiques américains anti-arabes. Du fait que les exigences de l’université en matière de sécurité s’étaient accrues, l’anxiété de la fondation culturelle à propos des menaces sécuritaires se fit plus pressante. La conférence, qui avait nécessité deux années de préparation, fut annulée.

Le phénomène ironique consistant en une culture politique et populaire occidentale traditionnelle on ne peut plus conformiste et manquant de dissidence – sauf sur des questions à propos desquelles les élites occidentales elles-mêmes sont en désaccord- persiste face aux notions propagandistes occidentales selon lesquelles l’Occident libéral est l’endroit où « s’épanouissent cent fleurs », à moins naturellement qu’elles ne s’épanouissent dans une direction qui s’oppose à la mantra politique produite par les gouvernements et les médias institutionnels, auquel cas on lâche les foules occidentales.

Voici quelques décennies, Noam Chosmky avait analysé la façon dont avait été réalisée la fabrication occidentale de consentement afin de produire une populace servile. Dans l’actuelle hystérie occidentale, peu de choses ont changé dans les années intermédiaires.

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Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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Publié le 11 mars 2022 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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